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Rachel Kéké travaille depuis dix-sept ans à l’hôtel Ibis des Batignolles (Paris, XVIIᵉ). Elle a remporté avec les autres femmes de chambres une victoire historique le 25 mai 2021, au terme de près de deux ans de grève.
Investie par La France Insoumise dans la 7e circonscription du Val-de-Marne, Rachel Kéké a été élue députée le 19 juin 2022. Nous republions cet entretien suite à son entrée à l’Assemblée nationale.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous mettre en grève, en juillet 2019 ?
Le métier que nous faisons est sous-traité. La chaîne Ibis appartient au groupe Accor, mais nous, femmes de chambre, sommes en réalité employées par une société qui s’appelle STN. En dix-sept ans dans cet hôtel, c’est le quatrième sous-traitant auquel j’ai à faire. Les conditions de travail ont toujours été pénibles, mais la situation s’est dégradée avec STN. Ça a été la goutte d’eau.
C’est un métier qui rend les gens malades, qui détruit le corps des femmes. Et je dis « femmes » parce que, très majoritairement, c’est un travail qui nous est réservé. Ça donne mal au dos, les pieds enflés… Moi, j’avais une tendinite au bras.
Le rythme imposé par STN était intenable dans la durée. Alors que la cadence indicative était de 3,5 chambres de l’heure, on nous demandait parfois quarante chambres par jour ! C’est impossible : soit le travail est bâclé, soit il y a des heures supplémentaires non payées.
Les entreprises de sous-traitance prennent les salariés pour des chevaux de PMU.
Arrive un moment où le corps dit stop. En 2019, au début de la mobilisation, nous étions treize sur cinquante en arrêt maladie. Les médecins nous ont prescrit de réduire à dix chambres par jour. STN a commencé à muter les femmes en arrêt maladie vers des hôtels plus luxueux, 4 ou 5 étoiles, où il y a moins de chambres par jour à faire. Mais en réalité, les pièces sont plus grandes et, au final, on travaille autant.
Les entreprises de sous-traitance prennent les salariés pour des chevaux de PMU. Tu es en forme, tu joues. Tu n’es pas en forme, on te met de côté. Tu ne peux pas muter quelqu’un qui t’a fait quarante chambres quand elle était en bonne santé, et t’en débarrasser quand le métier a épuisé ses forces !
Comment le mouvement s’est-il organisé ?
On a fait une réunion au cinquième étage, où on a une salle. On s’est dit : « On sait que ce métier détruit le corps de la femme. Si on ne parle pas, nous serons toutes touchées. » C’est comme ça qu’on a commencé à s’organiser entre nous pour stopper ça.
Le syndicat du groupe STN, CGT Propreté, ne faisait rien pour nous aider. Alors on est allé voir la section « Hôtels de prestige et économiques » (CGT-HPE), où sont syndiqués les salariés du groupe Accor. Pour la première fois, on nous a parlé de nos droits, notamment celui d’avoir une pointeuse pour compter ses heures. En dix-sept ans, on ne m’avait jamais dit ça !
On s’est quasiment toutes syndiquées chez eux. C’était essentiel pour avoir une chance de remporter la bataille. La date de départ en grève fixée, deux collègus et moi sommes passées discrètement à chaque étage pour le dire aux filles, de bouche-à-oreille : le 19 juillet 2019, on rentre en grève.
1974 – Naissance à Abobo (Côte d’Ivoire)
2000 – Arrivée en France. Premier emploi dans un salon de coiffure
2003 – Embauche à l’hôtel Ibis des Batignolles
19 juillet 2019 – Début de la grève
25 mai 2021 – Victoire des femmes de chambre et fin de la grève
Quels modes d’action avez-vous adoptés ?
Le jour J, le syndicat est arrivé avec ses drapeaux, ses tracts, ses haut-parleurs, et on a investi le hall de l’hôtel. On avait apporté de la nourriture, de la musique, des confettis, des tambours…
La musique, la danse, ça montre à la personne en face que tu es en joie, que tu as de la force, que tu es prêt à faire cette grève-là ! On a beaucoup usé de confettis : c’est visible, c’est casse-pieds à nettoyer, et c’est festif.
Une manifestation dans le silence et le calme, les clients passent, regardent, et puis c’est tout. On reste invisible. Il faut déranger suffisamment pour que l’hôtel soit obligé de faire des « gratuits » aux clients. Mais c’était dur : on était méprisées, infantilisées, certains clients nous jetaient des pommes et des seaux d’eau depuis les fenêtres !
