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Dossier : Les nouvelles écharpes du maire

Elu de proximité... Entretien avec Jean-Pierre Sueur


Resumé Un maire nous raconte comment il conçoit son rôle : « généraliste ». Le premier référent des citoyens, au point d’être surinvesti de responsabilités. Le garant de la construction d’un intérêt « général », à l’écoute des habitants, mais cependant élu sur un projet politique précis.

Projet - Le maire est à la fois le représentant de l’unité de la commune, reflet symbolique de l’unité de la République et celui de l’efficacité de l’exécutif. Comment concevez-vous cette fonction privilégiée ?

Jean-Pierre Sueur - Le maire est le médecin généraliste de l’action publique, le premier référent des citoyens dans la sphère de l’action publique. Tout le monde connaît le maire dans une commune. S’il se passe quelque chose dans un quartier, une entreprise ou une famille, le réflexe habituel est souvent de saisir le maire. Il y a un surinvestissement sur sa personne. Les gens s’adressent rarement au député européen : on l’ignore... Ils vont parfois voir leur député, plus rarement leur sénateur. Le conseiller général est assez peu connu, en ville, s’il n’exerce pas une autre fonction élective. C’est différent dans le monde rural. Quant au conseiller régional, élu à la proportionnelle, il est souvent assez peu identifié sauf si, là encore, il exerce une autre fonction élective. Tout cela explique le « sur-investissement » sur le maire. Dans l’action publique comme dans la médecine, on a, je crois, besoin de généralistes. Le matin, quand j’arrive à la mairie, je sais que, selon les jours, je vais présider une réunion sur la voirie, sur l’assainissement, sur le sport, sur le théâtre, sur les cantines scolaires, sur l’action sociale, sur l’action internationale de la ville ou sur mille autres sujets... Lorsqu’un citoyen se réveille le matin, les poubelles sont déjà ramassées, le trottoir est balayé, les rues sont éclairées ; il emmène ses enfants à l’école et peut-être prend-il le bus ou le tramway : à Orléans, comme ailleurs, tout ceci est géré par la commune ou par l’intercommunalité. Dans de multiples domaines, les maires mettent les choses en relation, ils fédèrent des partenaires. Cette fonction est devenue tellement centrale qu’il ne faut pas s’étonner si beaucoup d’élus hésitent à se représenter. Les responsabilités sont considérables et les garanties juridiques relativement faibles. Il faut réfléchir à une meilleure séparation des pouvoirs et surtout à une meilleure répartition des responsabilités entre les différents niveaux de fonctions électives, et donc de collectivités locales.

Projet - On se tourne vers le maire aussi bien pour ce qui touche à l’emploi, ou à la sécurité, des domaines qui échappent à sa compétence.

Jean-Pierre Sueur - Paradoxalement, les campagnes pour les élections municipales portent souvent sur la politique de sécurité, sur laquelle le maire a relativement peu de pouvoir. La police nationale relève de l’Etat et un consensus existe dans notre pays pour qu’il en soit ainsi. Certes, la police municipale a sa place, qui est loin d’être négligeable ; elle contribue à la nécessaire « police de proximité » ; mais sa fonction originelle est de faire exécuter les arrêtés du maire. Elle n’a pas les pouvoirs de la police nationale. C’est pourtant, très souvent, le maire qui est pris à partie en cas de problème. A la suite de l’agression d’une jeune fille dans un bus par une personne déséquilibrée, un membre du conseil municipal demandait au maire : « Mais que faites-vous ? » Qu’il soit de droite, de gauche ou du centre, le maire ne peut empêcher, hélas, que de tels actes de démence se produisent. Mais comme le maire est l’élu de référence que chacun connaît, l’on n’hésite pas à lui imputer ce qui ne relève pas vraiment de sa responsabilité, ou au moins à l’interpeller car il est l’élu de proximité, celui que l’on a « sous la main », celui dont on pense qu’il peut toujours agir, intervenir...

Projet - Il semble y avoir une identification entre la commune et le maire.

