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Dossier : Libéralismes économiques

Le socialisme comme réponse


Resumé Comment, dans le contexte d’un univers mondialisé, permettre à la démocratie de fonctionner et aux individus de maîtriser, autant que possible, leur existence ?

Multiples sont les définitions du libéralisme. L’une d’elles s’appuie sur une philosophie des droits de l’homme pour adopter comme seul projet politique et social la préservation des droits de l’individu, en particulier du droit de propriété privée. Une autre trouve son origine dans les horreurs des guerres de religion, et dans le souci de préserver la paix et la sécurité intérieures. Ce n’est pas ma compréhension du libéralisme. Il existe, en effet, une autre tradition libérale classique, ancrée dans une certaine méfiance à l’égard du pouvoir. De toute forme de pouvoir : religieux, politique, économique… L’accent n’est plus mis sur la liberté de chacun, mais sur le refus des abus de pouvoir, et ce déplacement d’accent a des conséquences importantes. Cette troisième manière d’envisager les choses partage avec la deuxième le refus de tout fanatisme mais demeure très prudente sur ce qui peut concourir au bien commun. Elle est nourrie de la conviction que chaque individu est, en général, le meilleur juge de son propre bonheur et que le pouvoir que d’autres exercent sur lui contribue rarement à son développement (malgré les déclarations altruistes de tous les pouvoirs au cours de l’histoire). Elle rejoint en ce sens l’anarchisme. Cette « tendance, dit Noam Chomsky, présente dans toute l’histoire de la pensée et de l’agir humains, qui nous incite à vouloir identifier les structures coercitives, autoritaires et hiérarchiques de toutes sortes pour les examiner et mettre à l’épreuve leur légitimité ; lorsqu’il arrive que ces structures ne peuvent se justifier – ce qui est le plus souvent le cas –, l’anarchisme nous porte à chercher à les éliminer » 1.

Cette attitude n’est pas exclusive de la défense inconditionnelle de certains droits (et, par là, elle n’est pas étrangère au premier type de « libéralisme »). L’idée étant que toute personne est libre de faire ce qu’elle veut, à condition de ne pas nuire à autrui. La question est de savoir ce que veut dire « nuire à autrui ». La façon libérale de comprendre cette idée ne peut qu’être illustrée par des exemples : si quelqu’un énonce des opinions qui déplaisent à une autre personne, celle-ci a évidemment le droit de ne pas les lire ou de ne pas les écouter, mais non d’interdire leur expression, au nom du fait que ces opinions lui feraient du tort 2. De même, les pratiques sexuelles entre adultes consentants ne peuvent pas être considérées comme nuisant à autrui, même si elles choquent la sensibilité dominante, du moment qu’elles sont pratiquées de façon privée.

Le « droit » à la propriété privée des moyens de production est conceptuellement tout différent des droits que nous venons de mentionner. Pour qu’il soit mis sur le même pied, il faudrait montrer qu’il ne nuit pas à autrui, c’est-à-dire à ceux qui ne sont pas propriétaires de ces moyens. Ce qui est manifestement discutable.

L’échec du libéralisme classique

Mais le libéralisme classique a largement échoué dans les pays occidentaux. En effet, le projet libéral du xviiie siècle était construit et pensé pour une société préindustrielle, essentiellement constituée d’artisans et de petits entrepreneurs privés. Les libéraux, dans ce contexte, ont eu raison de défendre la propriété privée de ces petites entreprises contre la monarchie et l’Église, les seuls pouvoirs auxquels ils faisaient face. Ils ont eu raison aussi, à mes yeux, de faire l’apologie du commerce, par lequel se transmettent les marchandises mais aussi les idées, et finalement le projet libéral lui-même. Toutefois, ils ne pouvaient naturellement pas anticiper l’apparition et le développement de la grande entreprise industrielle du dix-neuvième siècle. Pas davantage que l’extraordinaire pouvoir dont disposent aujourd’hui les entreprises multinationales, détenues par des actionnaires que leur anonymat met à l’abri de toute imputation de responsabilité. Aujourd’hui, les 500 premières multinationales du monde n’emploient même pas 0,05 % de la population mondiale ; elles représentent cependant 25 % du revenu planétaire et détiennent 70 % du marché mondial… Le budget d’une entreprise comme Shell représente deux fois le Pib de la Nouvelle-Zélande ; celui d’une entreprise britannique de fabrication de cigarettes comme Bat Industries est supérieur au Pib de la Hongrie… Ou, autre exemple dans l’actualité récente, pensons aux ventes envisagées du nucléaire par Total à l’Arabie saoudite (par l’entremise de l’État français). Cette décision sera lourde de conséquences affectant l’existence de millions de personnes. Qui prend et assume cette décision devant les millions d’individus concernés ? Au nom des intérêts de qui ?

