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L’individualisme contemporain serait-il la nouvelle maladie de nos sociétés, comme le laisse entendre le discours sur la crise du lien social ? Répondre à cette question suppose que l’on conçoive précisément ce que signifie le « vivre ensemble ». Or nous apprenons aujourd’hui à vivre ensemble autrement. Voilà ce qu’oublient le plus souvent les nostalgiques de la beauté de la vie collective de naguère. Ces questions rebondissent actuellement avec la mise en évidence de l’individualisation grandissante de l’organisation des temps sociaux. Si nos temps individuels sont désynchronisés, la vie collective peut-elle encore se structurer autour de temporalités communes ? Nous évoquerons six arguments pour montrer qu’en matière d’organisation des temps sociaux, l’individuel et le collectif ne s’opposent pas. Nous inventons d’autres manières de synchroniser nos vies collectives et ces manières se différencient selon les rapports que chacun entretient au temps.
De nombreuses analyses observent le déclin des formes institutionnalisées organisant la socialisation des personnes et la vie des individus.
Elles soulignent, du point de vue des temps sociaux, l’affaiblissement des injonctions morales à réaliser certains actes à certains moments (recevoir sa famille le dimanche midi, se coucher tôt, se marier jeune pour les femmes 1...), la fin des formes ritualisées de passage entre les différents âges de la vie, ou encore celle des horaires institutionnels qui rythmaient notre quotidienneté (la cloche de l’église, la sirène de l’usine).
Elles oublient trop que le temps des institutions continue de scander fortement nos vies. L’école demeure un des plus puissants synchroniseurs institutionnels. Elle structure la vie des familles qui ont des enfants et celle des enfants eux-mêmes. Elle rassemble plusieurs fois par jour en un même moment et en un même lieu (le parvis de l’école) parents et enfants. Elle rythme les grandes migrations au cours de l’année. Mais il existe d’autres institutions du temps qui regroupent au même moment autour d’une même activité bien qu’en des lieux différents. On pense à la télévision et à la programmation très réglée de ses jeux, feuilletons, journaux, événements sportifs... Le temps passé devant la télévision est considérable, particulièrement chez les moins diplômés. Il synchronise la société très fortement.
Les rituels des mariages, des naissances et des décès continuent de rassembler les réseaux familiaux en certains moments forts. Les horaires d’ouverture et de fermeture des services continuent de scander nos pratiques. Les temps de la vie n’ont jamais connu une telle codification institutionnelle : définition de l’âge de la retraite et des années de cotisation, multitudes des interdits liés à l’âge (cinéma, âge maximal de l’accès à certains emplois ou à certaines formations), systèmes d’ouverture de droits (cartes jeunes, vermeil, autorisation de figurer sur la Sécurité sociale des parents...), âge de la responsabilité pénale, etc.
Certes, les nouveaux modes flexibles d’organisation du travail contribuent à bouleverser les anciennes formes de synchronisation de la société par le travail. Mais la flexibilité dans le travail ne laisse pas place au chaos temporel et des modes inédits d’organisation de la vie quotidienne apparaissent sous la forme, par exemple, de la semaine de quatre jours, des week-ends élargis, ou des vacances fractionnées au cours de l’année. Les principaux prescripteurs de temps ont certainement changé mais les temps institués n’ont pas disparu. Ils encadrent toute notre vie.
Les discours trop généraux sur les temps sociaux occultent le fait, pourtant évident, que nos rapports au temps varient fortement selon le rapport au travail, la catégorie sociale, le sexe, l’âge ou la position sur le cycle de vie, la situation familiale... Une enquête récente montre que la question concernant le sentiment de manque de temps scinde la population en deux parties à peu près égales : 51 % des personnes interrogées déclarent que le manque de temps est un problème important pour elles, mais pour 49 % ce n’est pas un problème important ou même pas du tout un problème 2. La sur-occupation concerne ceux qui ont un emploi, les plus diplômés, les femmes, les personnes qui ont de jeunes enfants. Les ménages diplômés bi-actifs ayant de jeunes enfants et les familles mono-parentales occupent le haut du palmarès des « sur-occupés ». Inversement, les chômeurs et les retraités occupent, on s’en doutait, le haut du palmarès des « sous-occupés ».
