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Dossier : Risque et précaution

La santé financière


Le risque est à la finance ce que la nourriture est à la vie. Assurer la bonne santé du système financier ne consiste pas nécessairement à renforcer les règles et les assurances car paradoxalement celles-ci provoquent de nouveaux aléas. Cela suppose de gérer avec finesse une écologie délicate entre finance, sphère économique et politiques publiques.

«La santé, c’est une marge de tolérance des infidélités du milieu. [...] Inversement, le propre de la maladie, c’est d’être une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu. » Telle est la conclusion de la thèse de Georges Canguilhem1. Le célèbre médecin épistémologue précise que, sous le mot « infidélité », il faut mettre non pas quelque manquement moral ou religieux, mais ce qui est de l’ordre du devenir et de l’histoire.

Appliquée à la sphère financière, cette définition de la santé permet d’échapper aux analyses statiques et aux condamnations sommaires ; elle permet surtout de comprendre que le risque, ce pain quotidien des financiers, ne se mesure pas à l’aune de quelque ratio posé a priori, mais s’évalue dans une relation toujours fluctuante entre les organismes financiers et leurs environnements. C’est dire en bref, avec l’idéologie post-moderne, que le risque, c’est la vie (si l’on admet que la vie se manifeste par la capacité de répondre aux stimuli extérieurs). Si être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever, la santé financière a quelque chose à voir avec la résilience des métaux, cette capacité de résistance aux chocs extérieurs. Mais, à la différence des métaux, la résilience financière passe par la transformation des règles et des organisations ; non seulement celles de la sphère financière, mais également celles de la société tout entière.

Trois évolutions principales traduisent aujourd’hui la transformation des réponses de la finance aux risques : d’une part, la croissance des agences de rating, d’autre part, la multiplication des normes prudentielles, enfin le développement colossal des produits dérivés. Signe des temps, le Comité de Bâle pour la supervision bancaire a proposé en juin 1999 de noter les risques de prêts et de titres détenus par les banques, non plus en fonction des pays conformément à l’usage actuel, selon que ces pays sont, ou non, membres de l’Ocde, mais en fonction d’une évaluation, un rating, propre à chacun de ces produits.

Au grand dam des planificateurs, tout cela ne conduit pas vers un monde sans histoire. Une écologie financière peut certes rêver d’un environnement parfaitement maîtrisé. La finance n’en prend pas le chemin, au contraire ! Car chaque avancée des techniques financières transforme l’environnement économique, social et politique. Témoins engagés de ces avancées, les médecins n’ont pas manqué au pied du lit de la finance. Ils ont tour à tour préconisé des analyses plus détaillées, une prévention plus largement déployée, enfin des exercices plus risqués. Chaque fois, la pharmacopée a engendré son anticorps.

La précision contre la prédiction

Prévoir est un art difficile, surtout quand la prévision porte sur l’avenir, disait l’humoriste Pierre Dac. Face à l’incertitude, le premier réflexe est d’approfondir l’analyse. L’idée est excellente, du moins dans le contexte épistémologique issu de la philosophie des Lumières, tant que l’on croit pouvoir connaître un jour le monde entièrement déterminé par des lois générales, et que l’on oublie les contradictions de l’homme vivant en société2. Ces analyses sont coûteuses, aussi bien en temps, en argent, qu’en pouvoir prédictif. Car la précision des modèles prévisionnels, en accumulant le nombre des variables et en multipliant les hypothèses, provoque en contrepartie un obscurcissement. Ce que l’on gagne en précision peut être perdu en pouvoir prédictif.