Il en est de même dans le domaine politique : le libéralisme classique ne pouvait que promouvoir le débat démocratique contre toutes les tentatives d’asservissement politique. Or, aux États-Unis, souvent pris comme modèle de démocratie, on peut dire que le projet d’une démocratie libérale échoue complètement aujourd’hui. Les enquêtes des instituts indépendants montrent qu’une majorité des citoyens américains est hostile à une guerre contre l’Iran, et qu’elle est favorable à un retrait des troupes d’Irak. Cette opinion majoritaire est-elle relayée par les médias ? Est-elle prise en compte dans les débats de la campagne électorale pour les présidentielles ? Si l’espace public américain était réellement démocratique, ouvert à l’expression de tous, selon la tradition libérale, il y a longtemps que la question d’une intervention américaine en Iran serait tranchée en faveur de négociations diplomatiques. Or elle est évacuée au profit de « problèmes » annexes – le mariage homosexuel, l’avortement… – qui ne relèvent d’ailleurs pas de la compétence du Président. Cette manipulation du débat démocratique est favorisée par l’osmose sociale et intellectuelle entre les milieux économiques et politiques et ceux des médias (Berlusconi en Italie, Sarkozy en France l’ont instituée en mode de gouvernement). Peu importe finalement qu’une femme ou qu’un Noir puisse briguer la présidence des États-Unis : l’un comme l’autre, pour être candidats, ont dû s’acquitter d’un « ticket d’entrée », récolter des fonds considérables. C’est une manière d’exclure du débat démocratique tous ceux qui n’ont pas les moyens de réunir de tels fonds autour de leur personne. L’opposition devrait donc se cristalliser, non pas autour de la discussion sur les « valeurs » – féminisme ou antiracisme versus ordre, discipline ou sécurité –, mais autour du contrôle de l’économie, qui conditionne non seulement la vie de millions de salariés mais aussi la santé du débat politique lui-même.

Le socialisme comme continuation du projet libéral

Le développement d’immenses entreprises a induit une socialisation des processus de production inimaginable pour les libéraux classiques. Aussi paradoxal que cela paraîtra à ceux qui confondent le néolibéralisme avec la tradition libérale, cette dernière mène en fait à l’idée selon laquelle le contrôle de ces moyens de production doit être socialisé, afin de mettre fin au pouvoir exorbitant des dirigeants d’entreprises et surtout des actionnaires qui détiennent leur capital. Sans être tout à fait comparables à ceux des monarques de l’Ancien Régime (l’actionnaire d’une entreprise ne peut tout de même pas prononcer des sentences d’écartèlement…), les pouvoirs de ces « puissants » ressemblent fort à ceux d’une féodalité contre laquelle le libéralisme s’est justement construit. Le socialisme qu’on pourrait appeler « libéral » consisterait, en somme, à étendre à la sphère économique le projet politique de la démocratie, c’est-à-dire à permettre à chacun de participer aux décisions qui le concernent sans être assujetti aux abus de pouvoir de quelques-uns. Il ne constitue rien d’autre que la réponse authentiquement libérale à l’industrialisation massive du xixe siècle, réponse qui était portée par presque tous les socialistes européens avant 1914, Marx et ses disciples tout autant que Bakounine et les siens, malgré leurs différences.

Tout cela a changé à cause de la Première guerre mondiale. D’une part, celle-ci a consacré dans le sang l’idéologie nationaliste (anti-libérale), qui a mené au fascisme, et d’autre part, elle a débouché sur la Révolution d’Octobre, qui a enclenché un processus d’industrialisation rapide qui n’avait rien de libéral et qui malheureusement a été petit à petit confondu avec le socialisme, tant par ses partisans que par ses adversaires. En fait, l’idéologie qui animait le projet politique communiste relevait d’une forme de despotisme éclairé, très éloigné du socialisme libéral. Les Bolcheviks, à l’instar d’Atatürk, Nasser, Mao, Ho Chi Minh et bien d’autres, étaient avant tout des modernisateurs forcenés, prêts à user de la violence pour contraindre leur pays à sortir du sous-développement. Un tel projet pouvait peut-être se justifier, vu les conditions dans lesquelles se trouvaient ces pays, mais il n’avait presque rien à voir avec le socialisme.