Les demandes d’une synchronisation des activités ou d’une meilleure organisation temporelle de la société sont portées principalement par les « sur-occupés » professionnellement. Car ces derniers ne sont pas ceux qui ont le moins d’activités sociales. Bien au contraire, les ménages diplômés « sur-occupés » sont ceux qui pratiquent le plus les sorties chez les amis, qui participent à la vie associative ou aux activités proposées par les villes. Ils développent donc des modes de synchronisation de la vie collective particulièrement élaborés : organiser des sorties, des réunions associatives, des soirées au spectacle suppose une bonne organisation temporelle. Les enquêtes les plus récentes (en particulier l’enquête « Emploi du temps » 1998/1999 de l’Insee) montrent que ces activités de sociabilité occupent de plus en plus de temps dans la vie des ménages (avec une forte corrélation entre le niveau culturel et la pratique de ce type d’activité), ce qui contredit l’idée fort répandue que les gens se rencontrent moins qu’auparavant et qu’ils vivent des temps complètement « autistes ».
Les temps des sous-occupés sont moins socialisés et relèvent, soit d’organisation très routinière de la vie quotidienne, soit de temps très déstructurés.
Les apprentissages en matière d’organisation du temps commencent très tôt. Ainsi, il existe une forte corrélation entre la réussite scolaire et la capacité à gérer son emploi du temps. Inversement, on sait que le problème principal pour les employeurs de jeunes en difficulté est de leur faire respecter des horaires réguliers.
L’aptitude à élaborer des programmes d’action, c’est-à-dire à gérer des projets de court terme à la journée, ou à la semaine, ou de long terme, n’est pas une compétence également partagée. Les « handicapés » des temporalités modernes sont ceux qui vivent un temps très déstructuré comme chez certains jeunes, ou des temps complètement ritualisés et quasiment obsessionnels. Ces handicaps sont liés à des difficultés identitaires : à se situer symboliquement dans la société dans le premier cas, difficultés à échapper à une identité sociale fermée dans le second cas.
Selon le niveau culturel, la facilité n’est pas la même d’établir un rapport réflexif au temps. Or ce rapport rend possible la capacité à différer des actions, à élaborer des programmes d’action personnels, à négocier et à ajuster son organisation temporelle en permanence, à relier les différents compartiments de sa vie privée et professionnelle. Mais on commettrait une grave erreur en assimilant cette flexibilisation des temporalités individuelles à une déstructuration des temporalités sociales. Ce n’est pas parce qu’on négocie que tout se déstructure. Bien au contraire, la flexibilisation du temps appelle des jeux de synchronisation extrêmement sophistiqués. Et cette manière de se jouer du temps est fortement associée à une caractéristique des identités modernes : la multiappartenance. Les individus qui se rattachent à des cercles d’appartenance multiples et qui sont dotés d’identités sociales différentes sont également ceux qui jonglent avec le temps. Ce sont aussi ceux qui participent le plus à des activités collectives. Cela ne signifie pas pour autant que celles-ci soient institutionnalisées : l’un des traits de la sociabilité des jeunes générations est bien celle d’une pratique d’activités collectives hors institutions. Inversement, on peut très bien s’adonner à des activités individuelles en institution : par exemple, dans les complexes sportifs où chacun côtoie les autres dans l’isolement de son instrument de musculation.
L’opposition binaire entre collectif et individuel n’a pas de sens, ou plutôt elle constitue un contresens : ceux qui individualisent le plus leur temps sont aussi les plus socialisés dans le temps. Mais ne confondons pas le collectif et l’institutionnel.
En matière de synchronisation des temps sociaux, il faut apprendre à raisonner sur des échelles de temps différentes. Je m’en tiendrai ici à l’exemple de la famille.
C’est au quotidien que les temps semblent le plus désynchronisés. Bien qu’ici aussi, il convienne d’éviter les généralités. Entre les temps fortement désynchronisés des couples bi-actifs (avec chacun des horaires atypiques) et ceux des couples où, par exemple, l’un des deux est à temps partiel 3 et assure la continuité temporelle du ménage, la différence est évidente. Entre les familles dont les rythmes quotidiens sont scandés par les devoirs scolaires des enfants, par les passages à la crèche et les soins aux très jeunes enfants, et les autres ménages, on ne vit pas dans les mêmes univers temporels. De plus, au quotidien, il existe des modes de synchronisation différents selon les catégories sociales. Les couples de cadres sont plutôt synchronisés le matin, prenant plus souvent que les ouvriers leur petit-déjeuner ensemble, et inversement les ouvriers sont plus synchronisés le soir, réunis pour le dîner plus fréquemment que les cadres 4.