Ces analyses sont certes nécessaires ! Mais moins pour dire ce que sera demain que pour éliminer les scénarios contraires aux contraintes notifiées par les sciences. Si les agences de rating se développent, leur fonction est d’évaluer les risques pris par les souscripteurs d’emprunts publics ou privés. Leur rôle est non pas de prédire les défaillances, mais simplement d’apprécier les configurations défavorables les plus vraisemblables. Les rieurs se gaussent des erreurs de diagnostics qui, quelques mois avant la crise de 1997, accordaient à la Corée la même note qu’à la Suède ; ils font simplement l’impasse tant sur les objectifs que sur les conditions épistémologiques de ces analyses. Les modèles économiques d’aujourd’hui permettent d’expliquer avec précision les raisons des événements passés, mais non de décrire les événements à venir. D’autant que, de toutes les hypothèses nécessaires pour construire le schéma d’un état du monde futur, celles qui portent sur le comportement des agents économiques, notamment de l’Etat, sont les plus hasardeuses.

Cette sorte d’ombre portée par les analyses conduit certains, pour éclairer l’avenir à défaut de le maîtriser totalement, à promouvoir des formes plus ou moins contraignantes de planification. Pour dissiper les zones d’ombre et couler le monde économique chahuteur dans l’ordre de la raison, il conviendrait, pensent-ils, d’indexer les prix et les salaires, de mettre à couvert les agents économiques par un statut protecteur semblable à celui de la fonction publique, bref de supprimer les risques économiques et, avec eux, le rôle ambigu de la finance.

Si cette politique n’est plus guère annoncée dans cette forme naïve, sa version soft renaît sous les traits d’une tendance à élargir, par l’intervention publique, le domaine économique protégé où chacun peut prévoir son avenir financier déterminé par la stabilité de l’Etat. L’exigence de l’électeur est d’autant plus insistante que les à-coups se font plus violents et ressentis comme tels, hors de ces eaux économiquement calmes. Mais cette logique oublie que, dans une économie ouverte, de plus en plus éloignée des hypothèses keynésiennes où l’intervention de l’Etat pouvait assurer le quasi-plein emploi moyennant une petite dose d’inflation, le secteur exposé, et plus spécialement les salariés travaillant dans les entreprises sous-traitantes, paient en terme de précarité accrue la sécurité économique des autres. Les précaires servent en quelque sorte à amortir le système économique ouvert ; et ils sont d’autant plus secoués qu’ils sont moins nombreux. Que le donneur d’ordre soit l’administration ou les grosses entreprises publiques ou privées, il est en fait l’employeur indirect des salariés à statut précaire. Ce qui, certes, ne supprime pas la responsabilité de l’employeur direct, mais la replace dans le cadre de ses contraintes sociales, économiques et politiques. D’où la promotion d’une conception post-moderne de l’Etat.

L’Etat subsidiaire

Guérir la finance par une bonne politique publique est aussi difficile que de réussir une bonne sauce Béchamel. Avec un grain de sel, on pourrait dire que, dans une économie ouverte tant sur l’étranger que sur les initiatives privées, l’Etat est le roux de la sauce Béchamel. Béchamel, financier du xviie siècle, avait inventé une sauce blanche à base de roux blond et de lait. Le roux, mélange de farine et de corps gras, doucement chauffé jusqu’à obtenir une pâte couleur blé mûr, permet de lier la sauce et d’éviter les grumeaux. Traduisons : dans la société d’aujourd’hui, le roux, ce sont les appareils économiques d’Etat ; ils forment le tissu conjonctif de la société civile symbolisée par le lait. Ces appareils d’Etat mélangent des organisations économiques, budgétaires et fiscales, leurs réglementations et leurs contraintes hiérarchiques, avec des institutions économiques à base de règles du jeu inscrites dans la monnaie, le marché et la finance. La finance n’est qu’une dimension de ce tissu conjonctif ; dimension d’autant plus importante que l’avenir est incertain. Elle se conjugue avec la monnaie, créance à vue sur une communauté de paiement, et degré zéro de la finance ; et les deux favorisent les échanges sur le marché. Cette triade, monnaie, marché et finance, se coule dans les appareils d’Etat qui lui donnent en quelque sorte sa matrice. Il est donc vain d’accuser la finance, le marché ou l’argent, comme on accusait le diable durant les périodes obscures du Moyen Âge, à la manière d’agents indépendants, sorte de cause première des dysfonctionnements sociaux.

