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En 1982, la revue Gérontologie et société consacrait un numéro au thème « Famille et générations ». Paul Paillat, démographe et fondateur de la revue, y faisait le constat d’un manque de données sur ces « méconnues que sont les familles » prenant en charge les personnes fragiles ou handicapées : « Nous sommes hors d’état de savoir si les personnes âgées d’aujourd’hui ont ou n’ont pas de descendants qui, théoriquement, pourraient veiller à ce que leur vieillesse soit aussi décente que possible, matériellement et affectivement. » Depuis s’est ouverte une période de redécouverte des solidarités familiales. Alors que celles-ci étaient perçues depuis plusieurs décennies comme en voie d’effritement1, de nombreux travaux ont remis en cause dès les années 1970 la rupture entre générations. D’un côté, les historiens ont mis en évidence le fait que les modèles familiaux anciens étaient beaucoup plus nucléaires qu’on ne le prétendait – et ce pour la plupart des régions et des époques. De l’autre, les sociologues ont souligné la pérennité des réseaux familiaux d’entraide dans nos sociétés modernes2. Le constat est particulièrement marqué dans la prise en charge des personnes âgées fragiles, où la famille apparaît comme une ressource importante dans la production de soins de longue durée à domicile.
De récentes enquêtes3 ont étayé l’existence de liens d’entraide denses. Cette mise en évidence de l’implication familiale a conduit à la reconnaissance du concept d’« aidant familial », défini comme « une personne qui vient en aide à titre non professionnel, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de son entourage pour une ou plusieurs activités de la vie quotidienne » (Guide de l’aidant familial, ministère du Travail).
Selon les données de l’enquête Handicap-santé (2008)4, 3,6 millions de personnes âgées de 60 ans ou plus et vivant à domicile sont aidées régulièrement (par l’entourage ou des professionnels) dans les tâches de la vie quotidienne, financièrement ou par un soutien moral, en raison d’un problème de santé ou d’un handicap. Parmi elles, huit sur dix bénéficient du soutien de l’entourage familial, confirmant ainsi le rôle majeur de la famille. Le nombre d’aidants informels est estimé à 4,3 millions d’individus.
Des professionnels participent bien sûr à la prise en charge à domicile, mais leur rôle consiste davantage à suppléer les aidants informels qu’à les remplacer. Pour les personnes les plus dépendantes, il est relativement rare que la prise en charge soit uniquement supportée par des professionnels. Dans 90 % des situations où ceux-ci interviennent, la famille est impliquée d’une manière ou d’une autre dans la production de soins de longue durée. Cette implication est deux à cinq fois plus importante en volume horaire que celle des professionnels5. Et l’aide familiale est plus étendue : l’enquête Handicap-Santé (2008), qui distingue huit activités de la vie quotidienne6, note que les personnes âgées aidées par l’entourage le sont en moyenne dans quatre activités, contre deux pour les professionnels.
Cette importance de la famille conduit à s’interroger sur les mécanismes de production de soins de longue durée : comment les familles s’organisent-elles? À quelles logiques individuelles et familiales répondent les comportements des uns et des autres? À quels arbitrages font face les individus confrontés à la dépendance d’un proche âgé? Comment le soutien familial s’ajuste-t-il à celui de la collectivité?
La connaissance des mécanismes de mobilisation familiale, des arbitrages auxquels sont confrontés les aidants potentiels et des coûts associés à la production domestique d’aide permet de penser l’articulation entre solidarités publiques et solidarités privées. D’autant plus que l’action des pouvoirs publics semble de plus en plus s’orienter vers une politique d’« aide aux aidants », pouvant être interprétée au regard du principe de subsidiarité fondant l’aide sociale en France. Les récents rapports publics pointent en effet comme action publique prioritaire le soutien aux aidants informels7. En positionnant leur intervention en aval de celle des familles, les pouvoirs publics conditionnent l’efficacité de leur action aux comportements individuels et familiaux de prise en charge.
Or faut-il bâtir la prise en charge publique de la dépendance sur un scénario de diminution à venir de l’offre d’aide informelle?
De nombreux travaux insistent sur l’inadéquation entre les évolutions attendues de « l’offre » et de « la demande » d’aide informelle. Le vieillissement de la population engendrerait une augmentation du besoin de prise en charge, donc une augmentation de la demande d’aide. Mais il entraînerait aussi une diminution de l’offre. Certains arguments renvoient aux changements de configurations familiales. D’autres, à l’évolution des caractéristiques socio-économiques des aidants potentiels (participation accrue des femmes au marché du travail, plus grande mobilité géographique des enfants, diminution du nombre moyen d’enfants, fragilisation des couples). Ce consensus semble reposer sur l’hypothèse suivante : tout facteur diminuant l’aide de certains membres de la famille conduirait mécaniquement à une diminution de l’aide familiale dans son ensemble. Le déclin du nombre d’enfants ou la fragilisation des couples diminueraient le nombre d’aidants potentiels et donc l’aide globale. Les femmes, plus souvent actives, ou les enfants, plus souvent éloignés des parents, réduiraient leur implication individuelle dans la prise en charge, diminuant ici aussi l’aide dans son ensemble. Mais cette hypothèse, qui se fonde sur la juxtaposition de comportements individuels indépendants, est-elle réaliste? On peut imaginer que la moindre implication des uns sera compensée par une implication accrue des autres, si bien que la figure de la prise en charge familiale ne pourrait être déduite des évolutions attendues au niveau individuel. L’articulation des comportements d’aide au sein de la famille est bien une question clé.