D’autres synchronisations sont mises en œuvre dans la vie collective des familles à l’échelle de la semaine, voire de l’année. L’échelle de la semaine correspond, par exemple, aux visites au supermarché, au ménage, aux loisirs en commun. Mais les moments forts de la vie collective familiale se situent à l’échelle de l’année avec les vacances familiales. On sait que ces vacances sont plus fragmentées au cours de l’année pour les catégories supérieures que pour les ouvriers et les employés, qui les regroupent souvent en un bloc estival. Pour les premiers, les vacances sont l’occasion de partir ailleurs ensemble et pour les seconds, un temps de retrouvailles avec le reste de la famille.
N’oublions pas les temps longs de la famille, avec leurs grands moments de rituels collectifs, organisés de loin en loin autour des grands événements de passage dans la vie : naissance, mariage, décès. Ces traditions sont toujours bien présentes et remplissent d’autant plus leur fonction de rassemblements collectifs en des moments-événements que les individus sont plus éloignés dans l’espace.
Parler de temps collectifs, c’est en général sous-entendre des moments partagés dans les mêmes lieux. Or rien n’est moins évident, comme le montre la convivialité à distance que permet la communication via les multimédias. Les journaux télévisés, les jeux, les émissions en prime time scandent la vie de bien des personnes. Cette activité peut être pratiquée individuellement, elle reste un grand moment collectif : que l’on pense aux sujets de conversation liés à telle ou telle émission qui a rassemblé les uns et les autres ! D’autres activités à distance, comme les chats et les forums sur internet, « rassemblent » un nombre considérable de personnes. Il existe des réseaux forts et des réseaux faibles : ceux qui impliquent de fortes interactions en temps réel et les autres, comme la télévision. La coprésence dans le temps par la médiation des technologies d’information et de communication ne signifie pas forcément coprésence spatiale. On peut coexister dans le temps sans coexister dans l’espace.
La coexistence des réseaux est de ce type. Certes, les membres des réseaux peuvent se rencontrer dans l’espace à certains moments privilégiés. Mais il s’agit précisément de moments privilégiés : des sortes de nœuds temporels (de la même manière qu’il existe des nœuds spatiaux – les hubs des réseaux de communication), des moments où les membres du réseau pratiquent le face à face. Ils sont relativement brefs par rapport à l’ensemble des moments de la communication à distance, mais ils sont intenses car ils permettent d’établir la confiance et donc la crédibilité du réseau. Ces instants où se conjuguent la rencontre dans le temps et la rencontre dans l’espace prennent donc une valeur nouvelle dans nos sociétés car ils sont plus rares. Certains individus appartiennent à des réseaux toujours plus nombreux, ce qui signifie qu’ils multiplient ces moments rares relativement à la vie de chaque réseau. Grâce aux nouveaux moyens de communication, les moments de rencontre à distance se multiplient. Ils sont synchrones dans le cas du téléphone ou asynchrones dans le cas d’internet ou des messageries téléphoniques. Dans nos sociétés individualisées, on ne communique pas moins : on communique beaucoup plus, mais autrement.
La question se pose pourtant de l’organisation de la vie démocratique. Le mythe de l’agora, du rassemblement de la population en un même lieu et en même temps, continue de nous tarauder. Mais de quelle population s’agit-il ? Celle du quartier, de la commune, de la nation, de la planète ? Derrière le mythe se révèle le rêve de l’unité du monde, de la fusion de la communauté, de l’assemblée générale permanente et rédemptrice. Or voici que surgit une autre figure : celle de l’agora électronique et les fantasmes de référendums permanents. Mais au-delà des mythes reste une réelle question : la vie démocratique n’appelle-t-elle pas, plus que toute autre dimension de la vie sociale, des lieux et des temps spécifiques, des rassemblements physiques en des moments déterminés ? Je suis enclin à le penser et c’est certainement là que les espaces et les temps de notre société sont les plus inadaptés. De plus, la vie démocratique passe par la participation à des activités collectives institutionnalisées : elle se heurte aux modes de sociabilités des nouvelles générations, rétives non aux activités collectives mais aux activités collectives institutionnalisées. Les temporalités de la vie démocratique des jeunes seraient, comme on le dit parfois, celles de rassemblements spatio-temporels autour d’événements sporadiques ou éphémères.
