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L’Europe a subi le choc de la globalisation dans ses œuvres vives, l’industrie manufacturière dont elle partageait, avec les États-Unis et le Japon, le monopole vis-à-vis des pays du Sud. Mais à quel point l’Europe s’est-elle désindustrialisée ? Faut-il le regretter ? Quelles réponses apporter ? Nous aborderons ici ces questions et nous esquisserons les contours d’une politique industrielle européenne, ainsi que ses conditions politiques, avec la conviction que l’industrie reste la colonne vertébrale incontournable du développement d’une économie avancée.
La globalisation s’est traduite par le transfert d’une partie des capacités manufacturières de l’Europe, d’abord vers les pays émergents, puis surtout vers la Chine. Celle-ci a su exploiter sur une échelle sans précédent le courant de délocalisation des activités à haute intensité de travail peu qualifié (montage et assemblage) organisé par les grandes firmes transnationales. Cette globalisation de la chaîne de valeur, facteur important d’expansion du commerce international, a vu une segmentation des différents stades de production et leur réallocation à l’échelle du monde selon les avantages comparatifs propres à chaque localisation. Elle a été rendue possible par l’abaissement des coûts de traitement et de transmission de l’information et des transports par conteneurs. Une révolution managériale a permis la coordination centralisée des fonctions dispersées dans le monde. La Chine a ainsi hérité dans un premier temps des stades de première transformation et de montage/assemblage, à partir de composants en provenance de sa périphérie est-asiatique, et selon des concepts de design et de technologies élaborés dans les quartiers généraux des firmes coréennes, taïwanaises, japonaises, américaines et européennes. L’émergence des Brics, bienvenue mais brutale, a pesé sur les prix des matières premières et de l’énergie. En une génération, les pays avancés ont été confrontés à la perte d’une rente (le monopole de la manufacture conjugué aux bas prix de l’énergie et à l’absence de contrainte climatique) dont ils jouissaient depuis plus de deux siècles. Dans le même temps, les pays pauvres tiraient profit de la convergence économique vers le haut, mais non sans coûts environnementaux liés aux transports.
Les États-Unis et le Japon ont subi de plein fouet la désindustrialisation relative car leurs firmes ont été les plus actives dans les transferts d’activité vers les Brics. L’Europe a pour partie pallié ce phénomène en procédant à des transferts d’activité intra-européens surtout, à travers les chaînes de valeurs régionales organisées par les firmes allemandes d’équipement et d’automobiles vers l’Europe du centre et de l’Est. Or ce phénomène a aggravé les divergences entre le centre – l’Allemagne et ses voisins – et la périphérie sud de l’Europe. L’ampleur de la désindustrialisation relative varie donc au sein de l’Union européenne (UE), rendant ainsi plus aléatoire une politique industrielle commune.
L’ampleur de la désindustrialisation varie au sein de l’Union, rendant plus aléatoire une politique industrielle commune.
Naturellement la désindustrialisation est un facteur important du recul de l’emploi salarié, principalement dans les filières à haute intensité de travail non qualifié (textiles, assemblage, électroniques, jouets, montage automobile). Mais la perte d’emplois industriels a aussi été amplifiée par la crise financière importée des États-Unis en 2007 et par les ratés de la gouvernance de l’eurozone depuis la crise de la dette souveraine en Grèce en 2010. La réponse choisie, un compromis entre solidarité (le concours financier du Mécanisme européen de stabilité, de nature, jusqu’ici, assurantielle) et la discipline qualifiée d’austérité (la réduction des déficits budgétaires et les baisses de salaires) exerce depuis lors une forte pression sur la demande de consommation dans les pays méditerranéens assistés. Mais cette baisse se répercute jusqu’en Allemagne et chez ses voisins. De même, la contraction du crédit bancaire aux PME aggrave cette dynamique déflationniste. Enfin, on assiste dans des économies de maturité et des sociétés en voie de vieillissement, à un glissement de la demande des produits vers les services, qui nourrit aussi la désindustrialisation.
Mais l’industrie manufacturière demeure l’axe autour duquel s’articulent des services hautement qualifiés, générateurs d’emplois à forte productivité. Sans base manufacturière, ces services n’ont pas de raison d’être. Le découplage complet entre économie industrielle et croissance des services s’avère un leurre : nos économies ont besoin de ces noyaux industriels et de services intégrés pour soutenir d’autres activités de service, notamment aux personnes, moins productives. Malgré leur faible productivité, celles-ci ne peuvent être rémunérées à des niveaux trop bas au risque de créer des sociétés duales. Une solidarité doit être organisée afin d’assurer la cohésion sociale dans des économies modernes caractérisées par des forts différentiels de productivité internes. Elle opèrera grâce au contrôle de la tension salariale et grâce à des avantages extra-salariaux (logement, santé, éducation) attribués aux travailleurs de ces secteurs et financés par voie budgétaire et prélèvement fiscal sur les revenus élevés. C’est bien cette fonction centrale du noyau industriel qui justifie de faire de la réindustrialisation une priorité politique en Europe.
Nos économies ont besoin de noyaux industriels pour soutenir d’autres activités de service moins productives.
