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Dossier : Libéralismes économiques

Libéralisme et socialisme


Resumé Le libéralisme et le socialisme semblent s’opposer comme deux philosophies de l’homme et de la société. Pourtant, le socialisme est aussi une philosophie de la liberté.

Les penseurs libéraux ne se sont pas privés d’attaquer violemment, dès ses premières formulations, la « présomption fatale » du socialisme, aussi bien dans son idée de buts assignés à l’activité économique et à la vie sociale que dans sa philosophie de l’homme et de la liberté 1.

À partir des années 1930, et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, la critique fut d’autant plus aisée qu’il fallait bien constater que le programme socialiste orthodoxe réalisé en plusieurs pays du monde, surtout en Union soviétique et dans les démocraties populaires, offrait un véritable repoussoir. Les libéraux ont donc violemment dénoncé les maux sociaux dont l’affreux spectacle pouvait se voir dans tous les pays de socialisme véritable : suppression des libertés individuelles, artificialisation de la vie économique, inertie du corps social, anéantissement de la démocratie, disparition de toute vie politique et démoralisation de l’ensemble de la société. L’attaque libérale portait loin puisqu’elle refusait que le socialisme pût être démocratique ou respecter les libertés.

Sur ce point, la critique libérale du socialisme a incontestablement évolué au cours des dernières décennies. La pratique de nombreux partis socialistes dans les démocraties occidentales a montré à l’évidence qu’il existait un socialisme démocratique et respectueux des libertés. De nombreux penseurs socialistes l’avaient revendiqué bien avant. Dès le début du siècle, Jaurès, Bernstein, Kaustky sont revenus inlassablement sur la nécessité d’associer le socialisme à la défense de la démocratie, des libertés publiques et des droits de la personne. Après la révolution bolchévique, beaucoup de socialistes se sont élevés contre l’interprétation léniniste, et même communiste, du socialisme, au nom des principes fondateurs de leur mouvement. La cause est entendue aujourd’hui. Seuls quelques libéraux extrémistes nient encore que le socialisme puisse être démocratique. La position dominante, chez la majorité des libéraux et chez tous les représentants des pensées antitotalitaires, est de refuser résolument de considérer que le socialisme est essentiellement lié au totalitarisme.

La critique libérale ne s’arrête pas à la question de la démocratie. Elle va plus loin et plus profond, car elle porte sur les thèses mêmes qui définissent le socialisme. Les libéraux considèrent qu’il n’est guère possible de coordonner l’ensemble des activités humaines. Cette impossibilité ne tient pas seulement aux limitations de la connaissance humaine, qui interdisent de penser que quiconque puisse avoir la science de l’ensemble des phénomènes sociaux et économiques. Elle tient aussi au fait que dès qu’un phénomène social est public, qu’il est l’objet d’informations et qu’il peut servir de base à des prédictions, il est de ce fait irrémédiablement altéré. En effet, les individus modifient alors leurs préférences en fonction de ces informations, et la connaissance qu’on avait du phénomène en question n’est donc plus appropriée pour guider l’action. Nul ne peut accéder au surplomb requis pour organiser l’ensemble de la vie sociale. Par ailleurs, il est impossible de savoir quelle distribution des biens est la plus juste. Il est illégitime de se servir de catégories morales, par exemple le prédicat « juste », pour qualifier des phénomènes aussi complexes que la répartition des biens, biens dont la production résulte d’une multitude d’actions volontaires croisées. L’orthodoxie libérale conduit ainsi à la remise en cause du principe de justice sociale, entendu au sens strict comme la possibilité d’établir des règles de répartition des ressources qui serviraient la réalisation d’une idée préétablie de la justice.

Ne pas organiser le social

Plus radicalement, c’est l’idée même d’une organisation sociale qui est, pour les libéraux, dépourvue de sens. La pensée libérale est réticente devant toute idée d’organisation du social ou de buts assignés à la société. La réalité sociale est trop complexe pour qu’une intervention humaine ne se révèle à long terme soit impuissante, soit contre-productive. Elle règle elle-même la coopération des hommes, mais seulement par la loi et le droit. Les libéraux admettent volontiers que des règles implicites pèsent sur la formation des fins que chacun se donne, mais ces règles résultent, selon eux, des traditions, du droit, des valeurs morales et des anticipations générales que forment les individus. La spontanéité des activités humaines et l’émergence progressive de normes ou de règles de coordination, qui deviennent vite impersonnelles, stables, objectives, représentent le fonctionnement social idéal pour les libéraux. Enfin, pour ceux-ci, l’émancipation sociale consiste en la somme des émancipations individuelles. Seul l’individu est en position de savoir ce qui le rendra plus libre.

