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Dossier : Les nouvelles écharpes du maire

L'élu, le juge et le local


Resumé La place nouvelle prise par le droit transforme les pratiques locales. Au-delà des irrégularités dont les élus locaux peuvent se rendre coupables, les magistrats prennent position sur les critères des décisions publiques. L’opposition « ordre public »/« tranquillité publique » peut-elle être dépassée ?

A l’approche des élections municipales, les enquêtes se multiplient qui mettent en avant la difficulté des élus locaux à appréhender un nouveau mandat dans des conditions satisfaisantes pour eux. Le diagnostic est posé, celui de la mise en responsabilité des élus et de l’accroissement des charges : l’insécurité juridique et politique marquerait l’exercice des mandats locaux, en particulier dans les activités de gestion qui s’y rattachent. Il ne s’agit pas ici de mesurer cette usure, ni même de prouver sa réalité. Le droit et ses auxiliaires sont de plus en plus présents dans l’espace politique local et les manières dont se fait cette pénétration sont complexes. Si la « juridicisation » des pratiques politiques au niveau national ou à l’échelle européenne constitue un phénomène déjà largement exploré, les espaces locaux ont longtemps représenté des zones moins défrichées tant par les acteurs que par les analystes. L’exemple de Strasbourg et de la région Alsace peut fournir une illustration intéressante d’évolutions saisissables au plan national.

Des pratiques irrégulières regardées avec indulgence

Vingt ans après le début de la décentralisation, il est devenu plus difficile de caractériser les espaces politiques locaux et de comprendre leur intrication. Du communal au régional, les niveaux de gouvernance s’additionnent, officiels ou officieux ; ils aboutissent à un feuilletage dans lequel les acteurs politiques circulent et mettent en place des pratiques « originales ». Utilisant les marges de manœuvre offertes, ceux-ci n’ont pas toujours respecté les normes les plus strictes de la légalité 1. Ainsi, c’est sur le terrain des « affaires » que les magistrats locaux sont intervenus dans un nombre non négligeable de cas, se faisant les soutiens des volontés de moralisation portées quelquefois par des particuliers 2.

A la fin des années 80, la chute de Jean-Michel Boucheron à Angoulême a été l’œuvre d’un simple citoyen particulièrement méthodique et opiniâtre dont l’habileté procédurière a été relayée par les magistrats locaux. Le point de départ de cette « affaire » retentissante fut une série de détournements réalisés au prix d’entorses graves au code des marchés publics. Plusieurs procès en 1997 et 1999 ont mis en lumière les libertés prises par des élus locaux peu scrupuleux, et qui ont entraîné enrichissements personnels ou constitution de « trésors de guerre » destinés à financer de futures campagnes électorales. A Angoulême, à Grenoble, à Lyon, voire à Paris, l’impression dominante pour les années 80 est celle de l’invention de nouvelles règles du jeu à l’abri encore des magistrats et des juges. Aucun niveau de collectivité locale n’échappe à ces dérives comme en témoignent les ennuis de certains présidents de conseil général, Jean-Jacques Weber pour le Haut-Rhin, Jacques Farran pour les Pyrénées-Orientales ou de directeurs généraux des services, comme dans l’affaire Garing pour la Région Alsace, pour ne citer que quelques exemples.

L’affirmation progressive des magistrats des chambres régionales des comptes va leur permettre d’enquêter et de débusquer des pratiques souvent liées à des irrégularités dans la passation des marchés, sinon à des détournements ou des prises irrégulières d’intérêts. La constitution d’associations relais, destinataires des subventions des collectivités locales, a représenté un autre cas de figure habituel, notamment dans le domaine de la coopération décentralisée. L’attribution de subventions à des proches d’élus quand ce n’était pas à des membres de la famille, animateurs de structures, est aussi un « classique », dans la ligne de ce que l’on avait vu à Nice pendant les années Médecin. Ces pratiques clientélistes et patrimoniales, fondées sur la captation et la redistribution des biens publics, ont atteint des sommets dans certains cas bien connus, comme celui de la mairie de Béthune avec Jacques Mellick.

Interrogés après coup, nombre d’acteurs politiques ou administratifs portent cependant sur ces années un regard dans lequel le sens critique n’est pas le trait dominant. Les irrégularités constatées ne représenteraient finalement que le pendant de la formidable liberté d’action laissée à des acteurs qui se pensent liés à de véritables administrations de mission.