Aucune donnée d’enquête ne permet de rendre compte des inflexions sur longue période de la mobilisation familiale. Il est malgré tout possible d’étudier, à une date donnée, la manière dont les configurations d’aide s’ajustent aux structures familiales, et de formuler des hypothèses sur les évolutions attendues. Les études, françaises ou européennes8, mettent en évidence l’existence d’une forte dimension familiale dans les comportements individuels de prise en charge. Trois mécanismes illustrent cette logique collective. Tout d’abord, les enfants tendent à adopter un comportement visant à compenser l’absence de conjoint de leur parent. Deuxièmement, la probabilité, pour une personne âgée dépendante, d’être soutenue par au moins un enfant n’apparaît pas significativement affectée par la taille de la fratrie. Enfin, la décision de participer ou non – et dans quelle mesure – à la prise en charge dépend des comportements et caractéristiques socio-économiques des frères et sœurs.
On peut en revanche prévoir une hausse du coût de l’aide informelle, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation des niveaux d’éducation et du taux d’emploi des femmes. Ces caractéristiques nouvelles augmentent les coûts d’opportunité associés à la production domestique. D’une manière plus générale, face au vieillissement de la population et à la croissance de la demande de soins de longue durée, la connaissance des coûts associés à la fourniture d’aide informelle est primordiale pour réfléchir sur le rôle que nos sociétés souhaitent confier aux familles dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. La littérature économique s’est ainsi penchée sur la vie professionnelle et sociale des aidants et sur leur état de santé.
Ces deux questions et les arbitrages individuels auxquels sont confrontés les membres de la famille sont surtout observés pour les enfants confrontés à la dépendance d’un parent. Bien que les conjoints soient la principale source d’aide, les enfants sont a priori soumis à des arbitrages plus prégnants. Pour les conjoints, le choix de s’impliquer ou non dans la prise en charge est souvent contraint par des considérations normatives tout autant que par une logique économique : leur aide, comme cohabitant inactif, est relativement moins coûteuse que celle des autres membres de la famille. Pour les enfants, en revanche, l’implication dans la prise en charge est moins automatique. Ils peuvent, dans une certaine mesure, faire reposer la prise en charge sur leurs frères et sœurs et leur aide peut s’avérer relativement coûteuse, dès lors qu’ils habitent loin ou doivent renoncer à tout ou partie de leur activité professionnelle. Par ailleurs, le comportement d’aide des enfants, très majoritairement non-cohabitants avec leur parent, est plus facilement observable que celui des conjoints. Pour les cohabitants, il est difficile de distinguer ce qui relève d’une organisation préalable à l’entrée en dépendance d’un membre du ménage de ce qui concerne directement la prise en charge (nombre important de non-réponses des cohabitants lorsqu’il s’agit de déclarer des temps d’aide, réponses d’individus déclarant aider 24 h/24).
Les transferts financiers au sein de la famille ne sont que très rarement ascendants : on évalue à moins de 5 % la proportion d’individus aidant financièrement leurs parents âgés9. L’aide à un parent âgé dépendant prend essentiellement la forme de services. Mais ainsi, elle contraint la vie professionnelle et/ou familiale et sociale.
Les observations se focalisent surtout sur les travailleurs les plus âgés – plus fréquemment confrontés à la dépendance d’un parent. La compréhension des mécanismes d’arbitrage, entre temps de travail et temps d’aide au sein de cette population, est importante pour les politiques publiques. La question est, par exemple, de savoir si une politique visant à prolonger l’activité des seniors est compatible avec celle qui cherche à promouvoir le maintien à domicile des personnes âgées dépendantes. Ce maintien à domicile n’est en effet possible qu’avec le soutien des proches – des enfants lorsque le parent âgé dépendant ne peut plus compter sur le soutien de son conjoint.
Au niveau européen, on relève qu’au-delà d’une certaine quantité d’aide, les aidants exerçant une activité professionnelle tendent à réduire leur offre de travail. Et le fait d’aider se traduit par une réduction du taux de salaire : les aidants renoncent à certaines opportunités professionnelles ou acceptent des emplois moins rémunérés s’ils permettent une plus grande proximité géographique avec le domicile de la personne aidée ou un aménagement des horaires.
Pour autant, ces aménagements de la vie professionnelle ne vont que très rarement jusqu’à la sortie du marché du travail. Selon les différentes estimations à partir des données européennes, le rôle d’aidant n’aurait qu’un effet très faible, voire non significatif, sur la participation au marché du travail. La majorité exprime un fort attachement à l’exercice d’une activité professionnelle : travailler constitue une source de répit, qui libère du rôle d’aidant. Travailler peut aussi représenter une « protection » permettant de ne pas totalement basculer dans la fonction d’aide, en particulier lorsque les besoins de la personne aidée s’accroissent10.
