Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La fonction de directeur d’établissements médico-sociaux se professionnalise de plus en plus. Depuis plusieurs années, les formations universitaires, obligatoires pour assumer ces missions, doivent permettre au responsable d’établissements d’hébergement pour personnes âgées (Ehpad) d’appréhender les problèmes quotidiens dans leur globalité : il s’agit d’organiser un mode de gouvernance le plus adapté possible à la gestion d’équipes plurielles qui œuvrent ensemble dans un contexte, dont chacun s’accordera à dire qu’il est d’une mouvance et d’une instabilité remarquables. Le directeur d’Ehpad se doit d’être garant de stabilité pour ses équipes et les personnes prises en charge. Le contact quotidien du grand âge, avec son cortège de deuils et de renoncements, peut légitimement conduire le personnel au désenchantement, sinon à la désespérance. Il appartient au directeur d’être un facilitateur, permettant aux soignants de tous grades d’accompagner sereinement des personnes souvent en grande détresse. Mais le directeur d’Ehpad est confronté, au quotidien, à des normes contradictoires qu’il doit essayer de concilier et sa pratique s’apparente souvent à un exercice d’équilibriste dont on ne mesure pas toute la difficulté.
Le contexte réglementaire, au gré d’événements souvent exceptionnels mais médiatisés à outrance (canicule, incendies, maltraitance…) même s’ils sont intolérables, évolue sous la pression de l’émotion. Et un modèle finit par s’imposer : à un événement correspond une nouvelle réglementation. Pourtant, l’accumulation des normes et des réglementations, des audits et des évaluations, est allée de pair avec la régression des moyens de financement! Une situation qui s’accompagne de tentatives régulières visant à culpabiliser ceux qui soignent et ceux qui sont soignés : les « vieux » coûtent cher! Et, avec ceux qui s’usent à une prise en charge difficile, ils grèvent les comptes de l’Assurance maladie… De cette complexité, de cette accumulation d’exigences et de normes, naît, lorsqu’on est directeur, le sentiment d’évoluer sur une corde raide.
Nos institutions coûtent cher? Achetons des meubles Ikea pour nos établissements! Revenons à une alimentation familiale! Profitons des fruits de nos vergers! C’est oublier les réglementations… Tel établissement, construit et équipé en 1993, a – à l’évidence –, besoin d’un coup de jeune : l’achat des rideaux et dessus-de-lit s’est effectué après consultation des résidents et des agents de service (nécessité d’implication des usagers et des soignants oblige), la comptable y a mis son grain de sel en rappelant la nécessité de réduire les coûts, et, avec beaucoup de bonne volonté de part et d’autre, un choix a été fait. Mais les modèles choisis doivent être « non feu ». Et la comptable de déplorer que le coût final a doublé!
De la même façon, en conseil de la vie sociale, les résidents et leurs représentants posent le problème du manque d’intimité lié à la suppression des serrures aux portes de chambres (suppression exigée par les spécialistes de la prévention). Une famille, un peu plus véhémente que les autres, a consulté le cahier des charges des Ehpad et le projet d’établissement, qui indique le droit au respect de l’espace privé. Une discussion s’engage entre le représentant du bureau de contrôle et le représentant des pompiers, venus exposer la « loi », et les membres du conseil de la vie sociale qui n’auront gain de cause que si le directeur prend la responsabilité de braver la réglementation et le risque d’obtenir un avis défavorable de la prochaine commission de sécurité.
De cette aventure naît, chez les uns, un sentiment d’injustice, chez les autres celui d’une grande impuissance. De tels sujets reviennent régulièrement au cœur des débats et les insatisfactions cumulées engendrent, si l’on n’y prend garde, une agressivité peu propice à une prise en charge sereine. Chaque jour amène son lot de frustrations et de contraintes, face à des normes plus ou moins avisées. Comment répondre à un groupe de résidents qui souhaite des œufs sur le plat, alors que les services vétérinaires l’interdisent? Comment respecter le principe de liberté d’aller et venir, alors que l’institution est responsable en cas d’accident survenu hors de l’enceinte de l’établissement?
À ces contrariétés quotidiennes s’ajoute la difficulté de répondre aux normes de qualité avec une équipe somme toute extrêmement restreinte. Les modalités mêmes de détermination des dotations « soins » et « dépendance » sont inadaptées. Le fait de financer le projet de soin d’un établissement sur la base de l’évaluation globale à un instant t de la population prise en charge ignore la complexité et l’importance de la prise en charge des mieux portants et des efforts de prévention nécessaire pour leur maintien en autonomie.
Pour deux établissements de la fondation Diaconesses de Reuilly, le centre Alzheimer Montvaillant et l’Ehpad de Labahou (l’un construit il y a trois ans, l’autre entièrement réhabilité l’année dernière), l’audit réalisé pour l’accessibilité handicap annonce un coût de travaux de mise en conformité de 500 000 euros… Une aide-soignante coûtant 35 000 euros par an, nous laisserons au lecteur le soin de calculer le nombre d’agents qui auraient pu être recrutés sur les cinq ans (période d’amortissement des aménagements à réaliser). Ces travaux, notons-le, ne sont pas utiles aux résidents, pour lesquels les locaux sont tout à fait adaptés, mais à d’éventuels personnels malvoyants, malentendants et à mobilité réduite. Or l’éventualité d’un tel recrutement ne s’est jamais présentée en vingt ans, non pas à cause de la conformation architecturale, mais en raison de la charge physique du travail au regard d’une équipe extrêmement réduite. Ne pourrait-on pas, avant d’imposer des aménagements, se poser la question de l’occurrence?
Au quotidien, dans chacun des établissements que je visite, je rencontre des gens merveilleux, qui ont le sens du service chevillé au corps. Mais ils sont, en permanence, écartelés entre projet de soins et réalité des normes imposées. Plus que la cohabitation avec le grand âge, n’est-ce pas surtout cet écartèlement qui est le responsable du mal-être des soignants (générateur de surcoût pour la sécurité sociale)? Notre sentiment d’être constamment sur la corde raide n’est-il pas le résultat de l’hypocrisie des experts, législateurs, préventionnistes ou lobbies de toutes sortes, qui désirent, tout à la fois, affirmer le droit à vieillir, prolonger l’espérance de vie, tout en instaurant un principe de précaution permanent et tous azimuts, dans une société où prendre des risques est devenu impensable, où mourir est devenu grossier et où les ressources sont devenues rares?
Et si la responsabilité des professionnels était d’entrer en désobéissance raisonnée? Si nous sortions de notre « dépression » (justifiée par la culpabilisation que j’évoquais) pour militer pour le parler vrai? Notre société est en crise, l’argent manque, les charges augmentent. Allons donc à l’essentiel. Travaillons non plus à des modèles de prise en charge idéaux mais réfléchissons à des normes minimales acceptables, conciliant gestion financière et éthique, afin de proposer une vieillesse en dignité à nos anciens.