Mais le débat sur la politique industrielle est souvent manichéen. Certains excluent a priori toute politique « verticale » (axée sur un secteur ou sur des entreprises en particulier) : il serait impossible d’identifier les futurs « gagnants » et dangereux de privilégier des « champions nationaux » et de rendre l’État captif d’intérêts particuliers. Ces risques incontestables ont poussé à des approches « horizontales », orientées sur l’amont (infrastructures, fiscalité, éducation, recherche) et sur les conditions générales de l’activité industrielle (simplification des formalités, qualité des services publics, régimes fiscaux et salariaux incitatifs à l’innovation et à la flexibilité…). Ce choix est trop simple.
L’État intervient inévitablement comme régulateur dans les monopoles naturels, les industries de réseaux (électricité, télécoms), les services financiers, ou comme donneur d’ordres (dans la défense, la recherche, l’éducation, la santé et les infrastructures). Il dispose d’une capacité normative (qualité, sécurité, environnement) qui influence les procédés et les produits industriels et peut soutenir l’innovation. Enfin, il a la possibilité, par les niches fiscales, d’orienter l’allocation des investissements vers les secteurs à haute technologie ou, à l’opposé, à fort impact sur l’emploi, par exemple dans certaines régions bien ciblées. Les pouvoirs publics pèsent dans l’aménagement du territoire, tantôt pour encourager l’agrégation d’activités à haute valeur ajoutée dans des « districts industriels », tantôt pour décongestionner les villes, repeupler les zones rurales et alléger les tensions sur la mobilité.
L’UE s’est construite sur l’hypothèse que le grand marché, avec ses quatre libertés de circulation (biens, services, capital, main-d’œuvre), amènerait non seulement la croissance via le jeu combiné des économies d’échelles et de la concurrence, mais garantirait une convergence des économies vers le haut. La monnaie unique devait renforcer cette double dynamique. Mais deux facteurs ont refroidi ces espoirs, particulièrement au sein de l’eurozone depuis 2008. D’un côté, le marché unique est incomplet et imparfait : l’énergie, les télécoms, la finance, les transports par rail, les industries de défense ne sont ni unifiés, ni régulés à l’échelle européenne. De l’autre, l’hypothèse de croissance et de convergence s’est montrée très dépendante de la conjoncture mondiale. La croissance de l’UE s’est vérifiée aussi longtemps que prévalait une croissance mondiale forte et que l’Union bénéficiait d’un rattrapage technologique par rapport à l’économie la plus en pointe, celle des États-Unis. La crise a montré que le processus de convergence était réversible et que le déficit de gouvernance de l’euro y contribuait.
La croissance opère par déséquilibre entre secteurs et firmes selon les progrès techniques et la performance entrepreneuriale – c’est la destruction créatrice de Schumpeter – et par écarts entre régions. Le cumul de la crise financière et économique et de ces tendances structurelles aboutit à accroître les divergences entre économies nationales. Or la politique communautaire ne s’est pas dotée d’outils puissants pour corriger les divergences, ni pour solidariser les économies par des transferts compensatoires faute d’un budget central significatif pour l’UE.
La Commission a l’ambition de hausser la part de l’industrie de 16 à 20 % dans le Pib, mais elle ne s’en donne pas les moyens !
Comment l’Europe peut-elle rééquilibrer sa capacité industrielle (à l’instar de ses principaux concurrents, États-Unis, Chine et Japon) quand son approche est centralisée pour la stratégie mais décentralisée pour la mise en œuvre ? Telle est la question. La Commission a bien esquissé une stratégie de réindustrialisation, avec l’ambition de hausser la part de l’industrie de 16 à 20 % dans le Pib. Mais elle est hélas familière d’ambitions dont elle ne se donne pas les moyens ! Témoin, la défunte stratégie de Lisbonne (2000-2010) qui voulait faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus avancée ». La stratégie 2020, moins emphatique, est sur la même trajectoire d’échec. Car la Commission inscrit son approche dans la division du travail entre UE et États membres, qui est biaisée en faveur du marché et de la concurrence. Elle est contrainte par la modicité de ses moyens budgétaires (1 % du Pib), consacrés pour les trois quarts à la politique agricole commune et à la politique régionale. Et elle bute sur le refus de définir de nouvelles politiques communes.
Aussi bien, se pose un dilemme fondamental : met-on la priorité sur une réindustrialisation volontariste de l’eurozone à 18, menacée par les divergences noyau-périphérie, ou envisage-t-on simplement de doubler le marché unique de l’UE à 28 de politiques horizontales favorables à l’innovation entrepreneuriale et à la flexibilité du travail, en jouant la compétitivité pour stimuler la capacité exportatrice de l’Europe ?