Les risques financiers doivent être replacés dans le cadre de la régulation sociale. Ce qui relativise les catégories habituelles. La littérature financière distingue en effet les risques de marché, les risques de signature et les risques de liquidité. Mais tous ces risques sont conditionnés par la configuration socio-politique. Les risques de marché naissent de l’évolution des prix, de la variation des taux de change ou de la volatilité des taux d’intérêt, eux-mêmes soumis aux politiques budgétaires, monétaires et aux aléas de la redistribution. Les risques dits de signature dépendent de la solidité financière des partenaires, à la défaillance toujours possible, quand les conditions économiques autant que l’aléa moral jouent de concert dans une cour balisée par les institutions publiques et privées présidant aux échanges. Les risques de liquidité, enfin, proviennent de la difficulté de trouver à tout moment une contrepartie pour liquider son avoir.

Tous ces risques traduisent la possible défaillance du système financier face aux « infidélités du milieu », comme dirait Canguilhem, c’est-à-dire finalement face aux agressions de l’économie réelle préformée par la configuration sociale et politique. Il s’agit tantôt du cosmos (un mauvais climat provoque une mauvaise récolte, une baisse de revenu des professions agricoles et des faillites en cascades), tantôt des inventions scientifiques et techniques (une nouvelle technologie élimine certains concurrents ou bouleverse des pans entiers de l’économie), tantôt des soubresauts politiques (une gestion brutale des finances publiques ou des taux d’intérêt, l’incurie fiscale, voire l’Etat maffieux qui détruit les soubassements de l’activité économique), toujours d’un environnement qui répond de façon dialectique à la situation financière et donne à l’Etat une place subsidiaire où se conjuguent subordination active et subside.

La défaillance du système provient-elle d’une sphère financière, malade, ou de trop fortes agressions de la sphère réelle ? L’approche en termes de santé financière permet de dépasser ce dilemme insoluble.

Les limites de la solidarité financière

Face aux risques, on en appelle en général à la solidarité. Malheureusement, la solidarité n’est pas la solution, c’est le problème, et un problème politique. Conformément à l’esprit du droit commercial, l’engagement in solidum veut que chaque partenaire paye pour la défaillance des autres. Hors de l’engagement contractuel du droit commercial, la solidarité ne peut s’appuyer que sur deux impératifs : l’impératif légal par voie de contrainte ; et l’impératif de la conscience. Dans ce dernier cas, la solidarité se coule dans l’art de la charité. Bien qu’ayant mauvaise presse, la charité n’a pas que des inconvénients. Certes, elle dépend du bon vouloir du donateur et peut camoufler un subtil mépris. Mais, en contrepartie, la charité s’adapte mieux aux circonstances particulières et aux sujets singuliers, difficilement appréhensibles – pour dire le moins – par les catégories administratives.

Cette tension entre le risque personnel qui appelle des solutions singulières, et la solidarité administrativement définie, fait le lit des systèmes financiers de l’assurance. La garantie contre les aléas des revenus futurs est supportée alors par l’ensemble des cotisants, souvent par le truchement des revenus financiers produits par leurs placements collectifs. On discutera encore longtemps des effets psychologiques de l’assurance sur la propension au risque des agents économiques. L’aléa moral est ici au cœur du débat. L’assurance d’être pris en charge par la collectivité en cas d’accident a bien sûr des effets ambigus. Tantôt, elle agit comme ces systèmes de freinage performants qui inciteraient les conducteurs à rouler plus vite au risque d’accident – c’est l’accusation portée contre le Fmi se portant au secours de systèmes financiers mal gérés ; tantôt, elle agit comme le filet de sécurité qui ouvre la porte à une initiative économique risquée et prometteuse. Concernant les risques de l’entrepreneur, Schumpeter déjà faisait remarquer que certaines recherches à gros risques technologiques ou commerciaux ne pouvaient être menées à bien que par des grandes entreprises, voire par des entreprises disposant d’une certaine garantie fournie par une situation de monopole, à défaut par la puissance publique elle-même.