La même indulgence collective se perçoit encore aujourd’hui à travers les difficultés que les magistrats des chambres régionales des comptes éprouvent face à une crispation des élus et à des tentatives de délégitimation de leur action. La « repentance » peut même laisser place à une claire volonté de reconquête : l’ouvrage de Jacques Mellick paru récemment l’a bien illustrée. La dénonciation du juge « justicier », acharné à la perte de celui qu’il voit comme un notable 3, fait partie du stock d’éléments narratifs dont disposent les acteurs politiques pour rendre compte de l’injustice qui les frappe, les rendant même parfois inéligibles. « Affoler la meute », comme le disait au début des années 90 le procureur de Valenciennes, Eric de Montgolfier, n’est plus le seul apanage des juges parisiens. Les magistrats se sont livrés depuis la province à des investigations qui ont fait surgir tout au long des quinze dernières années ces « affaires » qui ont scandé à la fois la chronique judiciaire et la vie politique 4.

Deux conceptions de l’ordre public

La place prise par les juges dans l’énonciation des normes censées structurer la vie politique et administrative n’est pas le seul aspect important des développements récents. Qu’il s’agisse du juge administratif, du magistrat de la chambre régionale des Comptes ou encore du juge judiciaire, les magistrats participent désormais de l’espace politique local. Leurs décisions ou leurs déclarations entrent en interaction avec celles des acteurs politiques. Pour ne prendre qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, on retiendra ce qui s’est passé en janvier 1998, après les dégâts provoqués par les incendies de voitures la nuit du nouvel an. Les positions prises par le procureur de Strasbourg 5 sur la nécessaire sévérité à l’encontre des incendiaires arrêtés en flagrant délit, et l’inefficacité de la police avaient provoqué l’embarras des élus locaux et des autorités de tutelle. L’affaire s’était réglée à Paris au ministère de la Justice, en présence des ministres de l’Intérieur et de la Justice et des différents fonctionnaires concernés au plan local. Les élus avaient surveillé de près le déroulement de l’affaire et commenté les déclarations du procureur en les introduisant dans leur propre jeu d’oppositions. Cette attention prêtée aux propos du magistrat témoigne des modes de fonctionnement de l’espace politique local et de l’importance prise par les magistrats dans l’actualisation des politiques publiques en matière de sécurité. Cette « affaire » survenait après les remous qui avaient suivi les manifestations organisées en opposition à la tenue à Strasbourg du congrès du Front national quelques mois auparavant (printemps 1997). Déjà, à ce moment-là, le procureur avait déploré les instructions données à la police pour canaliser les manifestants. Dans ces conditions de tension, la publicité donnée par la presse à ces différends se fait récurrente, opposant à chaque fois deux conceptions au moins de l’ordre public. Des divergences semblables se sont fait jour au moment de la négociation des contrats locaux de sécurité. La volonté des magistrats de faire passer leur conception de l’ordre public était souvent à distance des préoccupations d’élus locaux, enclins à organiser le référentiel de l’action publique autour de la « tranquillité publique » plutôt qu’autour d’une conception plus traditionnelle de l’ordre et de la sécurité.

L’intervention des magistrats dans l’espace local se manifeste donc pour rappeler qu’ils participent à l’élaboration et à l’exécution de différentes politiques publiques. On ne comprendrait pas la complexité des rapports entre élus locaux et juges si l’on ne tenait pas compte de cette capacité offerte aux magistrats de « censurer », ou du moins de critiquer les catégories de l’action publique mises en œuvre par les élus et les fonctionnaires des services extérieurs de l’Etat. Dans un domaine différent, le débat à propos des chambres régionales des Comptes, qui se seraient attribué la capacité de contrôler l’opportunité des dépenses publiques, relève d’une logique voisine.

Stratégies strasbourgeoises

La volonté de se prémunir, ou de prévenir cette capacité de critique, a incité nombre d’élus locaux à tenter d’enrôler au moins un magistrat dans le conseil municipal ou dans leurs entourages. Pour revenir à l’exemple strasbourgeois, l’entrée du juge Guichard au sein de l’équipe de Catherine Trautmann pour sa seconde mandature, participe de cette extension du nombre des acteurs légitimes qui ne viennent pas des appareils partisans classiques. On observe une forme inédite de spécialisation, dans la mesure où le magistrat est amené à consacrer de son temps pour former les autres conseillers municipaux. Il leur fait toucher du doigt, dès 1995, les « conduites à risque » autour des marchés publics. Tout au long de cette période, il sera considéré comme un conseiller juridique officieux par nombre de conseillers municipaux. Même au sein d’une communauté urbaine de grande taille comme Strasbourg, ce besoin et ces risques sont réels, demandant de valoriser des compétences juridiques qui ne sont pas redondantes face à tous les avis que peuvent produire les services administratifs.