Jean-Pierre Sueur - La personnalisation du pouvoir est un phénomène général : chacun connaît le Président de la République, le Premier ministre et le maire de la commune où il habite. Les deux élections qui intéressent le plus les électeurs sont la présidentielle et les municipales. Les autres élections apparaissent comme la conséquence de ces deux élections fondatrices. Le débat récent sur la date des législatives a d’ailleurs bien montré que l’on perçoit la majorité parlementaire comme découlant du choix fait lors des présidentielles. Depuis 12 ans que je suis maire, je suis le coordinateur d’une équipe qui comprend 16 adjoints, 15 conseillers municipaux délégués et 55 conseillers municipaux (parmi eux, 11 appartiennent à l’opposition : ils ont donc une place différente, même si leur rôle est important). J’ai la chance, à Orléans, d’être entouré par des adjoints très impliqués. Etre adjoint dans une grande ville aujourd’hui, c’est souvent une fonction à plein temps. C’est, au moins, toujours une fonction à mi-temps. Cela explique qu’il y ait de plus en plus de retraités dans les conseils municipaux. Mais ce n’est pas une bonne chose. La question essentielle dans le débat sur le « statut de l’élu » est de permettre concrètement à des salariés, travailleurs indépendants ou membres de professions libérales de toutes les générations d’exercer des responsabilités municipales.

Mon équipe débat et travaille collectivement. Par exemple, nous avons une procédure de préparation budgétaire très élaborée. Après tout un travail préparatoire, chaque adjoint défend ses projets avec le service qui suit son domaine d’activité devant l’adjoint aux finances. L’accord se fait sur certains points, sur d’autres non. Ensuite viennent les réunions d’arbitrage avec le maire et le premier adjoint : tout ceci, c’est de la démocratie vivante, en action. Le maire est aussi l’animateur d’une équipe d’élus dont beaucoup ont des responsabilités dans un quartier de la ville. Si lui-même est le plus connu, l’ensemble des élus municipaux accomplissent un travail très important. Je voudrais évoquer le problème du nombre de communes. En France, la République est née à partir des communes. Il y en a plus de 36 000. Nous sommes le seul pays au monde à en avoir autant. Que vous soyez le maire d’une ville de 120 000 habitants ou celui d’un village de 200 habitants, beaucoup de problèmes remontent jusqu’à vous. Je ne suis pas partisan d’une rationalisation par suppression des communes. D’ailleurs, toutes les tentatives qui ont été faites en ce sens se sont soldées par des échecs. Nous avons les communes dans le cœur. Et les 550 000 élus bénévoles que compte la France sont les meilleurs défenseurs et acteurs de l’aménagement du territoire. La bonne formule pour avancer, c’est le développement de la nécessaire intercommunalité, dans le respect de l’identité et des compétences des communes. Avec la loi de 1992, que j’ai eu l’honneur de soutenir devant le Parlement, et la loi de 1999 de Jean-Pierre Chevènement, l’intercommunalité s’est considérablement développée en France. C’est la « révolution tranquille » des dix dernières années. On en est aujourd’hui, à peu près, à 1 600 établissements intercommunaux à fiscalité propre.

Projet - Dans les municipalités, le débat se passe souvent avant la réunion du conseil municipal. Entre élus et techniciens municipaux, les décisions sont prises dans des commissions préparatoires. La démocratie, y compris dans les municipalités, a besoin d’un débat public.

Jean-Pierre Sueur - Je ne suis pas d’accord, parce que ce n’est pas ce que je vis quotidiennement. Le fonctionnement démocratique se manifeste de multiples manières. A Orléans, tout sujet concernant un quartier vient d’abord devant le conseil de quartier (qui compte environ 30 personnes représentatives du quartier). Le conseil de quartier se réunit plusieurs fois par an et il organise, chaque année, une réunion publique en présence du maire au cours de laquelle, jusqu’à minuit, et plus tard s’il le faut, nous répondons à toutes les questions posées par les habitants ou nous prenons en note leurs remarques et propositions. Aucun projet important n’est lancé sans concertation. Souvent, des comités se mettent par ailleurs en place pour contester tel ou tel projet. Nous avons inauguré, dans l’agglomération d’Orléans, un grand pont sur la Loire, qui est une très belle œuvre due à un grand architecte, Santiago Calatrava, malgré l’action d’associations qui s’étaient créées pour protester contre le projet. Mais l’intérêt général n’est pas l’intérêt particulier, ni l’addition des intérêts particuliers. Avant qu’un projet n’arrive à terme, il y a un long travail de préparation, de dialogue notamment avec les conseils de quartier, les associations, les commissions extra-municipales. Ensuite, une commission municipale s’en saisit, puis le conseil d’administration de la ville, et puis le conseil municipal : il y a tout un temps de maturation démocratique. Pour moi, le programme que les candidats envoient aux électeurs avant chaque scrutin n’est pas un chiffon de papier. Je garde ce programme sur mon bureau, pendant tout mon mandat, et le relis souvent. C’est un contrat, un contrat démocratique. Nous devons l’honorer, et si nous ne pouvons pas en réaliser telle ou telle partie, nous devons expliquer pourquoi.