On considère souvent que les problèmes d’organisation temporelle de la société sont le symptôme d’une crise de civilisation, par perte des repères naturels (les saisons, le cycle quotidien) et sociaux (les rites temporels).
On insiste alors sur l’insécurité existentielle associée à ces pertes de repères temporels. Pourtant, comme l’a montré Norbert Elias 5, la manière récente de coordonner avec précision nos activités et de situer les relations sociales dans le temps est, bien au contraire, la manifestation d’un haut degré de civilisation.
Ne surestime-t-on pas, d’ailleurs, le caractère prévisible des temps de jadis au prétexte que les rituels collectifs marquaient alors les moments importants de la vie ? On oublie, ce faisant, le caractère imprévisible des événements démographiques de la vie « d’antan » : l’espérance de vie y était très faible, les familles étaient en perpétuel éclatement du fait de la mortalité (au xviiie, siècle la durée moyenne des unions est inférieure à 15 années) et la fécondité était incontrôlée. Si l’on se reporte à une période plus récente, c’est-à-dire avant le train de mesures législatives de Sécurité sociale de la seconde moitié des années 40, l’insécurité professionnelle et sociale était très forte. Dans la France à dominante rurale, les rituels collectifs étaient toujours vivaces, mais ils servaient plus de rituels de deuil et de réassurance destinés à conforter ou étayer psychologiquement des individus, dont l’insécurité était certainement beaucoup plus forte que maintenant.
La référence à un passé où la vie et les temporalités auraient été réglées par des grands rythmes collectifs par opposition à notre époque relève d’amalgames et d’approximations historiques ; de l’illusion d’un âge d’or des rythmes collectifs. Les trente glorieuses ont certainement marqué une période de sécurisation de la vie, tant au plan démographique que social et économique, mais elles se payaient également de rythmes routiniers et oh ! combien collectifs, le « métro-boulot-dodo » qui, si l’on en croit ceux qui descendaient dans la rue en 1968, n’était pas un idéal de vie.
La libération du temps de chacun correspond à un mouvement historique d’émancipation individuelle et à un progrès exceptionnel de notre civilisation. Les rythmes collectifs n’ont pas disparu, ils se réorganisent différemment. Ces évolutions posent cependant deux réels problèmes. Le premier réside dans le fait que nombre d’individus restent en marge de ces processus : ils ne participent ni au mouvement d’émancipation individuelle ni au mouvement de redécouverte des nouvelles temporalités collectives. Le second réside dans notre difficulté à inventer de nouveaux espaces et de nouveaux temps de la vie démocratique.
Ce texte nous convie à une question conclusive : nos concepts et nos catégories mentales pour penser, d’une part, les rapports entre l’espace et le temps de la sociabilité et, d’autre part, les rapports entre l’individuel et le collectif, ne mériteraient-ils pas d’être sérieusement renouvelés ?
1 / La fête des Catherinettes rappelait élégamment aux jeunes filles qu’il convenait d’abandonner sa vie de jeune fille à partir d’un certain âge.
2 / Francis Godard et François de Singly, « Les Français et le temps des villes », in L’état de l’opinion, présenté par Olivier Duhamel et Philippe Mechet, Sofres/Seuil, 2002.
3 / En 1999, les femmes représentaient 85 % des temps partiels ; 30 % des femmes travaillent à temps partiel ; 40 % des femmes indiquent que le temps partiel est subi. La probabilité du travail à temps partiel augmente fortement selon les formes familiales (famille monoparentale) et la position sur le cycle de vie (présence d’enfant).
4 / Ces observations ont été mises en évidence dans une étude que je réalise en collaboration avec Alain Chenu à partir de l’enquête « Emploi du temps 1998/99 » de l’Insee.
5 / Norbert Elias, Du temps, Fayard, 1996 (première édition allemande, 1984).