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Dossier : La presse sous pression

L'accès aux sources mis à mal


Resumé La pression se fait plus vive par le contrôle des sources : acteurs économiques, interventions de la justice, rumeurs sur le net.

Sale temps pour le « quatrième pouvoir » ? Il se retrouve coincé entre, d’une part, les nouvelles formes d’accès à un flux événementiel (via Internet, la presse gratuite mais aussi le téléphone mobile) dont les possibilités, écrit et image, se développent chaque jour davantage et, de l’autre, une communication – bien distincte de l’information –, de plus en plus organisée et encadrée. Les journalistes ont le sentiment que ce métier (cette mission ?) – avec son contre-pouvoir – leur échappe, sans savoir très bien par quoi il sera remplacé. À cette indéniable inquiétude, dont témoignent les nombreuses conférences professionnelles sur le sujet, s’ajoute un élément supplémentaire de pression que constitue, en France, la main mise croissante de groupes industriels sur des organes de presse qui n’ont plus les moyens de préserver leur indépendance.

Pour les journalistes professionnels, la question n’est pas tant de préserver à tout prix le quasi-monopole qu’ils détenaient sur le traitement et la transmission de l’information que de s’interroger sur le bien-fondé d’un autre type d’accès aux nouvelles, disponible à tout moment sur le Web, un réseau planétaire dont l’utilité pratique ne peut être mise en doute mais dont le côté incontrôlable, faute de législation internationale, ouvert à toute forme de rumeur et de manipulation, fausse une concurrence que l’on voudrait équitable.

Dans le domaine de la presse économique (écrite et audiovisuelle), soumise à de multiples pressions, la confrontation est particulièrement vive entre des intérêts divergents. Elle rend de plus en plus difficile la réalisation d’une information honnête et indépendante, l’un des indispensables garants d’une réelle démocratie. Deux ou trois exemples concrets permettront d’illustrer la difficulté d’accès aux sources de l’information dont souffrent les journalistes, les manipulations dont ils peuvent être l’objet – sans trop avoir le temps de les déminer, engagés qu’ils sont dans la course à l’audimat – et l’ingéniosité des « empêcheurs d’informer en rond » pour museler par avance des propos qui ne leur conviendraient pas.

La fièvre Danone

C’est au cœur de l’été 2005 qu’éclatait « l’affaire Danone ». Un petit entrefilet, paru le 7 juillet dans le magazine Challenges, indiquant que le groupe américain Pepsi, numéro deux mondial de l’agroalimentaire en termes de capitalisation boursière, convoiterait Danone, autre géant de ce secteur où il figure à la cinquième place internationale, allait donner le la. Cette annonce était reprise par plusieurs organes de presse, dont le prestigieux Financial Times. Celui-ci croyait savoir que Pepsi avait fait appel à deux banques conseil pour préparer effectivement un projet d’offre publique d’achat (OPA) sur le groupe français. L’information, si tant est que c’en était une, se propageait très vite. De leur côté, les deux groupes concernés se cantonnaient dans un premier temps dans le mutisme le plus complet, ce qui n’empêchait pas de faire flamber l’action en bourse. Il faudra attendre le 21 juillet pour que le patron de Danone, Franck Riboud, indique dans un entretien aux Echos qu’il ne disposait « d’aucun signe, quel qu’il soit » qui clarifierait les intentions de l’industriel américain. Peine perdue. Le coup était parti et le capitalisme français allait connaître pendant plusieurs semaines un emballement médiatique, relayé de façon tout aussi irrationnelle par une montée au créneau du monde politique, n’hésitant pas à invoquer le « patriotisme économique » pour défendre un fleuron de l’économie française. Plusieurs ministres et jusqu’au chef du gouvernement, Dominique de Villepin, allaient donner le ton de cette campagne « de protection nationale ». Le Président de la République, lui même, intervint à deux reprises en cinq jours pour défendre le coq gaulois, lors de la célébration du 14 juillet, symbole hautement républicain, puis à l’occasion d’un voyage à l’étranger.