Je m’étais engagé, lors des dernières élections municipales, à réaliser une ligne nord-sud de tramway, dans l’agglomération d’Orléans, dès lors que j’obtiendrais la subvention de l’Etat. Je n’avais donc aucune raison de ne pas le faire. Des oppositions se sont élevées et on m’a demandé d’organiser un référendum. Je ne l’ai pas fait, considérant que le contrat passé avec les électeurs était un acte qui n’avait pas besoin d’être validé une seconde fois. Je suis, d’ailleurs, frappé du peu de succès qu’ont, jusqu’ici en France, les référendums sur des sujets locaux. A Caen, lors d’un référendum organisé à propos d’un projet de tramway, le TVR, il y a eu moins de 20 % de participation. De cet appel au suffrage universel, la municipalité n’a pu tirer aucune conclusion. Finalement, elle a pris ses responsabilités et décidé de faire le TVR. Le dialogue doit être constant avec les citoyens. Ceux-ci y sont de plus en plus attachés. Cela ne va pas toujours sans problème. Ainsi, on vient de voter une loi qui prévoit l’implantation de logements sociaux dans toutes les communes. Certains maires et habitants refusent cette mixité près de chez eux. Encore une fois, une somme d’intérêts particuliers ne produit pas nécessairement l’intérêt général. Il ne faut donc pas « absolutiser » les résultats de la concertation, même si celle-ci me paraît toujours utile. Cela dit, pour avancer sur le thème de la mixité sociale de l’habitat, un facteur est essentiel : il faut désormais parier sur la qualité des logements sociaux pour réussir le si nécessaire « renouvellement urbain », c’est-à-dire la substitution à la politique des « grands ensembles » d’hier, de nouvelles urbanités, de nouveaux espaces urbains conviviaux, attractifs, accueillant diverses fonctions (habitat, commerce, économie, formation, espaces verts, sport, etc.). L’action politique est toujours indissociablement faite de projets, de démocratie et de concertation. Si la concertation est essentielle, la volonté politique, c’est-à-dire le projet validé dans un contrat avec les électeurs, est tout aussi important. Sans projet, la politique se délite dans un culte de l’opinion : à force de vouloir coller à l’idée que vous vous faites de ce que l’opinion attend de vous, vous n’avez plus d’idées ni de projet. Ce culte de l’opinion n’est pas la démocratie. Il est destructeur de l’acte politique lui-même.

Projet - Avez-vous l’impression que le poids de l’opinion est en train de changer la nature de la représentation politique ?

Jean-Pierre Sueur - Je distingue beaucoup la démocratie de l’opinion. L’opinion est une construction qui n’existe pas a priori, elle est le produit de mécanismes. Les sondages peuvent être un indicateur utile, mais lorsque les hommes et les femmes politiques se disent chaque matin en se réveillant : « Qu’est-ce que je vais faire pour ressembler à ce que l’opinion, telle que les sondages l’expriment, attend de moi ? », ils entrent dans un jeu terrible. Car, alors, chacun s’emploie à sacrifier au culte de l’opinion, au lieu d’être simplement lui-même, avec ses idées, ses projets, ses convictions. Le résultat est que les hommes politiques se ressemblent tous et le débat devient insipide. Les seules questions intéressantes sont : « Qu’est-ce que je propose ? Quelles sont mes idées pour la société et pour la ville ? », etc. Là, je m’engage pour des idées, pour un projet que j’ai construit en intégrant, bien sûr, les besoins et les attentes de la population.

