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Dossier : Risque et précaution

La providence de l’Etat


Entretien - La conscience collective et partagée du risque est assez récente. Les assurances sociales sont nées de la conscience du rapport de dépendance des salariés et aussi de la solidarité face aux dommages. Aujourd’hui, deux visions morales du risque s’opposent où sont en jeu la responsabilité individuelle et la place de l’Etat dans les systèmes de protection.

Projet - Notre société a mutualisé beaucoup de risques en tous domaines, elle a développé l’Etat-providence, des normes et des garanties. Elle manifeste une hypersensibilité face au risque individuel et, en même temps, on a l’impression que la société ne sait pas bien poser la question du risque au plan collectif.

François Ewald - La préoccupation du risque n’est pas récente, même si l’utilisation du mot l’est, surtout dans sa prolifération actuelle. Si on se réfère par exemple à Aristote, on peut voir que la culture antique est dominée par l’idée que l’homme est un animal voué au risque : autour de la vertu centrale de phronèsis, s’élabore toute une morale de la prudence, de la délibération face à l’incertitude. Alors que la perfection du monde divin exclut l’aléa, le monde humain, imparfait, attend d’être accompli à travers des décisions humaines risquées. Chez Pascal encore, le statut ontologique de l’homme est celui d’un être voué au risque parce qu’il est « embarqué » et qu’il doit parier. Ce qui est nouveau, c’est la conscience que tout événement constitue un risque ainsi que la nature des risques auxquels nous sommes confrontés. Du temps d’Aristote ou de Pascal, on ne se posait pas la question de la vache folle ou de la précaution : les risques ont changé ! Mais des institutions existaient aussi déjà dans la Grèce antique, pour socialiser les risques (la famille, la Cité...). Gardons-nous donc de l’illusion de croire que ce qui arrive est totalement inédit. Pendant longtemps, on a mutualisé les risques à travers l’Eglise et la religion : on répondait au risque par la Providence. Plus la volonté divine était incompréhensible, plus il fallait avoir la foi. Cette réponse s’est épuisée en 1755 avec le tremblement de terre de Lisbonne. Par un phénomène de dissolution soudaine, une manière commune de vivre les événements est devenue impossible : celle de l’optimisme leibnizien. Dès lors, on dira que c’est la nature et l’imprévoyance humaine qui sont les causes de nos malheurs et non la volonté divine. Le risque devient à la fois un problème individuel par la souffrance qu’il implique et un problème social par les responsabilités qu’il met en cause. Dans cette optique, il revenait aux individus de le prévoir et de tenir compte des aléas. La prévoyance devient la vertu humaine par excellence. Ce fut le grand rêve du xixe siècle que d’imaginer une société d’universelle prévoyance. Le solidarisme s’est construit sur le constat de l’échec de cette utopie : les gens, dans leur grande majorité, ne sont pas prévoyants. On ne peut pas compter sur leur liberté ; il faut les obliger à être prévoyants. Alors qu’on avait pensé que l’homme trouvait sa dignité dans le fait de ne pas avoir à tomber sous la dépendance d’un autre, on a institué avec le salariat un statut général de la dépendance. Aujourd’hui, la question se pose de savoir si on n’est pas allé trop loin dans cette direction. Car, dans les faits, les gens essaient d’optimiser la protection qu’on leur offre ; ils aménagent situations et statuts de manière à utiliser au mieux les aides qu’ils reçoivent. Les institutions de protection ont créé des formes d’existence où la part de ce que les assureurs appellent « aléa moral » peut devenir prépondérante. La Sécurité sociale, par exemple, est-elle seulement une assurance contre la maladie ou une incitation à constituer comme maladie toute une série d’événements de la vie ?

Projet - Plus fortement qu’avant, on a construit des interdépendances lointaines. Mais plus ces réseaux sont lointains, plus on attend qu’ils vous protègent et moins on s’engage.

François Ewald - Les gens ne sont pas aussi assistés qu’on le dit ; ils stratégisent les protections qu’on leur offre pour en tirer un maximum d’avantages. Il s’agit moins d’entrer dans une chaîne de solidarité consciente que d’exercer ses « droits ». Il y a toujours eu des institutions pour protéger de l’aléa, de la famille à la féodalité. Depuis deux siècles, nous avons vécu la domination d’un certain type de risques, liés à la société industrielle, et d’abord le risque du paupérisme. On y a d’abord répondu par le paternalisme : en échange des services qu’il lui rend, le patron estime de sa responsabilité de protéger son ouvrier. A la fin du xixe siècle, on a fait de cette doctrine un projet social collectif : on a voulu retirer aux institutions patronales leur arbitraire pour en faire des droits. Chacun doit travailler et doit être protégé face aux aléas qui peuvent mettre en cause le revenu de son travail, et qui lui sont extérieurs : accident, maladie, vieillesse. Au xxe siècle, ce programme s’est étendu à la protection des individus face à des événements, indépendants du travail, mais pouvant entraîner des dommages. Ainsi s’est posée la question de la responsabilité de l’Etat (jusqu’à la fin du xixe siècle, l’Etat souverain ne pouvait être responsable, sauf en matière de travaux publics). Il est juste que l’Etat répartisse sur la collectivité la charge du dommage qui pèse sur quelques-uns dès lors qu’il y a rupture de l’égalité devant le bien public. Aussi s’est-on attaché à dédommager les risques subis par les individus dans le cadre d’une activité de service public. Il y a encore ces situations où des individus peuvent subir des dommages alors qu’ils sont dans une situation de dépendance par rapport à celui qui a la maîtrise du risque. Quand on prend le train, on est totalement dépendant de la Sncf et du conducteur du train. Il faut bien leur faire confiance. Dans une telle situation, on considère que le gestionnaire des transports prend la responsabilité de tout ce qui peut se passer dans le cadre de ce rapport de dépendance. Aujourd’hui, face aux dangers qui peuvent être liés à l’alimentation, le consommateur découvre qu’il n’a pas la maîtrise de ce qu’il mange, qu’il dépend des producteurs de farines ou d’autres produits... On tend à appliquer à ces situations un régime de responsabilité qui correspond à cette situation de dépendance.

