Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Noé, sauveur des espèces menacées, va-t-il remplacer Prométhée ? Nouvelle figure emblématique, qui n’est plus celle d’un progrès, insouciant des effets secondaires des performances de la science et des échanges ? Face au risque, l’inquiétude est de plus en plus partagée. Nos entreprises, on le sait bien, ne créent plus seulement de la valeur ajoutée, mais du risque ajouté.
Les risques, cependant, ont-ils vraiment augmenté ou ont-ils changé de visage ? Les sociétés ont cherché à se protéger, à s’assurer contre des vicissitudes qui jadis étaient des accidents ou des fatalités. Mais les réseaux de solidarité mis en œuvre pour donner de plus grandes libertés, pour ouvrir de plus larges possibilités, pour permettre d’oser de plus nombreuses initiatives, ne peuvent être de simples techniques, s’ils ne représentent pas aussi des réseaux de responsabilités.
Car nos interdépendances forment des chaînes beaucoup plus étendues, qui offrent un accès toujours plus large, nous connectant jusqu’à des inconnus. Dès lors, elles ont perdu leur force de signes de proximité et de solidarité. Chaînes technologiques, chaîne alimentaire, chaîne de l’approvisionnement (sur terre ou sur mer), réseaux électriques ou informatiques... : l’individu relié considère comme naturelle l’assurance de disposer des choix les plus nombreux pour consommer, s’informer, disposer des progrès des techniques et des sciences. Toutes nos activités sont les maillons d’une immense chaîne.
Cette chaîne de l’efficacité est paradoxalement cause de risques accrus. Qu'un maillon fasse défaut, les conséquences se propagent comme une contagion. Les parties prenantes d’un même secteur, d’une même filière sont interdépendantes pour offrir sans délai au consommateur la réponse, l’approvisionnement auquel il a droit. Toute rupture, toute panne peuvent ainsi devenir des catastrophes. Les réactions « en chaîne » – dans le nucléaire, sur la route, dans la conservation alimentaire, etc. – ne sont pas maîtrisées.
De nouveaux maillons sensibles apparaissent, du côté des technologies de l’information et de l’internet, des applications de la génétique, de la sophistication de la sphère financière. Il n’est pas sûr que l’on sache anticiper dans ces domaines davantage que face aux techniques industrielles.
Pour répondre au risque, la précaution sera-t-elle une chaîne de plus ? Comme si l’assurance était donnée de l’extérieur, par des codes ou des couvertures. Cette garantie est nécessaire, mais pour soutenir les décisions, non pour conforter les inerties. Sinon, à l’optimisme aveugle succède le sentiment d’injustice ou d’impuissance. Le risque est lointain, différé dans le temps. Quand il survient, il ne trouve que des victimes dont les droits à être protégés ont été remis en cause. A l’aveuglement succèdent la « sidération » (Ch. Roux-Dufort) et le scandale.
La précaution ne signifie pas que tout dépende de certitudes, elle ne veut pas dire attendre qu’il n’y ait pas de danger. Elle ne se réduit pas à des dispositifs (sur la route, dans les quartiers difficiles...) ou à des expertises (pour écarter la pollution, le danger d’une intervention médicale...). La précaution appelle le partage des responsabilités. Elle est principe moral et politique. Elle demande de savoir suspendre un temps la chaîne des dépendances instantanées, pour les situer dans leur contexte, peser les avantages et les coûts et risquer des décisions, et non laisser la passivité figer des situations ou des rapports de forces. La précaution est principe d’action. Si l’abstention est parfois nécessaire, elle doit être objet de débat, acceptée. La précaution n’est pas remise à d’autres, elle est le soutien pour que chacun à sa place, expert, entrepreneur, acteur d’un réseau, responsable politique..., affronte les risques de choix partagés.
Si nous sommes dans une « civilisation du risque » – c’est la première partie de ce dossier –, il importe de comprendre comment, derrière les évolutions des solidarités collectives, celles de l’Etat- providence, au-delà d’une revendication de précaution, s’expriment des exigences démocratiques nouvelles, dont l’exercice se cherche encore. Parmi les points sensibles de ce débat, la seconde partie du dossier en retient quelques-uns : alimentation, circulation, création d’entreprises, régulation financière. En chacun de ces domaines, le risque prend certes des figures très diverses. Ils ont en commun de nous rappeler combien tout ne se réduit pas à des données chiffrées, à des statistiques ou des indices. La dimension culturelle y est importante. Elle concerne la manière dont les hommes savent engager leur responsabilité les uns vis-à-vis des autres.