Un problème analogue se pose concernant les risques financiers. Depuis que la culture moderne a remis en question l’interdiction religieuse du prêt à intérêt, le problème proprement économique apparaît au grand jour. L’assurance de jouir d’une rémunération contractuelle prédéterminée mobilise-t-elle davantage les épargnants que l’obligation religieuse de ne risquer que le patrimoine détenu en propre ?

Si l’on quitte ce domaine controversé de l’effet psychologique de l’assurance, pour se focaliser sur son effet proprement économique, on constate que la répartition des risques entre les membres d’une collectivité contribue à rigidifier l’ensemble de la structure économique. Car l’assurance, sous quelque forme qu’elle soit mise en œuvre, a un coût qui pèse sur le résultat de chacun des acteurs. Ce coût lime les rentes liées aux situations particulières, et contribue à rendre l’espace économique plus homogène et, finalement, moins profitable. La théorie nous apprend que, dans un espace économique parfait (une situation de concurrence, par exemple) les profits s’annulent à long terme. Certes, un tel espace économique n’existe pas plus que les gaz parfaits en physique ; son concept permet cependant de penser les effets d’une situation rendue homogène par un système d’assurances économiques.

L’assurance, devant compenser les aléas de la vie économique, prélève nécessairement sur le système un montant prédéterminé, sans lien de proportionnalité avec les résultats économiques. C’est la situation à laquelle s’affrontait Keynes lors de la crise de 1929. La rigidité des salaires nominaux joue comme un prélèvement prédéterminé, indépendant à court terme de l’activité de l’entreprise, et qui interdit un équilibre des marchés socialement satisfaisant. D’où la nécessité d’une relance autonome confiée à l’Etat. Cette relance s’essouffle aujourd’hui dans une économie ouverte, grevée par ailleurs d’une forte proportion de prélèvements obligatoires. Mais là n’est pas la pointe de l’analyse du risque financier. Ce qui importe pour la santé financière tient en ceci : l’assurance économique joue un rôle économique identique au prélèvement prédéterminé. En cas de réalisation du risque, le prélèvement est fonction du contrat passé et non de la potentialité économique actuelle.

Une telle analyse ne tranche évidemment pas la question politique de savoir s’il faut, oui ou non, dans la conjoncture sociale d’aujourd’hui, renforcer, et jusqu’où, le système d’assurances contre les aléas économiques. Elle rappelle simplement qu’en économie se présente le dilemme que Canguilhem mettait au jour en dénonçant le vide conceptuel de l’idée de pathologie. La conséquence pratique en est que la maîtrise de l’environnement socio-politique où baigne le système financier ne peut pas être une fin en soi. A la manière dont on stabilise l’environnement d’un malade, en lui évitant tout choc biologique ou thermique, il ne convient de stabiliser l’environnement socio-politique que pour l’adapter à la capacité de réaction de la sphère financière. Inversement, le renforcement des assurances économiques suppose un système financier « sain », c’est-à-dire doué d’une résilience à la hauteur des chocs subis. Ces deux exigences, maîtrise de l’environnement socio-politique et santé du système financier, sont contradictoires, comme le savent tous les hommes politiques lorsqu’ils ne sont pas en campagne électorale.