Quelle forme devrait prendre aujourd’hui la socialisation des moyens de production ? Il est difficile de répondre à cette question avec précision. Un anarchiste espagnol, Abad de Santillan, a tenté de décrire en détail les « conseils de travailleurs » qui devraient être mis en place dans une telle perspective 3 mais je ne crois pas qu’une telle entreprise puisse être tentée de manière abstraite et indépendamment des conditions historiques concrètes. Historiquement, la gauche et la droite se sont opposées sur la part respective de l’État et du marché. Mais ce n’est pas le fond du problème ; toute société a besoin de planification et de marché. Les États libéraux, comme les États-Unis, entretiennent une gigantesque bureaucratie publique (baptisée armée) ; l’Empire britannique a organisé, à l’époque de sa gloire, le narco-trafic (les « guerres de l’opium »). Et dans les économies planifiées, il y a énormément de « marché libre » (le « marché noir »). La question fondamentale est de savoir dans quelle mesure les gens participent aux décisions qui les affectent. Dans un système de démocratie indirecte avec propriété privée des moyens de production, très peu. Le but de la socialisation des moyens de production n’est pas d’augmenter la productivité (en vertu d’une efficacité supérieure présumée de la planification) mais plutôt de permettre à la démocratie de fonctionner et aux individus de maîtriser autant que possible leur propre existence.

Mais cette question est très différente de celle du conflit entre État et marché. On peut très bien imaginer un système où les entreprises sont entièrement contrôlées par ceux qui y travaillent mais qui sont liées entre elles uniquement par le marché. Je ne dis que cela serait idéal, mais cela illustre la différence conceptuelle entre les deux types de problèmes. Je suppose, que, en fonction de leur taille et de leur caractère plus ou moins indispensable, certaines entreprises pourraient être confiées à la gestion de leurs salariés mais seraient, par ailleurs, « libres ». D’autres seraient nationalisées, mais avec un contrôle démocratique beaucoup plus sérieux que ce qui existe aujourd’hui.

Un exemple de succès qui peut être mis à l’actif de l’authentique tradition libérale, et qui représente une forme émergente de socialisme, est fourni par le « paradis social-démocrate », construit en Europe après-guerre, et fait de sécurité sociale, de soins de santé publique, d’enseignement public généralisé. Mais le néolibéralisme menace ces acquis, alors que c’est leur extension à d’autres sphères (transports publics gratuits, droit à une alimentation et à un logement de base, par exemple) dont nous aurions besoin.

Le socialisme me paraît aussi être la seule réponse envisageable au déclin des pays du Nord face aux pays du Sud. Le thème du « déclin français » est un vieux serpent de mer de la politique hexagonale. Or le véritable « déclin » auquel les pays occidentaux sont aujourd’hui confrontés, France, Belgique et États-Unis inclus, se joue désormais avec les pays du Sud. À ce titre, la décolonisation aura certainement été l’événement capital du vingtième siècle. Il y a un siècle, à Shanghaï, un jardin public dans le quartier européen était interdit « aux chiens et aux Chinois ». Aujourd’hui, les Chinois fabriquent nos chemises et nos jouets pour enfants. Bientôt, ils fabriqueront aussi nos Airbus. Qui, alors, fabriquera nos chemises… ? La question ne manquera pas de se poser en Europe, et de diviser ceux – les « gagnants » de la mondialisation – qui ont les moyens (parce qu’ils contrôlent le capital) d’exploiter la force de travail en Asie et ceux qui n’ont pas cette possibilité, qui sont obligés de vendre leur force de travail à un prix qui n’est plus compétitif sur le marché mondial, et qui sont les « perdants » de la mondialisation. L’augmentation de « l’exclusion » dans nos pays trouve ici une partie de son explication. Et ce n’est pas l’Union européenne qui permettra de renégocier le sort des perdants : elle est devenue un dispositif institutionnel destiné à isoler le processus politique de l’influence des citoyens, en confiant le plus grand nombre de décisions possibles à une bureaucratie non élue et soumise aux influences de tous les groupes de pression privés. Contrairement à ce qu’elle prétend, l’Union européenne est profondément anti-libérale.

Les luttes que livrent aujourd’hui le Moyen-Orient, aussi bien que l’Amérique latine, contre les formes contemporaines d’impérialisme exercées par les États de nos pays et par nos entreprises multinationales, sont des luttes d’émancipation fondamentalement libérales, même si elles ne sont ni perçues ni vécues ainsi. Elles nous obligeront nous-mêmes à réviser l’actuel rapport de force – né de l’échec du libéralisme occidental – entre ceux qui contrôlent la production et les médias et les autres. Comment réactualiser le chemin inauguré par le socialisme d’avant 1914 et poursuivi après 1945 par la gauche européenne ? C’est là toute la question.



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1 / Cité par Normand Baillargeon, L’Ordre moins le pouvoir , Marseille, Agone, 2001.

2 / Voir le Cahier de l’Herne consacré à Noam Chomsky pour une plus ample discussion de la liberté d’expression.

3 / Cf. Diego Abad de Santillan, After the Revolution , Greenberg, New York, 1937.


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