Quand le tout-automobile conduit à une impasse (embouteillages et pollution), il faut penser une diversité des modes de transport. Et la penser comme un projet urbain, un fil conducteur qui redonne une cohérence à une agglomération (car nos agglomérations sont trop souvent semblables à des patchworks, c’est-à-dire qu’elles sont faites de la juxtaposition d’espaces voués à une seule fonction urbaine : l’habitat, commerce, industrie, campus universitaire, etc.). A Orléans, une « ville nouvelle » – La Source – et une université sont situées à 12 kilomètres de la ville ancienne. Entre Orléans La Source et le centre ville, le nouveau tramway est un outil de cohésion urbaine autant qu’un moyen de transport. Concrètement, c’est le projet qui structure la politique urbaine. Pour un secteur important de la « ville nouvelle » de La Source, elle-même, il nous faut dessiner un nouveau projet. Nous avons demandé à trois équipes d’architectes, celles d’Alain Sarfati, de Massimiliano Fuxas et de Paul Chemetov de travailler sur le thème : « Que pourrait devenir ce quartier avec de nouvelles fonctions ? » Chacun d’eux a élaboré un projet. Une réunion publique a été organisée autour de chaque équipe d’architectes. On a compté 350 personnes à chaque réunion. La règle du jeu était que le politique ne parle pas : les architectes sont apparus, en l’espèce, comme de très bons médiateurs. Je voudrais mentionner ici un thème qui intéresse particulièrement l’association des maires des grandes villes. Il s’agit de la procédure d’enquête publique pour laquelle nous avons proposé une réforme complète. Aujourd’hui, pour un projet d’autoroute, de pont, de grand aménagement, il faut une déclaration d’utilité publique. Une procédure unique est utilisée pour traiter trois problèmes différents : la concertation, les contraintes relevant, à juste titre, de l’Etat et enfin l’« utilité publique », à proprement parler, du projet. Les commissaires enquêteurs statuent sur tout à la fois alors qu’il faudrait, selon nous, trois procédures distinctes. Il faudrait, en premier lieu, une concertation préalable en amont. Celle-ci se déroulerait, par exemple, à un moment où on pourrait encore choisir entre plusieurs itinéraires pour le tramway ou pour la route à construire. Actuellement, il est, dans les faits, nécessaire d’avoir bouclé le projet dans les moindres détails avant de lancer une enquête d’utilité publique. C’est absurde ! Cette concertation pourrait être organisée par une personne distincte du maire ou du maître d’ouvrage, de manière à ce que celui-ci ne puisse être accusé d’être à la fois l’auteur du projet et l’organisateur du débat. En second lieu, la prise en compte des contraintes des administrations de l’Etat devrait se faire au niveau du Préfet pour éviter les allers-retours longs et coûteux auprès des ministères. En troisième lieu, la décision politique sur l’utilité publique elle-même doit, à notre avis, relever de l’autorité publique concernée, c’est-à-dire de l’assemblée délibérante de la collectivité locale compétente, lorsque celle-ci est maître d’ouvrage. Le défaut de l’actuelle procédure est de ne pas distinguer ces trois missions, ces trois fonctions différentes et de vouloir gérer l’ensemble au moyen d’une seule procédure qui, de ce fait, devient longue, lourde, complexe et peu lisible.

Projet - Vous appelez à distinguer les différents types de responsabilité. Pour l’instant, tout repose sur le maire, y compris les responsabilités techniques...

Jean-Pierre Sueur - Autrefois, on avait le sentiment que dans l’administration ou dans l’action publique, personne n’était vraiment responsable. Mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse en vertu duquel le maire serait tenu responsable de tout. Sans fuir nos responsabilités, il nous paraît juste, dans certains cas, de dissocier la responsabilité personnelle du maire de la responsabilité de la collectivité, parce que le maire d’une ville de 100 000 ou 300 000 habitants ne peut pas personnellement tout suivre. Et il me paraît juste de bien définir qui est responsable de quoi. Les maires font de plus en plus souvent appel au principe de précaution. Pourquoi ont-ils décidé de retirer la viande de bœuf des cantines ? Parce qu’ils ont considéré qu’il y avait un risque. Personnellement, j’ai demandé à la société concessionnaire si elle pouvait garantir que la viande servie provenait d’animaux n’ayant pas absorbé de farines animales. Elle ne pouvait pas le garantir... Je souhaite remettre du bœuf au menu : notre ville est prête à payer un peu plus cher, en échange d’une vraie garantie. Ai-je tort ? J’assume ma responsabilité de maire, qui ne cède pas à la panique mais qui, devant un problème, doit prendre des garanties.

Projet - Pensez-vous que les rapports des communes avec les départements sont bons ?