Projet - N’a-t-on pas tendance à considérer de plus en plus que c’est la situation normale : l’insécurité de l’emploi, la dépendance face à l’insécurité du quartier, la dépendance face au monde de la finance ?

François Ewald - Je ne suis pas sûr que le droit mélange ainsi les situations. Le droit comme les tribunaux distinguent selon le type de relation qui peut s’établir entre l’auteur d’un dommage et sa victime. Prenez l’exemple du jugement récent rendu dans l’affaire d’un homme mort d’un cancer du poumon et dont la veuve a mis en cause la Seita. Les juges ont distingué selon l’âge de la victime : avant sa majorité, elle est considérée comme dépendante, et la responsabilité est imputée à la Seita. Mais après sa majorité, la victime a été considérée comme étant l’auteur de son propre dommage.

Je ne dirais pas que nous soyons aujourd’hui dans une vaste culture de l’assistance. Pascal Bruckner, dans La Tentation de l’innocence (Grasset), a développé la thèse très intéressante selon laquelle se constituer comme victime, c’est aujourd’hui une manière d’exister : pouvoir faire un procès à quelqu’un est la manière moderne de trouver une identité ! Cessons de croire que l’Etat-providence fait des « assistés » – propos au demeurant fort méprisant pour ceux que l’on désigne ainsi.

L’Etat se légitime comme celui qui protège contre les risques : on assiste, de sa part, à une offre permanente de sécurité. Ses fonctions traditionnelles tendent à disparaître : la menace d’invasion militaire n’existe plus guère ; la grande peur du crime n’est plus non plus ce qu’elle a pu être au temps des « classes dangereuses » ; la monnaie n’est plus du ressort du gouvernement, ni même les grands mouvements de l’économie. Reste à l’Etat à offrir la couverture des risques en matière de santé, de sécurité sanitaire, d’environnement. Ceci explique peut-être que l’Etat prenne sur lui les coûts politiques considérables de la gestion directe de l’assurance maladie alors qu’il pourrait la concéder à des opérateurs indépendants, en les contrôlant et en tirant avantage de cette intermédiation pour ne plus avoir à porter seul le risque. Il ne le fait pas : veut-il montrer, par cette permanence de l’offre, qu’il a le monopole de la protection ?

Projet - La conséquence, pour la responsabilité personnelle face aux risques, n’est-elle pas qu’on attend de l’extérieur d’être automatiquement assurable face à l’autre, l’Etat étant l’ultime garant ?

François Ewald - Le point aujourd’hui n’est pas de diminuer les protections, mais de retrouver leur esprit d’origine : aider les gens à prendre des risques. C’est ce qu’essaie de faire le gouvernement britannique. On ne peut prendre des responsabilités que si on est soutenu. Quel type d’institution est-il susceptible de laisser sa liberté à l’individu et en même temps de lui fournir un appui pour qu’il puisse prendre ses responsabilités ? C’est ce que les Anglais appellent des « communautés ». Peut-être faudrait-il réfléchir à ce que cela peut signifier pour nous. Mais notre culture reste très étatique : on s’accommode d’une relation directe entre l’individu et l’Etat. La première République – celle de la loi Le Chapelier – avait fait son deuil des corps intermédiaires. La IIIe République, au contraire, a eu une culture de l’association : il faut dire qu’elle avait pour doctrinaires des sociologues comme Durkheim, qui pensaient que le syndicat devait remplacer l’Etat, producteur d’anomie.

Projet - Face au partage des risques, il existe encore un discours sur l’Etat-providence et son évolution.

François Ewald - Deux scénarios sont possibles. Le premier est celui d’une poursuite de l’étatisation. C’est le scénario le plus évident, vers quoi tout converge. Le plan Juppé, la CMU en matière de santé, la création d’un fonds public pour consolider les retraites en répartition, l’invocation régulière de la République, tout cela témoigne d’une poussée étatique en matière sociale. Sans oublier les 35 heures.

Mais un autre scénario est possible dans la mesure où la gestion étatique est ressentie comme insatisfaisante et inefficace. On reste lié au grand rêve qui a été celui de Pierre Laroque à la Libération : celui d’une caisse unique de Sécurité sociale à travers laquelle l’Etat protégerait contre le besoin. Si cette caisse n’a jamais existé, l’utopie de la Sécurité sociale est restée. Peut-être la nature des risques sociaux devrait-elle désormais conduire à les traiter séparément. La maladie n’a plus grand chose à voir avec la retraite, ni avec les accidents du travail.

Projet - A la lecture de ce parcours, quel enjeu vous paraît le plus important ?

François Ewald - Le risque est notre grande catégorie morale. Peut-être cela remonte-t-il au mythe de la Genèse ? Nous considérons en principe que plus les gens sont capables d’affronter les risques, plus la société progresse moralement. Pourtant, beaucoup considèrent que le progrès est dans l’augmentation des protections. Ainsi présente-t-on le régime du salariat comme l’aboutissement de l’histoire. Nous sommes, à nouveau, à l’heure des choix.

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