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Projet - Si les banlieues ont une longue histoire politique, certaines occupent une place bien particulière dans l’actualité. Quelle place le politique peut-il occuper dans les banlieues aujourd’hui ?
Adil Jazouli - Attention ! On ne peut parler ici des « banlieues » en général. On peut en effet en donner au moins quatre définitions selon les situations territoriales et sociales.
Il y a d’abord des « villes de banlieue », du type Vaulx en Velin, à côté de Lyon. C’est une véritable ville, régie par une autorité administrative classique ; l’habitat social y constitue 90 % des 40 000 habitants. Un peu différentes sont la plupart des villes de la proche banlieue parisienne – la « ceinture rouge » –, Aubervilliers, Ivry, Villejuif, Saint-Ouen ou Saint-Denis... Ces villes ont un centre de tradition ouvrière forte depuis parfois un siècle, mais elles possèdent aussi des quartiers périphériques où se concentre une population immigrée dont la culture politique est différente. Une troisième définition de la banlieue peut s’appliquer à ces villes, moyennes ou plus grandes, qui regroupent un centre tout à fait classique, souvent agréable ou coquet, et une extension monstrueuse implantée sur des champs de pommes de terre à dix minutes de bus de la gare, sans les équipements nécessaires à la vie commune. C’est ce qu’on peut voir à Mantes la Jolie, par exemple, avec le Val Fourré. Cet habitat social séparé de la ville elle-même, c’est la banlieue de l’imaginaire collectif ! Il y a enfin la banlieue dans la ville, une particularité de Marseille où personne ne se dit banlieusard, mais où quatre arrondissements sur seize forment ce que l’on connaît comme « les quartiers nord », un ensemble de cités HLM construites autour d’anciens noyaux villageois rattachés à la ville et qui abritent à elles seules 300 000 habitants. Et ces quartiers sont très présents au Stade vélodrome, au cœur de Marseille ! Selon que l’on parle de la banlieue dans l’une ou l’autre de ces quatre acceptions, ce ne sont pas du tout les mêmes manières de représenter le politique.
Projet - La banlieue est-elle quelque chose d’insaisissable ? Ou y a-t-il un modèle dominant ?
Adil Jazouli - La banlieue n’est absolument pas insaisissable, et elle est dominée par le modèle de la région parisienne. Le ministère délégué à la Ville a recensé quelque 2 000 quartiers en situation difficile, classés en tenant compte du taux de chômage, du taux d’échec scolaire, du taux de délinquance et du taux d’immigration. Sur ces 2 000 quartiers, 40 % se trouvent en région parisienne. A Mantes ou à Sartrouville, les excroissances des cités sont assez récentes. Elles peuvent aussi être aberrantes : à Chanteloup-les-Vignes, on a imposé subitement aux 3 000 habitants d’un village la construction d’une cité pour 15 000 habitants.
Projet - N’y a-t-il pas un cinquième type de banlieue, celle qui serait à cheval sur plusieurs communes ?
Adil Jazouli - Je ne crois pas que ce soit un modèle, car les cas sont plutôt rares. Dans la région parisienne, il y a la cité des Belagis, qui se trouve carrément à cheval sur quatre communes des Hauts de Seine, mais principalement Sceaux et Bagneux, ou encore la cité de Bois l’Abbé, à la fois sur Champigny et sur Chenevières. Dans ces cas, on traite avec la ville qui a le plus grand nombre de logements sociaux. Mais plus largement, il est vrai que les problèmes d’équipements, de voirie et de services publics sont gérés par des syndicats intercommunaux ; il s’agit d’abord d’une coopération technique, mais c’est un terreau sur lequel pourra s’épanouir une coopération politique. J’ai personnellement fait partie, il y a deux ans, de la commission Sueur qui a rendu le rapport Demain la ville et qui pousse très fort dans ce sens, vers la communauté d’agglomération.
Projet - Dans ce panorama, on utilise volontiers l’expression de « territoires orphelins ». La cité qui s’étend sur deux communes est bien sans mère (maire). Acceptez-vous une telle expression ?
Adil Jazouli - Sans doute, en partie, elle a sa raison d’être. En termes politiques, la ville de Sarcelles est typique. Quand le projet de Sarcelles a commencé, la ville a accueilli une population assez mélangée, avec des cadres, des techniciens et des enseignants (des hommes comme Claude Neuschwander...) ! Mais après dix ans, ces habitants sont partis, profitant de la politique d’aide à la pierre pour acheter un logement ailleurs, ou se faire construire un pavillon. Et la situation s’est dégradée... Aujourd’hui n’habitent à Sarcelles que ceux qui n’ont pas d’autre choix que de vivre là. Assignés à résidence, beaucoup de ces habitants sont étrangers ; ils participent à la vie sociale, sportive et socio-culturelle, mais non à la vie politique. Les élus ont pris l’habitude de ne pas aller y chercher de voix, craignant plutôt d’y récolter des ennuis, surtout pendant toute une période où le poids du Front national a été très grand. Aujourd’hui, cette pression est moins forte, mais les partis traditionnellement implantés dans les quartiers populaires ont déserté les cités ; ils ont cessé d’y travailler et les élus n’y habitent pas. Oui, on peut dire que ce sont des territoires orphelins.