Les libéraux tiennent pour absurde de penser que les individus puissent façonner leurs fins ou les buts pour lesquels ils agissent en fonction de la connaissance de l’état social futur, qu’on les ait incités à le réaliser ou que sa réalisation leur soit imposée de l’extérieur. De plus, ils refusent l’idée qu’un devenir collectif permettre de réaliser la liberté de tous. L’homme s’émancipe avec les moyens qu’il se donne à lui-même, à partir d’un donné civil, psychologique, social (propriétés, intérêts, opinions), dont la valeur est éprouvée grâce à l’existence d’un marché. Il s’émancipe aussi grâce au perfectionnement de la règle de droit. Cela ne signifie aucunement que la lutte pour la liberté n’a pas de sens pour la pensée libérale. Au contraire, cette lutte incarne une valeur considérable lorsqu’elle est menée au nom du droit. En revanche, lorsqu’elle se réclame d’un état social futur ou qu’elle en appelle à une classe destinée à préempter l’autonomie sociale, et à « libérer » l’ensemble de la société, elle ne peut conduire qu’à la tyrannie. La volonté de précipiter une évolution naturelle, ou d’établir artificiellement un nouvel ordre, ramène en général à un état antérieur de civilisation, car elle ne peut se réaliser qu’en portant atteinte aux libertés personnelles. Même la présence de liberté collective, au sens de possibilité de choisir son gouvernement et de participer au processus législatif, est ambiguë aux yeux d’un libéral, car elle peut aller de pair avec l’absence de libertés individuelles : « Un peuple libre en ce sens-là, disait Hayek, n’est pas nécessairement un peuple d’hommes libres » 2.

On voit que le laissez-faire du libéralisme n’est ni une facilité de pensée ni une idéologie de nantis. II exprime une compréhension cohérente de la réalité sociale et économique et de son évolution. Si chaque individu est laissé libre de poursuivre son intérêt, « un ordre spontané », produit par les tendances, les répétitions et les habitudes, finira par émerger, un état social se mettra progressivement en place, probablement meilleur et même plus équitable que celui qui aurait été obtenu par des interventions délibérées dans la vie économique 3.

Des idées socialisées

Libéralisme et socialisme semblent donc s’opposer comme deux philosophies de l’homme et de la société. Mais on ne peut en rester là. D’abord, les idées libérales figurent à présent dans le fonds commun de presque tous les mouvements politiques démocratiques, y compris les mouvements socialistes. Elles ont acquis valeur universelle, et sont fécondes pour l’ensemble des courants politiques, y compris le socialisme. Ensuite, les idées libérales firent l’objet dès la fin du xixe d’une véritable révision conceptuelle. Certaines d’entre elles ont été « socialisées » et ont pu être ainsi reprises par les penseurs socialistes.

On a dit que l’association du socialisme à la pensée libérale était une contradiction dans les termes, une chimère, une sorte de bouc-cerf 4. On s’est étonné devant les tentatives de définir un lien étroit entre la pensée libérale et le socialisme non marxiste. On a prétendu qu’il n’y avait là qu’une vague possibilité conceptuelle, une curiosité historique, dépourvue de toute réalité politique. On a bien reconnu que les libéraux avaient parfois adopté des objectifs socialistes et que les socialistes avaient repris des idées libérales, mais on a souligné que ces prétendues alliances ne pouvaient servir que des considérations pragmatiques et n’entraînaient aucune convergence d’idéaux ou de moyens. Il est vrai que lorsque les partis socialistes et libéraux se sont formés, la polarisation progressive des systèmes politiques européens les a contraints à se définir l’un contre l’autre et à ancrer le libéralisme à droite.

Je voudrais répondre à la question que posait Élie Halévy : comment le socialisme peut-il être à la fois une philosophie de la liberté et une réaction contre une forme extrême de libéralisme et d’individualisme 5 ? Le mouvement socialiste, je l’ai rappelé, est d’abord une révolte et un refus. Cette dimension critique du socialisme a été maintes et maintes fois étudiée. En revanche, que le socialisme soit aussi une philosophie de la liberté est une idée qui a été jusqu’ici peu explorée. […]

Les victoires socialistes des idées libérales

Le socialisme français, pendant plus d’un siècle, jusqu’à la fin des années 1920, s’est nourri de mythes : le mythe révolutionnaire, le mythe de la société sans classes, le mythe de la victoire finale du prolétariat. Ces mythes avaient une vertu d’exaltation, une fonction mobilisatrice. A côté d’eux, la réalité du socialisme était plus sobre, mais aussi plus humaine : elle était faite de combats ouvriers, de luttes politiques de plus en plus enclines au réformisme, de réflexions et d’analyses. Le socialisme a longtemps persisté dans la juxtaposition des propos révolutionnaires et des pratiques réformistes. Aujourd’hui, il faut trancher : où est le socialisme ? Dans les mythes qui se réclament d’une pureté idéologique qui n’a jamais existé ailleurs que dans la rhétorique ? Ou dans les combats, les réformes, les réflexions menées pendant plus d’un siècle ? L’histoire du parti socialiste au cours des vingt dernières années permet à elle seule de répondre. Le socialisme n’est plus que dans la prose du monde, dans les réformes et les demandes réalistes.