Cette capacité d’expertise des « magistrats municipaux » alimente les usages du droit dans l’espace politique local. Au-delà des seules capacités contentieuses (opposition versus majorité), les équipes en place peuvent être amenées à se poser la question des risques juridiques liés à des prises de position politiques. Ainsi, dès le début de l’année 1997, Catherine Trautmann a été confrontée à Strasbourg à un cas de figure inédit, l’annonce par le Front national de la tenue de son congrès dans la capitale alsacienne. Une forme de « riposte » aurait pu consister à refuser la location d’une salle municipale. Cette solution comportait un risque non négligeable, pouvant même entraîner la condamnation du maire et, à terme, un risque d’inéligibilité comme le fait s’était déjà produit auparavant. Par ailleurs, le choix de Strasbourg n’était pas anodin pour la direction politique du FN, qui souhaitait valoriser une région dans laquelle il avait obtenu depuis plusieurs années de bons résultats électoraux. S’y ajoutait la volonté de donner à ce congrès une tonalité européenne, liée à la présence de plusieurs députés élus en 1994.

La réflexion sur la tactique à adopter a mobilisé l’entourage de Catherine Trautmann pendant plusieurs semaines, avant qu’elle ne prenne la décision d’accorder l’autorisation. Largement expliquée aux plans local comme national, cette position a donné au maire de Strasbourg la possibilité d’organiser une véritable riposte politique, qui s’est déployée plusieurs semaines avant même le début du congrès. Le point culminant en a été la grande manifestation d’opposition au congrès, rassemblant des participants venus de France et d’autres pays européens. Il est intéressant de constater que le dépassement de la contrainte juridique a suscité un événement fondateur, porteur de retombées quasi charismatiques pour son organisatrice 6. Le respect du droit a servi de catalyseur pour l’importation dans l’espace local de ressources extérieures. La nationalisation, voire l’européanisation, de ce qui n’était au départ qu’un épisode de la vie d’une organisation partisane a ainsi permis de mesurer à quel point les acteurs locaux pouvaient intégrer la contrainte juridique dans leur répertoire d’action.

Les chemins de la pénétration du droit dans les pratiques politiques sont donc très variés. On se tromperait, au plan municipal, en les interprétant uniquement sous la forme de la contrainte. Certes, cet aspect est central depuis une quinzaine d’années, faisant apparaître des formes de déviance et les sanctionnant. Mais les acteurs politiques tentent aussi d’utiliser ces formes de « juridicisation ». Le vocabulaire en porte les traces dans toutes les allusions à la jurisprudence, descendue du national au local. Ainsi, la « jurisprudence Balladur » revisitée par Philippe Seguin à Paris empêchera Jacques Toubon d’être tête de liste dans le 13e arrondissement, au nom d’une mise en examen. L’éclosion de nouvelles « règles du jeu » politique et l’élaboration de stratégies originales prennent ainsi appui sur la contrainte du droit portée par le juge.



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1 / L’ouvrage de Pierre Lascoumes, Elites irrégulières, présente de manière originale les différentes catégories, du problème au scandale, mobilisées dans le débat public ; Gallimard, 1997.

2 / A Angoulême, M. Dominici a largement porté au départ les contentieux dirigés contre la municipalité Boucheron.

3 / On pourrait rendre compte de l’apparition de la figure du « petit juge » face aux puissants locaux à partir de 1970 et l’affaire de Bruay en Artois dans un domaine qui a été politisé dans des conditions très particulières.

4 / Sur l’ensemble des développements relatifs aux rôles joués par les procès comme moments d’énonciation des normes, on renverra à Antoine Garapon, Le gardien des promesses, Odile Jacob, 1996.

5 / Le procureur déclarait en substance : « Je n’ai pas l’esprit préfectoral, mais je n’ai pas non plus d’animosité contre les préfets. Il y a bien des tensions entre ministres d’un même gouvernement, pourquoi n’y en aurait-il pas sur le terrain ? »

6 / Catherine Trautmann a reçu le soutien public de nombreuses personnalités politiques lors de la manifestation. Elle incarnera pendant plusieurs mois la figure de l’élue de gauche présente sur le terrain pour lutter contre la présence frontiste.


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