Projet - Comment faire le passage vers le politique ? Quels enjeux pourraient cristalliser son émergence à partir de la vie quotidienne des populations ?
Adil Jazouli - Il y a d’abord un effet de génération. A l’heure actuelle, les jeunes de ces quartiers y sont nés, alors que leurs parents venaient d’ailleurs, et ils sont citoyens français. Beaucoup de jeunes adultes (entre 20 et 25 ans) s’engagent dans l’action collective et passent au politique lorsqu’ils ont vu les limites de l’action associative. De jeunes élites qui ont fait des études et qui ne quittent pas complètement le quartier comprennent que les problèmes d’éclairage, de transports, de réhabilitation des bâtiments et d’animation dépassent l’action sociale et nécessitent une action proprement politique. Ils sont prêts à adhérer même aux partis, aussi bien au PC, au PS, au RPR ou chez les Verts. Ils n’y seront plus l’alibi facile que l’on a connu il y a une dizaine d’années, « l’arabe de service » de la section locale, mais ils font pression sur les élus et encouragent les habitants du quartier à voter. Ce phénomène a été perçu lors de l’élection présidentielle de 1995, et surtout aux municipales de 1997 : à Vaulx en Velin, par exemple, des jeunes ont constitué leur propre liste et ont obtenu 8 % des voix au premier tour. Mais ces jeunes ne se lient pas à un parti, ils s’attachent plutôt à un élu local devenu l’interlocuteur en qui ils ont confiance. Leur action politique n’est liée à aucun enjeu communautaire mais seulement à des enjeux d’action sociale locale. Car leurs quartiers continuent d’être mal traités : à Marseille, il n’y a pas de transports en commun après 9 heures du soir. Comment parler, dans ces conditions, de désenclavement des quartiers nord ? Un autre enjeu est la mixité ethnique et sociale de la banlieue. Les jeunes ne peuvent plus supporter des quartiers monocolores. Or l’ethnicisation de l’habitat et la ghettoïsation sont des phénomènes récents mais qui risquent de s’amplifier car chaque communauté ethnique n’a pas envie de s’installer là où d’autres sont majoritaires. Cet enjeu de la mixité est certainement très important pour les élections municipales de ce printemps.
Projet - De tels enjeux peuvent-ils trouver une réponse locale ? Le politique local a la maîtrise technique mais non politique des problèmes.
Adil Jazouli - Pas du tout. Bien des questions, même politiques, trouvent une réponse à l’échelon local. Prenez l’exemple de la participation et de la démocratie locale. A Strasbourg, chaque projet concernant les communautés immigrées est soumis pour avis au Conseil consultatif des étrangers ; cela entraîne un débat. A Strasbourg encore, la seconde ligne de tramway a été décidée en concertation constante avec les diverses associations concernées (handicapés, etc.). Tout ceci est entre les mains du maire. De même pour la construction d’un équipement (gymnase, piscine ou bibliothèque), il s’agit d’un choix politique local. D’autres problèmes sont plus délicats : par exemple le déséquilibre entre communes voisines en ce qui concerne la répartition des logements sociaux. Les choix locaux sont alors soutenus par le ministère, éventuellement dans le cadre des contrats de ville et par l’intermédiaire de la communauté d’agglomération qui marque une étape. Il me semble évident que ce n’est qu’une transition : il faudra bien ensuite qu’on arrive à une communauté dont les responsables soient élus directement.
Projet - Cela pose un problème d’équilibre des institutions : ajouter une instance, un nouveau type d’élection, n’est-ce pas jouer les poupées russes ?