Depuis, la « fièvre Danone » est retombée mais cet épisode financiaro-politico-médiatique reste pour les journalistes un cas d’école exemplaire de rétention d’information et de manipulation plutôt réussie. La question demeure en effet : a qui a profité le « crime » ? Aux boursicoteurs avisés, bien sûr, qui se sont frotté les mains en voyant les actions Danone grimper de près de 20 % en deux semaines. Mais surtout à la société concernée qui s’est offert ainsi une excellente campagne publicitaire gratuite, doublée d’un engagement ferme des pouvoirs publics français de renforcer le tour de table de Danone – fragilisé par un capital très dispersé – et de s’opposer à toute OPA inamicale sur « le roi du yaourt ». Tout cela sur du vent ! Car nul ne saura jamais si Pepsico avait réellement l’intention cet été d’avaler l’un de ses principaux concurrents.

Cette affaire est révélatrice d’un mode de fonctionnement : des professionnels de la communication, très rôdés dans l’art de cadenasser l’accès aux sources d’information (quelques organes de presse ou journalistes « sûrs » ont bénéficié de confidences savamment dosées), ont su optimiser le lobbying exercé auprès des pouvoirs publics. Il faut saluer le savoir-faire des conseillers en communication de Danone, Michel Calzaroni et Stéphane Fouks. Redoutables professionnels, bien connus des journalistes économiques, ils ont conduit au mieux une opération proche de l’intoxication, parfaitement relayée par les médias et par l’opinion publique, au nom de « l’indépendance nationale » apparemment menacée.

Si cette forme de manipulation est exemplaire par l’écho qu’elle a suscité, les exemples fourmillent, dans les rédactions, de pressions exercées par le pouvoir économique ou politique visant à canaliser l’accès naturel aux sources d’information.

Précaution ou censure ?

Mais il existe d’autres formes d’intimidation, dans le droit fil de la judiciarisation croissante des rapports entre les divers acteurs de la vie économique. Ainsi le comportement de la société américaine Palm, qui domine le marché de l’ordinateur de poche. Recevant des journalistes français pour présenter les produits prochainement commercialisés par la société, elle exigeait, avant tout entretien, la signature d’un Non Discover Agreement, document par lequel l’intéressé s’engageait à ne divulguer aucune information avant la date prévue, ainsi qu’à ne pas porter préjudice, par ses écrits, aux intérêts de l’entreprise ; ceci sous peine de lourdes sanctions financières réclamées par des avocats américains.

La plupart des journalistes français invités à se plier à cette étrange procédure, pour l’instant limitée à quelques noms de la high-tech américaine, ont refusé cette forme d’autocensure. Par principe mais aussi par esprit pratique. En signant cet étrange marché, ils se liaient les mains : leur article, programmé en fonction de la date de parution de leur publication, pouvait à tout moment devenir obsolète. Il suffisait que d’autres, ayant vent de l’information, la diffusent sur Internet – échappant aux poursuites judiciaires que freine l’extraterritorialité de ce réseau. Dans le même esprit, il faut citer le cas de la banque d’affaires américaine Morgan Stanley qui, en mai 2005, glissait une nouvelle clause dans les contrats de publicité passés entre l’entreprise et les médias : « Toute contribution éditoriale sujette à caution », autrement dit tout article pouvant avoir une tonalité négative, devait être soumise, avant parution, à l’agence publicitaire chargée du budget de Morgan Stanley !