Si le défi est de présenter ce qui dans le socialisme a résisté à l’épreuve du temps et peut inspirer l’avenir, les courants libéraux du socialisme n’ont guère de mal à le relever. Ces courants s’appuient sur une tradition historique, forte quoique méconnue. A l’occasion des débats menés sur le sens de la réforme et de la participation politiques, sur le rôle de l’Etat dans l’économie, sur le rapport au monde social et le choix de nouveaux modes d’action imposés par l’évolution de l’économie moderne, ils ont anticipé les évolutions du socialisme. La justesse des propositions qu’ils ont avancées sur chacun de ces points a été ultérieurement reconnue. Ces courants ont plaidé sans relâche pour la démocratie, le respect de l’individualité, l’indépendance des syndicats, les initiatives sociales, le marché même, à des époques où ces idées étaient loin d’être consensuelles au sein du socialisme français. C’est aux idées libérales qu’ils ont défendues (individualité, liberté, société civile, vie démocratique, ouverture économique, biens publics) que le socialisme doit d’avoir survécu comme mouvement politique plausible pour le monde contemporain.

Les partisans des idées libérales au sein du socialisme défendent les libertés mais en se préoccupant dans chaque cas des formes de domination que l’exercice de la liberté impose parfois aux plus défavorisés. Ils veulent préserver la liberté économique et l’existence d’une concurrence, mais en se souciant des conséquences qu’elles peuvent entraîner. Ils plaident pour la propriété mais en évitant que celle-ci ne devienne un moyen d’asservissement pour ceux qui n’ont rien. Les idées libérales ne se limitent pas à défendre le marché. Elles chercheraient plutôt à faire du marché un facteur d’émancipation humaine. C’est pourquoi elles sont amenées à poser sans cesse la question de la domination, à s’interroger sur les solidarités concrètes nouées entre les hommes et capables de donner un sens plus riche à la liberté de chacun.

C’est l’histoire même des sociétés modernes qui semble avoir accrédité, parfois longtemps après qu’elles ont été émises, les idées des libéraux : leurs idées politiques, parce qu’elles correspondaient à l’aspiration des peuples à vivre libres, Leurs idées sociales et économiques parce qu’elles étaient pluralistes et exprimaient le désir croissant d’autonomie et d’initiative des individus modernes. Cette reconnaissance tardive n’a pas toujours été explicite dans le socialisme. Elle est restée parfois subreptice et peu assumée. C’est le cas, par exemple, du renoncement progressif de l’Etat aux activités de production. Le dernier gouvernement socialiste a privatisé un millier d’entreprises, et cette pratique n’a fait l’objet d’aucune déclaration de principe. Il aura donc fallu environ vingt ans pour passer du programme marxisant de nationalisations proposé en 1981 à un mouvement de privatisation généralisée. Le refus libéral de maintenir un gros secteur industriel d’Etat a fini par l’emporter, et une pièce centrale des programmes socialistes traditionnels est tombée en désuétude. Ce n’est pas là un signe d’adieu à l’orientation socialiste, plutôt la preuve par le fait que le socialisme ne se définit pas par les nationalisations.



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1 / Le Système socialiste de Vilfredo Pareto paraît au début du siècle. Le Socialisme de Ludwig von Mises est publié en 1922. La première partie de l’ouvrage, intitulée « Libéralisme et socialisme », considère les deux mouvements comme radicalement antithétiques. Diagnostic que confirment La Route de la servitude, de Friedrich Hayek, Puf, 1985 (1944), et La Présomption fatale. Les Erreurs du socialisme , Puf, 1993 (1985). Pour un jugement plus mesuré, voir Raymond Aron, Essai sur les Libertés , Hachette, 1998 (1965).

2 / Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté , Litec, 1994 (1960), p. 13.

3 / Telle est l’idée de base qui a inspiré la thèse de la main invisible de Smith, de l’« insociable sociabilité » de Kant ou de l’ordre spontané de Hayek.

4 / L’expression est de Benedetto Croce. Voir Ralph Dahrendorf, Panorama, XXXII, 3 mars 1991, p. 98, cité par Norberto Bobbio, « lntroduzione. Tradizione ed eredità del liberalsocialismo », in I Dilemmi del liberalsocialismo , ouvrage collectif sous la direction de M. Bovero, V. Mura et F. Sbarberi, Roma, La Nuova Italia Scientifica, 1994, p. 45-49. Sur tout cela, voir Monique Canto-Sperber et Nadia Urbanati, Le socialisme libéral. Une anthologie : Europe-États-unis .

5 / Élie Halévy, L’ère des tyrannies , Gallimard, coll. Tel, 1990 (1938, édition posthume), p. 213.


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