Jean-Pierre Sueur - Les rapports sont bons, mais on ne peut méconnaître un problème général. La manière dont les conseillers généraux sont élus n’est plus adaptée aux espaces urbains. Dans les agglomérations urbaines, le canton n’est plus perçu par les habitants comme un niveau pertinent, un échelon vivant de la démocratie locale. Il serait préférable d’avoir des représentants de l’ensemble de l’agglomération au sein de l’assemblée départementale. Il faut que la composition du conseil départemental prenne plus justement en compte la réalité de la France urbaine d’aujourd’hui. C’est d’autant plus nécessaire que 80 % des Français vivent dans les villes. Il ne s’agit pas de rouvrir une « guerre » inutile et dépassée entre la ville et la campagne : il s’agit de tenir compte des réalités, dans un souci d’égalité. Par ailleurs, la montée de l’intercommunalité n’est pas sans conséquences sur le département. Dans nombre de départements, la plupart des communes appartiennent désormais à une communauté d’agglomération, à une communauté urbaine ou, le plus souvent, à une communauté de communes. A mon sens, l’organisation du département ne peut plus méconnaître cette réalité de l’intercommunalité. C’est l’un des thèmes forts du rapport Mauroy sur la décentralisation. La montée de l’intercommunalité et le fort accroissement des compétences des institutions intercommunales posent, de surcroît, un vrai problème de démocratie. En 1998, dans mon rapport « Demain la ville », j’avais posé cette question : comment expliquer que l’on vote au suffrage universel pour le conseil municipal dans une commune de 200 habitants, mais que pour des communautés urbaines comme celles de Lyon ou de Lille, qui gèrent chaque année des budgets de cinq ou six milliards de francs, il n’y ait pas d’élection au suffrage universel ? Il y a là un réel déficit de démocratie.

Projet - Dans l’intercommunalité, il s’agit aujourd’hui de « troc » entre élus.

Jean-Pierre Sueur - Je ne dirais pas « troc ». Dans l’institution intercommunale que je préside depuis douze ans, les élus se réunissent très souvent autour de projets, indépendamment des critères politiques. Cela contribue fortement au renouveau de l’action publique. Que vous soyez de droite, de gauche, du centre ou écologiste, vous devez traiter le problème des ordures ménagères : vous devez organiser un système commun de collecte, désormais sélective, de traitement, de déchetterie, etc. Tout cela n’est pas neutre pour la politique de l’environnement, pour le « développement durable ». Souvent, des « majorités d’idées » se constituent sur des sujets comme ceux-là. Le travail sur le concret permet ainsi un renouveau du débat politique sans que cela occulte les débats nationaux et les clivages entre partis.

Projet - Avez-vous des remarques au sujet de la fiscalité locale ?

Jean-Pierre Sueur - L’association des maires de grandes villes est favorable à la spécialisation de l’impôt. Il y a quelque chose de pervers quand le même impôt est prélevé à tous les niveaux, lorsque, par exemple, vous payez la taxe d’habitation ou la taxe professionnelle une fois pour la ville, une fois pour l’intercommunalité, une fois pour le département, une fois pour la région. Un système de spécialisation serait préférable. On pourrait, en particulier, réserver à la commune la taxe d’habitation et à l’agglomération une taxe professionnelle unique, etc. Ainsi, chaque niveau de collectivité gèrerait un impôt principal.

Projet - L’assiette serait-elle la même, si ce ne sont pas les mêmes qui payent l’impôt ?

Jean-Pierre Sueur - Sur la question de l’impôt local, mais aussi, plus largement, de l’origine des ressources des collectivités locales, nous avons eu un débat avec le gouvernement, dont on trouve les échos dans le rapport Mauroy. L’Etat a supprimé au cours des dernières années de nombreux impôts locaux et a accru corrélativement les dotations de l’Etat aux collectivités locales. Ces dotations, qui étaient de 250 milliards hier, vont atteindre demain 300 milliards ou davantage. Une telle évolution pose un problème pour l’autonomie fiscale des collectivités locales. Nous ne sommes pas contre le fait que l’Etat intervienne en matière de finances locales, mais, à notre sens, l’intervention de l’Etat dans le domaine de la fiscalité locale et des ressources des communes ne se justifie que par rapport aux grandes inégalités qui existent entre les collectivités locales, eu égard à leurs charges respectives. Autrement dit, l’Etat doit mettre en œuvre les nécessaires péréquations. Or, paradoxalement, alors que le volume des dotations de l’Etat ne cesse d’augmenter, la péréquation reste marginale ! Aujourd’hui, il n’y a pas d’adéquation entre les charges des collectivités et leurs ressources : des communes bénéficient de fortes recettes et ont peu de charges, alors que d’autres font face à des charges lourdes (logements sociaux, etc.), mais ont peu d’entreprises sur leur territoire et donc peu de recettes fiscales. C’est pourquoi l’association des maires de grandes villes a proposé que, dans cinq ans, la part de péréquation dans l’ensemble des dotations de l’Etat atteigne environ 30 %. Aujourd’hui, la péréquation, assurée par les grandes dotations, est réduite à 6 ou 7 %. Le passage de 6 à 30 % représenterait un véritable effort de solidarité. Nous avons proposé que, dans le même temps, le montant global des dotations de l’Etat aux collectivités locales diminue de 30 % également, ce qui représenterait une avancée très importante dans le sens d’une plus grande autonomie des collectivités quant à leurs ressources fiscales.