Risques et rendements financiers

Cette alchimie dynamique où la régulation socio-politique joue subtilement avec la santé financière est d’autant plus difficile à mettre en œuvre que les financiers eux-mêmes ne peuvent définir un environnement idéal. Car la finance se nourrit du risque, c’est-à-dire finalement d’un environnement mal maîtrisé. En finance, rendement et risque vont de pair. La rentabilité d’un titre financier est potentiellement la rentabilité d’un titre sans risque, disons un emprunt d’Etat à très court terme, augmenté d’une « prime de risque ». Cette prime, qui rémunère le danger couru par le prêteur, dépend de l’environnement économique, social et politique évoqué plus haut. Il se mesure suivant une procédure implicite où la convention, pour ne pas dire l’arbitraire collectif des intervenants, joue un grand rôle, selon une analyse menée par Keynes, voici déjà presque un siècle.

L’intervenant sur le marché, individuel ou collectif, travaille par comparaisons, en utilisant des catégories un peu frustes : régions géographiques, secteurs économiques, échéances, localisation du marché financier. Il examine si son actif engendre plus ou moins de fruits qu’un portefeuille choisi en référence. Les données statistiques lui permettent d’établir une volatilité moyenne, supposée traduire le risque, à laquelle il compare la volatilité de son actif. Il tente d’établir des relations statistiquement représentatives entre la rentabilité de son actif et celle d’un actif sans risque. Les diverses combinaisons de tous ces éléments reçoivent le nom de leur initiateur. Le financier connaît ainsi le coefficient alpha [a] de Jensen, le ratio Bill Sharpe, le ratio de Treynor. Le premier compare directement des rentabilités, le deuxième rapproche rentabilité et volatilité de l’actif investi, le troisième diffère du précédent en prenant en compte non la volatilité de l’actif, mais celle du marché sous-jacent, pondérée par ce que l’on nomme joliment le coefficient bêta [b] qui mesure statistiquement les risques dits systémiques, c’est-à-dire les effets de la variation du marché sur la variation de l’actif.

La sophistication des instruments ne doit pas cacher la pauvreté des hypothèses. Le choix d’un marché de référence, d’un segment de durée et d’un rythme d’utilisation des gains, ne va jamais sans une part d’arbitraire. Dire, par exemple, que le risque des actions sur les marchés « mûrs » est de 25 % la première année, et qu’il diminue si la durée d’immobilisation est plus longue, c’est faire beaucoup d’hypothèses implicites quant au marché, au secteur investi, aux régions d’activité et à la rationalité du gestionnaire.

Cette rationalité serait-elle parfaite, elle ne garantirait pas la rationalité collective des marchés financiers. En finance, la rationalité parfaite ne désigne pas quelque cerveau puissant, aussi rigoureux qu’un ordinateur et capable de traiter dans sa mémoire d’éléphant les données rassemblées par un nouveau Pic de la Mirandole. La rationalité des intervenants sur le marché désigne simplement leur capacité d’intégrer sans délai les informations disponibles selon les modèles économiques, au demeurant assez simples, utilisés en général dans ce milieu. La théorie voudrait que la rationalité des agents conduise automatiquement à la meilleure allocation possible des ressources financières, à défaut de garantir une juste répartition des gains. Il n’en est rien. Car, sans même parler de l’inefficience des marchés qui déconnectent le prix boursier des « fondamentaux » de l’économie réelle, leur segmentation conduit à une pluralité d’équilibres qui provoquent en retour une multiplicité de rationalités incompatibles.

Ce phénomène paradoxal, où un progrès de l’information conduit à obscurcir le système financier, ressemble à celui du chaos dans les sciences physiques. Le chaos n’est pas le désordre, contrairement à ce que suggère une confusion fréquente. Le désordre, Max Weber le notait à propos de la corruption, suppose un ordre qui puisse servir de norme universelle ; en témoigne l’ordre social qui apparaît à certains comme un désordre établi. Le chaos n’est pas non plus l’incertitude concernant l’état du monde futur. Le chaos désigne un ensemble de résultats divergents, produit par des lois déterministes. Depuis Henri Poincaré, on sait que tel est le cas de trois corps en interaction gravitationnelle dans l’espace. Le chaos peut aussi venir de la sensibilité d’un système aux conditions d’origine. Il peut, enfin, être engendré – c’est le cas en économie – par la multiplicité des variables se liant selon des logiques contradictoires. Par exemple, le relâchement de certaines contraintes économiques provoque un effet paradoxal : alors qu’on s’attendait à une amélioration du niveau de bien-être général, l’on constate au contraire une diminution. Car les effets de ce relâchement sur le système des prix provoquent un état du système différent. Il en va de même de la multiplication de l’information. Dans certains cas, cette multiplication, au lieu d’accroître l’efficacité des marchés, crée des phénomènes de bruit et finalement une diminution du produit net.