L’enquête Handicap-santé « aidants informels » confirme ce résultat : parmi les aidants n’exerçant pas d’activité professionnelle, seuls 2 % déclarent que leur non-participation au marché du travail est due à leur rôle d’aidant. En revanche, 11 % déclarent que leur rôle d’aidant les a conduits à des aménagements de leur vie professionnelle (modification des horaires, rapprochement du lieu de travail, arrêt de travail, changement d’emploi…). Aider, sans renoncer (dans la mesure du possible) à son activité professionnelle, se traduit généralement par une contraction des temps familiaux et sociaux.
Outre les effets sur la participation au marché du travail et sur les coûts associés aux niveaux individuel et collectif (diminution des cotisations sociales, moindre flexibilité de la population active, moindre accumulation de capital humain, etc.), de nombreux travaux épidémiologiques mettent en évidence les conséquences sur l’état de santé des conjoints, mais aussi sur celui des enfants aidants.
Soutenir un parent âgé accroît les symptômes liés à la dépression, essentiellement au sein de la population des hommes et femmes mariés qui doivent conjuguer activité d’aidant et responsabilité familiale. L’aide aurait aussi des effets sur l’état de santé physique, les maladies cardiaques étant plus fréquentes chez les aidants que chez les non aidants.
À partir des données de l’enquête Handicap-incapacités-dépendance (1998, 1999)11, le coût global de l’aide informelle était estimé entre 6 et 8 milliards d’euros par an, soit 60 % du total de la prise en charge. Des estimations similaires ont été proposées à partir de données américaines : elles soulignent le poids économique considérable de l’aide familiale12.
Au final, on le voit, on ne saurait réduire la question de l’articulation entre solidarités publiques et solidarités privées à un face à face entre un soutien collectif coûteux et un soutien familial gratuit pour les pouvoirs publics. Que l’on considère les effets sur l’offre de travail ou ceux sur l’état de santé, la production familiale de prise en charge s’accompagne de coûts, souvent difficilement observables, dont il importe de tenir compte pour dessiner un système de protection sociale qui ne fasse pas reposer à outrance la prise en charge des personnes âgées dépendantes sur les familles.
Notes
(1) La théorie de la nucléarisation de la famille de Talcott Parsons, très influente durant la période de l’après-guerre, est fondée sur l’idée que la modernisation des sociétés avait privé la famille de ses fonctions traditionnelles. L’industrialisation, l’urbanisation et l’émergence de l’État providence auraient conduit à l’éclatement de la famille étendue. Cf. Talcott Parsons, « The Kinship System of the Contemporary United States », American Anthropologist, n° 45, 1943.
(2) Cf. Les travaux du Cambridge Group; Louis Roussel et Odile Bourguignon, La famille après le mariage des enfants, Puf, 1976; Agnès Pitrou, Vivre sans famille?, Privat, 1978; Catherine Gokalp, « Le réseau familial », Population, n° 33, 1978.
(3) Celle de l’Union départementale des associations familiales 49 en 2009. Voir aussi Jérôme Minonzio, « Les ‘solidarités familiales’ dans l’espace public : émergence et controverses dans le cas de la dépendance des personnes âgées », Recherches et Prévisions, n° 77, 2004.
(4) L’enquête Handicap-santé réalisée par l’Insee et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) comprend différents volets, notamment une enquête Handicap-santé en ménages ordinaires, à laquelle a été adossée une enquête sur les aidants informels.
(5) Ségolène Petite et Amandine Weber, « Les effets de l’allocation personnalisée d’autonomie sur l’aide dispensée aux personnes âgées », Études et résultats, n° 459, 2006.
(6) Tâches ménagères, courses, soins personnels (toilette, habillage, repas), aide administrative (gestion du budget, démarches), le fait d’assurer une présence ou une compagnie, vérifier ce que fait la personne âgée, s’occuper des problèmes de santé ou aider dans d’autres activités.
(7) Cf. les rapports de la Conférence de la famille 2006 (Alain Cordier, Annie Fouquet) et de la Cour des comptes (2008, 2009) ou encore la note de veille du Centre d’analyse stratégique (2010).
(8) Cf. Roméo Fontaine, Agnès Gramain et Jérôme Wittwer, « Les configurations d’aides familiales mobilisées autour des personnes âgées en Europe », Économie et statistique, n° 403-404, 2007.
(9) Cf. Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff, « Les comportements de transferts intergénérationnels en Europe », Économie et statistique, n° 403-404, 2007.
(10) Cf. Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin, « Travailler et prendre soin d’un parent âgé dépendant » , Travail, genre et sociétés, n° 16, 2006, disponible sur www.cairn.info.
(11) L’enquête Handicaps-incapacités-dépendances de 1998 a été réalisée auprès des personnes vivant en institutions, celle de 1999 auprès des personnes vivant en domicile ordinaire.
(12) Cf. Agnès Gramain, « Quelques réflexions sur la place de l’aide familiale », Risques, n° 78, 2009.