Comment avez-vous tenu pendant cette mobilisation bien plus longue que prévu ?
On nous avait prévenues que le groupe Accor était très difficile, mais on s’attendait à trois, quatre mois de grève… Pendant l’hiver, j’ai cru abandonner. Il faisait si froid, nous tenions le piquet de grève sous la neige, les pieds gelés. Le groupe Accor ne répondait pas. Le syndicat CGT Propreté tentait par tous les moyens de nous décourager : ils appelaient même nos maris pour qu’ils nous convainquent d’arrêter ! Le nombre de mobilisées a chuté de trente-quatre à vingt.
On avait deux options : démissionner ou gagner. Certainement pas céder !
On était sur le piquet du lundi au vendredi, de 9 heures à 16 heures. Heureusement, des soutiens extérieurs venaient tous les jours, ils nous ramenaient des couettes, des pulls, du café… C’était essentiel. Quand tu vois une telle mobilisation autour de toi, tu ne peux pas baisser les bras. Ça nous encourageait à tenir. On avait deux options : démissionner ou gagner. Certainement pas céder !
Comment avez-vous été soutenue par votre famille, vos amis ?
J’ai cinq enfants, de 13 à 31 ans. Au début de la grève, ils ne disaient rien. Mais quand l’hiver est arrivé, ils ont essayé de me raisonner : « Tu as une tendinite, il fait froid, ça n’en finit pas… » Ils se posaient beaucoup de questions. Alors je les ai emmenés un jour à une action qu’on faisait à Opéra (75). Quand ils ont vu pourquoi on manifestait, ils ont dit : « C’est normal que vous cherchiez vos droits. »
Mon mari me soutenait beaucoup aussi. Il venait sur le piquet de grève, il nous a même composé une chanson ! « Dur dur ménage », ça s’appelle. Ça nous a beaucoup aidées, ça nous donnait de l’énergie pour continuer la lutte.
Ce mouvement est-il à l’origine du féminisme que vous revendiquez ?
Oui. Comme je disais, le métier de femme de chambre exploite et détruit le corps des femmes. Certains clients pensent que nous sommes à leur disposition. Il y a deux ans, une de nos collègues a porté plainte pour viol contre l’ancien directeur de l’hôtel [l’affaire est en cours d’instruction, ndlr]. Est-ce qu’il faut se taire et supporter ça ?
En Côte d’Ivoire, d’où je viens, on nous dit que c’est la femme qui doit tout faire. L’homme est l’homme, il ne peut pas faire à manger, s’occuper de la maison… On m’a éduquée comme ça. Mais quand j’étais enfant, j’avais déjà mon caractère !
Si je vois quelque chose de pas net dans mon couple ou dans mon boulot, je m’impose.
C’est pour ça que je dis merci à la France : c’est ici que j’ai appris à connaître mes droits en tant que femme. J’ai appris que, même s’ils sont bafoués, tu peux te défendre, tu peux les revendiquer, tu peux les obtenir. Si je n’ai pas eu peur avant la grève, c’est aussi parce que j’avais un syndicat solide qui me rassurait et m’expliquait mes droits.
Aujourd’hui, si je vois quelque chose de pas net dans mon couple ou dans mon boulot, je m’impose. Parfois on me dit : « Tu ne parles pas bien, tu es une femme, tu ne devrais pas. » Mais moi, je dis non !
Continuez-vous à vous engager aujourd’hui, maintenant que vos revendications ont été acceptées à 98 % ?
Aujourd’hui, la lutte, elle continue auprès des autres femmes de chambre. Moi, mon combat c’est de faire savoir que c’est possible. Quand on arrive dans les grèves, on met la chanson « Dur dur ménage », on vient donner de la joie, de l’énergie.
C’est notre personnalité, en tant que groupe, qui a fait que le groupe Accor a cédé. On leur disait : « Tant que vous aurez des femmes solides devant vous, qui connaissent leurs droits, qui savent que l’exploitation, ça suffit, vous savez que votre image sera gâtée. Vous serez obligés de céder. » Et c’est ce qu’ils ont fait ! Cette lutte, elle m’a donné la force, la confiance de voir que ça paie.
Au terme de vingt-deux mois de grève, les femmes de chambre ont obtenu, entre autres :
-Une augmentation de salaires de 250 € à 500 € par mois
-Une indemnité de nourriture équivalente à 7,30 € par jour
-La baisse de la cadence indicative de3,5 à 3 chambres de l’heure (2 pour les plus grandes)
-La mise en place d’une pointeuse électronique
-La fourniture de deux tenues en coton par an et leur entretien assuré par STN.