Lorsque la sécurité des uns engendre l’insécurité des autres

Les produits dérivés résument cette contradiction par laquelle une maîtrise financière plus affirmée engendre davantage d’aléas. Les options, qui laissent à l’acheteur la liberté de livrer ou d’accepter à un prix déterminé à l’avance, les swaps de taux ou de devises, qui permettent à des acteurs dont les risques sont complémentaires d’échanger leurs positions, et tous les composés de ces produits financiers qui s’appuient sur des actifs plus classiques, présentent, comme le dieu Janus, un double visage. D’une part, ils servent d’assurance mutuelle ; d’autre part, ils favorisent la spéculation et la volatilité des cours.

L’assurance, c’est là leur premier usage. Acheter une option évite le risque d’une évolution défavorable des cours. La contrepartie veut que quelqu’un accepte le risque qui n’est plus assumé par l’acheteur. Dans le cas de swap, la garantie est obtenue moyennant la neutralisation des gains spéculatifs possibles engendrés par une évolution favorable des cours. Cette assurance est souvent très souple au demeurant : dans le cas des options de type américain, l’intervenant peut s’engager ou se dégager à tout moment jusqu’à l’échéance, ce qui permet de répartir le risque entre les intervenants sur ces marchés dérivés.

Mais la contrepartie de ce service d’assurance est un accroissement de la volatilité des cours. Comme Janus aux deux visages, les produits dérivés ouvrent la porte à la spéculation. Par un effet de levier (la seule découverte des financiers, réinventée à chaque génération, prétend Galbraith3), une faible variation de l’actif sous-jacent provoque, dans certaines configurations de marché, une forte variation de la valeur du produit dérivé ; ce phénomène rend la spéculation très juteuse pour les uns, et destructrice pour les autres.

Tout se passe comme si la stabilité des uns se payait d’une instabilité plus forte pour les autres, à la manière dont certains navires pris dans la tempête réussissent, dit-on, à calmer momentanément l’océan déchaîné en versant quelques tonnes de mazout à la mer, provoquant de plus fortes vagues hors du périmètre qu’ils ont un instant maîtrisé. Sans jamais disparaître tout à fait, le risque financier se déplace et s’accroît en s’élargissant.

La santé financière ressemble finalement à la médecine vue par le héros de la pièce de Jules Romains en 1923. Le docteur Knock prétendait que la santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon. Il en va de même pour la santé financière, état précaire. C’est pourquoi, les gouvernants, qui rêvent d’une organisation leur permettant d’esquiver les affres des risques financiers, seraient inspirés de rechercher dans Tchouang Tseu, cet antique philosophe taoïste, les principes d’une sagesse séculaire selon laquelle l’art de gouverner un grand pays ressemble à la cuisson d’un poisson délicat : il y faut une infinie circonspection qui bannit toute impatience ; en ce domaine, la violence, qu’elle soit idéologique ou politique, retombe toujours sur les plus exposés.



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1 Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, (2e édition Les Belles lettres, 1950, p. 121 et 122).

2 Aux sources du déterminisme dans les sciences sociales. « Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles est cette idée : que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme que pour les autres opérations de la nature ? » Condorcet, 1793, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Flammarion, 1988, p. 265. Cité par John Stuart Mill en exergue du 6e livre de son Système de logique.

3 John Kenneth Galbraith, Brève histoire de l’euphorie financière, Seuil, 1992.


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