Défendre l’indépendance

Ce « principe de précaution » que certains responsables de communication et juristes d’entreprises tentent d’appliquer à l’information pour mieux la contrôler a donné des idées à d’autres. Ainsi l’actrice américaine Angelina Jolie, sacrifiant aux interviews en rafale qui accompagnent la sortie d’un film (en l’occurrence Mr and Mrs Smith), exigeait des journalistes venus l’interroger la signature d’un document. Ils devaient accepter de ne pas poser de questions sur les « relations personnelles » de la comédienne et de n’utiliser l’entretien que « pour promouvoir le film », et s’abstenir de rapporter d’éventuels propos de l’interprète de Lara Croft de façon « désobligeante, dégradante ou péjorative ». Les journalistes américains dont on célèbre en général l’impertinence et le souci légitime d’indépendance, ont tous refusé de céder à cette pression.

Mais voici que certains de leurs collègues issus de rédactions prestigieuses – dont celle du New York Times – sont aux prises avec la justice américaine qui tente de leur faire révéler leurs sources d’information, notamment sur la deuxième guerre d’Irak. Dans la « Vieille Europe », cependant, la profession a remporté une victoire importante lorsque la Chambre belge des députés a adopté en mars 2005, à l’unanimité, une législation autorisant les journalistes à ne pas révéler leurs sources d’information, à l’exception de ce qui touche au terrorisme. En France, soucieuses de préserver leur mission et leur indépendance dans un environnement économique dont l’étau se resserre, une quinzaine de rédactions de quotidiens et de magazines (représentant quelque 2000 journalistes) se sont constituées en septembre en Forum des sociétés de journalistes (FSJ) afin « de défendre l’indépendance des rédactions, le pluralisme de la presse d’information, le respect des règles déontologiques et de prendre toutes initiatives entrant dans son objet ». Cette mobilisation tente de répondre aux conséquences de l’érosion du lectorat, à l’essor concurrentiel d’Internet et des journaux gratuits, aux difficultés de diffusion, autant de facteurs qui favorisent les mouvements de concentration capitalistique dans la presse. Ce bouleversement a fini par émouvoir les pouvoirs publics, qui ont décidé la création d’une commission chargée de fournir des propositions pour préserver le nécessaire pluralisme de l’information.

De leur côté, les 1600 journalistes économiques, sur les quelque 30 000 que compte la profession, ont eu aussi à se défendre contre des initiatives pour restreindre leurs moyens. En particulier celles qui, sous couvert de mieux réglementer l’information financière, faisaient un amalgame entre analystes et journalistes. Ainsi, face à un projet de Directive européenne sur « les abus de marché», l’Association des journalistes économiques et financiers a dû faire reconnaître par ses interlocuteurs les règles particulières que constituent les droits et devoirs des journalistes énumérés dans la Charte qui régit la profession, mais aussi le secret des sources. La Commission de Bruxelles, finalement, comme le ministère de l’Economie et l’Autorité des marchés financiers, ont accepté le principe de l’autorégulation par les journalistes économiques, pour les éventuelles infractions commises par des professionnels...

En dépit de ces contre-feux encore trop rares, ceux qui ont pour mission d’informer le public en se préservant des pressions de toutes sortes, ont de plus en plus de mal à exercer convenablement leur métier. « Dans notre ère de confusion entre information et divertissement, entre réalité et fiction, entre information et communication, entre payant et gratuit, le métier de journaliste est soumis à une pression réelle », s’inquiétait le directeur de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, lors d’une journée de réflexion sur Médias et démocratie. « Comment croire, dans cet environnement si complexe, que des pilules d’information peuvent tenir lieu de savoir et de culture ? Comment croire que les blogs peuvent représenter un contre-pouvoir vis-à-vis des mastodontes de la communication ? Pour faire face à ces questions cruciales, il est nécessaire de s’appuyer sur des journalistes forts » affirmait-il. Et de rappeler le propos de Jean-Claude Guillebaud, essayiste et lui-même ancien journaliste, selon lequel le devoir du journaliste est « de renoncer au renoncement ». Un principe-clé auquel tous les journalistes ne peuvent que souscrire. Mais une rude bataille en perspective pour un « quatrième pouvoir » singulièrement affaibli, et pourtant à réinventer.

Serge Marti


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