Adil Jazouli - Il ne s’agit pas d’ajouter mais sans doute de remplacer... Les gens ont un sentiment d’appartenance très fort à leur cité, puis à leur ville. Mais le conseil général devient une institution obsolète : les cantons, en banlieue parisienne, ne me semblent pas avoir une raison d’être primordiale. Pourtant, sur des questions très sensibles, comme l’action sociale ou les collèges, c’est le conseil général qui est responsable et qui peut être un frein à la politique de la ville. Dans les régions dont nous avons parlé tout à l’heure, à Strasbourg comme à Lyon ou à Grenoble, les contrats de ville ont été signés avec la communauté d’agglomération et non avec des communes isolées. Tous les élus locaux étaient d’accord avec cette manière de procéder, et cela donne une vision globale bien meilleure pour des problèmes comme les transports (métro ou tramway) ou les universités. En région parisienne, il n’y a pas de communauté d’agglomération. Je ne dis pas qu’il faille supprimer les conseils généraux, mais évoluer en harmonisant les politiques et en organisant une répartition entre les diverses instances. Ce qui est vrai, c’est que ce ne sont pas les élus eux-mêmes qui ont voulu la communauté d’agglomération. Mais, devant cette évolution inéluctable, ils l’ont très bien acceptée. Ne me dites pas que la communauté d’agglomération est lointaine pour les habitants, c’est faux ! A Lyon, où elle existe réellement depuis quinze ans, les gens en ont pleinement conscience. Et du coup, de structure purement technique, elle va évoluer vers une instance à fonction politique. L’élection des conseils d’habitants de l’agglomération sera possible à partir des conseils de quartiers. On voit l’avantage que cela entraînerait pour la représentation des populations des banlieues, évitant la rupture entre le citoyen et la ville. On peut imaginer des sortes de conseils économiques et sociaux – Niort a mis en place une telle instance – à la composition assez large, et consultables sur tous les grands projets de la communauté d’agglomération. La réalisation d’une telle politique nécessite qu’on y consacre du temps, un peu d’argent et de l’humilité (car les élus ne savent pas tout). Elle permet une relation vraie avec les citoyens, à condition que les maires n’y cherchent pas plus de pouvoir mais plus de cohérence et qu’ils acceptent de voir évoluer encore leur métier. Ils restent encore trop souvent identifiés personnellement à leur ville. On voit bien qu’une évolution est possible. Il y a quelques années, les élus étaient braqués devant l’idée des conseils de quartiers. Aujourd’hui, encore, une tension existe entre la face exécutive du conseil municipal et sa face délibérative, mais il faudra que les fonctions se séparent progressivement, quasi naturellement. Et c’est l’agglomération qui fera bouger les choses.
Projet - Vous-même, vous vous trouvez actuellement du côté de l’Etat. Pendant longtemps, l’Etat a donné de l’argent et joué le rôle de pompier social des banlieues. La catastrophe du système politique français montre aujourd’hui que cela ne suffit pas, et que les vrais enjeux sont ceux de la représentation.
Adil Jazouli - En partie, mais pas seulement. La politique de la ville menée par le gouvernement depuis une vingtaine d’années a été au départ une politique expérimentale de « réparation » qui s’attachait à 22 sites identifiés comme des « îlots sensibles ». Aujourd’hui, on est passé de l’artisanat à l’industrie lourde, puisque la politique de la ville s’est généralisée à toutes les banlieues de toutes les villes. Ses moyens d’intervention se sont diversifiés et c’est la seule politique véritablement interministérielle puisqu’elle fait intervenir onze ministères, y compris par l’origine des fonctionnaires qui s’y consacrent. En outre, depuis une dizaine d’années, l’Etat n’est qu’un partenaire de cette politique. Les contrats de ville sont passés désormais dans le cadre des contrats de plan Etat-région.
La logique du ministère délégué à la Ville est de dire qu’on ne peut pas faire la ville contre les élus ; et il ne faut pas dire, comme l’avait fait un préfet, qu’un quartier laissé à l’abandon par un maire doit être décrété extraterritorial et géré directement par la préfecture ! Ce n’est pas pensable. En négociant pied à pied pour les contrats de ville, nous avons coproduit la politique publique de la ville avec les élus. Nous avons demandé un diagnostic des problèmes à la fois aux élus et aux services de l’Etat ; ce faisant, nous avons fait se rapprocher les cultures des différentes administrations (la Ddass, la Dpm et la Dde n’ont pas la même conception des besoins locaux). Un problème qui se pose à la politique de la ville tient surtout aux trop fréquents changements de l’administration préfectorale : les sous-préfets à la ville ont tout juste le temps de faire sérieusement le tour des questions posées dans leur secteur, qu’ils sont déjà nommés ailleurs ; alors que les élus ont le temps de leur mandat. D’ailleurs, pour profiter de cette disponibilité des élus, et de l’« état de grâce » qui suit chaque élection, nous organisons en mai prochain une journée nationale de la démocratie locale et des conseils de quartier.
Je suis opposé à l’Etat contraignant, et je crois que le ministère délégué à la Ville est en ce domaine un modèle, car nous avons un côté « animateurs ». Il faut traiter de manière équitable tous les habitants de tous les quartiers. Au lieu de faire des grands discours, j’aime dire que nous « tricotons » au quotidien : le tricot, on le voit avancer. En ce qui concerne par exemple les emplois jeunes, nous avons dû nous battre, car les jeunes plus favorisés les avaient pris d’assaut et les jeunes des quartiers populaires étaient fortement sous-représentés. Certaines administrations nous ont heureusement beaucoup aidés, telle la police, car J.-P. Chevènement avait déclaré qu’il voulait une police à l’image de la population, donc pas monocolore. Quand nous aurons réussi, le ministère délégué à la Ville disparaîtra : pour le moment, il gère l’interministérialité, et il réussit puisqu’il y a désormais dans les autres ministères un bureau de la ville où sont nos interlocuteurs et nos collaborateurs. Ce qui importe à terme, c’est la prise en charge des problèmes par chacun, et cela signifiera que la représentation politique est la bonne !