L’opinion dominante dans les milieux européens, fortement influencée par le discours néolibéral, pousse à la compétitivité à tout prix. La croissance ne pourrait venir que des exportations. Il s’agirait pour l’Europe de devenir un exportateur net. Ce faisant, on néglige deux choses : un surplus européen impliquerait mécaniquement un déficit du reste du monde. Quels pays sont en mesure d’accumuler des déficits finançables sur la durée ? Les États-Unis, le Japon ? La Chine et les autres émergents ? Ensuite, on ignore le fait qu’un pays à surplus, comme l’Allemagne, exporte en contrepartie une partie de son épargne à l’étranger sous forme d’investissements directs ou d’investissements de portefeuille. Un pays à surplus est en pratique un pays qui impose des restrictions sur les salaires pour réaliser des profits qui seront réinvestis au-dehors. C’est un pays qui, ce faisant, accroît les inégalités et voit émerger une société duale.
L’Allemagne impose des restrictions sur les salaires pour réaliser des profits réinvestis au-dehors.
Est-ce cette évolution que l’on envisage pour l’Europe ? N’est-il pas plus raisonnable de songer à un recyclage des déficits et des surplus courants intra-européens, à travers un budget central pour l’eurozone, pour améliorer la convergence interne et réaliser un équilibre au niveau européen ? Plutôt que de pousser la compétitivité plus loin encore, n’est-il pas préférable d’exploiter la demande interne pour stimuler la réindustrialisation, par des investissements en recherche et développement, en infrastructures, en économie d’énergie, financés par des project bonds à travers le budget de l’eurozone ?
Une politique industrielle européenne verticale se justifie pour trois raisons. Il s’agit de réaliser l’unité du marché unique (énergie, infrastructure de réseaux) là où elle reste à finaliser. D’assurer une percée technologique dans des secteurs à fort impact économique (énergie, digital), sociétal (vieillissement, santé) et stratégique (industries de défense), parce que les forces de marché n’assurent pas de progrès suffisant en raison de leur myopie intrinsèque. De progresser, enfin, dans les technologies à applications multiples et trans-sectorielles (nanotechnologie, technologies digitales, bio-ingénierie, matériaux avancés, photonique, systèmes avancés de fabrication).
La globalisation intra-européenne rend les politiques nationales obsolètes et appelle une forte coordination des capacités innovatrices pour les différents segments de la chaîne de production. Cette réindustrialisation de l’Europe reposera sur trois piliers : l’élévation de la capacité d’innovation bien sûr, dans ses deux fondements scientifiques (recherche et développement) et institutionnels (financement communautaire et accompagnement public par les normes et les marchés publics). Mais aussi la dé-carbonisation et la promotion d’une production circulaire qui exploite le recyclage des déchets et l’efficience énergétique maximum. Et finalement la valorisation du capital humain. La réindustrialisation de l’Europe doit donc s’articuler à la fois sur ses avantages comparatifs propres (le potentiel de connaissance, les terroirs, les savoir-faire dans la culture, l’artisanat et le luxe) et sur les enjeux de société (soutenabilité environnementale, vieillissement, cohésion d’une société métissée) qui vont dominer les prochaines décennies.
On en revient à un axiome fondamental. La croissance s’obtient en jouant sur deux volets : l’économie de l’offre, qui vise le progrès de la productivité à long terme et dont la politique industrielle serait un pilier, et l’économie de la demande globale, qui exige un désendettement (par baisse des déficits, par l’inflation, ou par la restructuration ou le défaut partiel et contrôlé).
Or l’UE contraint fortement les politiques industrielles de ses États membres par la police qu’elle exerce sur les aides publiques, perçues comme biaisant la concurrence. Elle est, curieusement, beaucoup plus laxiste sur les niches fiscales, en l’absence d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés. Elle confine les États membres dans les politiques portant sur l’environnement des affaires, au sens large, et exclut les interventions directes, sectorielles ou individuelles, sauf de manière très restrictive en cas de difficultés sociales sérieuses.
Ce serait donc pour l’UE une révolution copernicienne que d’envisager une stratégie active de réindustrialisation à partir de Bruxelles ! Peut-elle y parvenir, compte tenu des positions divergentes de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des autres pays, dont la France ? Le projet de marché intérieur transatlantique illustre bien les conflits d’intérêts des principaux pays. Les secteurs de l’automobile et des machines-outils allemands devraient y gagner, l’industrie financière britannique aussi, mais les bénéfices industriels pour la France sont moins évidents. Or l’UE n’a pas les moyens de compenser ces effets asymétriques. La redistribution des gains et des coûts d’un tel traité restera une affaire nationale, compte tenu de l’absence de mécanismes transnationaux de péréquation.
Rien de sérieux ne sera possible aussi longtemps que l’interdépendance macro-économique ne sera pas gérée par un gouvernement de l’eurozone.
Rien de sérieux ne sera possible aussi longtemps que l’interdépendance macro-économique ne sera pas gérée de manière centralisée par un gouvernement de l’eurozone. Une fois en place, celui-ci pourrait assurer une intégration des structures industrielles et financières en combinant dynamique de marché (notamment par le jeu des fusions et acquisitions) et action publique (par de grandes infrastructures et de grands programmes d’innovation).
Il s’agit de créer les conditions politiques pour reconstituer, à l’échelon européen, l’alliance du prince et du marchand, identifiée par Braudel comme une condition institutionnelle de bon fonctionnement du capitalisme de marché.
Pierre Defraigne
Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.