Projet - Que pensez-vous du cumul maire et député ?

Jean-Pierre Sueur - J’ai été député et maire, j’ai été député sans être maire, j’ai été secrétaire d’Etat et maire et j’ai été maire sans être député... J’ai donc connu tous les cas de figure. Cela m’amène à un jugement nuancé. A l’Assemblée nationale, il y a beaucoup d’absentéisme : c’est une véritable plaie liée, pour l’essentiel, au fait que les députés sont élus sur la base de circonscriptions. Or le pouvoir territorial du député s’est beaucoup réduit. Que peut obtenir un député pour une circonscription ? Finalement, assez peu de choses. Avec la décentralisation, le poids des maires et des présidents des régions ou des départements s’est accru, et ce sont eux qui obtiennent des subventions, qui négocient les conventions et les contrats territoriaux. Et il est bon qu’il en soit ainsi. C’est pourquoi, si la réduction des « cumuls de mandat » mise en œuvre par le gouvernement de Lionel Jospin me paraît aller dans le bon sens, je crois qu’il faut aussi que chacun se concentre sur le travail pour lequel il a été élu. Il est bon, bien sûr, que le député reste en prise avec « le terrain », mais comme la décentralisation a changé beaucoup de choses pour la représentation des collectivités locales, il ne me paraît pas raisonnable qu’un député passe plus de temps à participer à des manifestations dans sa circonscription qu’à travailler à la préparation des lois et au contrôle de l’action du gouvernement, ce qui est sa mission fondamentale.

Projet - Entre parlementaires nationaux et élus territoriaux, ne s’agit-il pas de deux registres distincts de représentation ?

Jean-Pierre Sueur - Dans le droit fil de ce qui précède, on pourrait dire que le député et le sénateur font des lois et que, justement parce qu’ils font la loi, ils n’ont pas à intervenir pour telle ou telle collectivité (ou pour tel ou tel particulier). Dans ce cas, on aurait une fonction législative à temps plein, le législateur et les représentants des collectivités locales ayant deux fonctions complémentaires et clairement différentes. Ce n’est pas la tradition française, mais cela irait dans le sens de la séparation des pouvoirs. J’ai été aussi secrétaire d’Etat et maire, sans éprouver de difficultés. La doctrine fixée par Lionel Jospin connaît ses limites aujourd’hui. Un maire qui a été élu comme tel par les électeurs reste maire aux yeux des citoyens, même s’il « confie » cette fonction au premier adjoint pendant qu’il siège au gouvernement. Peut-être faudrait-il s’orienter vers un système où, devenant membre du Gouvernement, on peut rester maire, en confiant des délégations très substantielles à un ou plusieurs adjoints. On doit pouvoir trouver un statut particulier pour un maire membre du Gouvernement.

Projet - Quel type de représentation est en jeu dans les quartiers qui connaissent l’exclusion et un nombre important d’immigrants ?

Jean-Pierre Sueur - Je suis favorable à ce que les personnes de nationalité étrangère qui résident dans la commune depuis un certain temps puissent voter aux élections municipales. Cette réforme finira par s’imposer. Si je suis tout à fait partisan de la généralisation des conseils de quartier, je ne suis cependant pas favorable à leur élection au suffrage universel direct. Car on ne peut aller vers une accumulation des scrutins : la commune, l’agglomération, le département, la région... N’en rajoutons pas. Pourquoi ne pas s’inspirer d’une loi PLM rénovée ? A Paris, Lyon ou Marseille, il y a un conseil pour toute la ville et des conseils d’arrondissement. Finalement, on sent bien le besoin, dans l’espace urbain, de deux niveaux de démocratie. Le premier niveau, désormais indispensable, est celui de l’agglomération où l’on décidera des grands projets d’aménagement, de transport, d’environnement, de voirie... Mais on a aussi besoin d’un autre niveau, celui de la proximité, de la vie quotidienne, des équipements de terrain, celui de la convivialité. Ces deux niveaux, correspondant à deux dimensions de l’administration locale, sont l’un et l’autre nécessaires.


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