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Presse écrite ou « panier de gadgets » ? Quotidiens et magazines d’information ou « chariots » de pub, remplis à ras bord comme un caddie de supermarché ? Chaque matin, le lecteur italien est confronté au même dilemme. Depuis désormais une dizaine d’années, les quotidiens et la plupart des hebdomadaires transalpins ne sont plus de simples journaux en papier, mais des « supports » ou des « vecteurs » d’une marchandise variée, disponible moyennant un petit supplément : film en Dvd, cd-rom, dictionnaires, encyclopédies et classiques de la littérature en papier. Les magazines hebdomadaires et la presse glamour vont plus loin, jusqu’à proposer en cadeau toutes sortes de gadgets : porte-clés, jouets en plastique et, en été, chapeaux de paille, lunettes, maillots de bain et crème solaire.
Le phénomène pourrait faire sourire un observateur étranger s’il ne révélait une transformation profonde de l’industrie de la culture et de la presse d’information : ce phénomène, qui touche désormais la France et d’autres pays européens, risque de bouleverser le paysage médiatique.
Y a-t-il une dilution de l’information dans l’industrie du loisir ? Ou bien assistons-nous aux derniers avatars de ce que le politologue américain Benjamin R. Barber appelle la vidéologie, une idéologie invisible qui dicte ses lois et impose ses règles aux quatre coins de la planète, en utilisant la force de frappe des séries télévisées et d’autres films hollywoodiens ? La vidéologie, selon Barber, « réduit la culture à l’état de denrée », avec, pour seul but, la transformation du monde en parc à thème géant, où l’on ne vit que pour consommer des produits standardisés 1. Elle détourne les rapports de force en « force de séduction », grâce à des films, des dessins animés, des clips vidéo qui ne sont pas seulement des moyens de divertissement, mais aussi l’expression ultime du merchandising, « de véritables machines à commercialiser de la nourriture, de la musique, des vêtements et des jouets ».
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il a pris avec la mondialisation des échanges une ampleur particulière, jusqu’à provoquer de nouvelles modes planétaires et à mettre en péril les cultures traditionnelles. Les deux fondateurs de l’École de Francfort, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, avaient déjà mis en garde, dans la Dialectique des Lumières, contre les dangers de massification des consciences et l’homologation des comportements provoquée par une toute puissante industrie des loisirs. Mais la presse écrite semblait être à l’écart de cette transformation, protégée par son rôle – dans la plupart des pays occidentaux – de quatrième pouvoir et de « gardienne de la démocratie ». Il y a cinquante ans encore, le mot « industrie » associé à « presse » était considéré par les grandes figures du journalisme européen comme une contradiction dans les termes, un horrible oxymoron. Comme s’il y avait un déni, un refus plus ou moins conscient d’envisager l’information en tant que marchandise.
Aujourd’hui le tabou est levé, les patrons de presse n’ont plus de ces scrupules : stratégies et synergies industrielles nous rappellent tous les jours la réalité, c’est-à-dire l’existence d’un système des médias qui se différencie très peu dans son organisation interne et dans son fonctionnement des autres empires industriels. Pourtant il est clair, comme l’écrit Daniel Bougnoux, que, même quand elle s’achète, « l’information n’est pas une chose, c’est-à-dire une substance dotée d’une quantité mesurable et de qualités propres, indépendantes des sujets qui la font circuler, des circonstances et des relations où elle entre » 2.
Traiter l’information comme une chose et comme une chose seulement : voilà le danger qui nous guette, sous l’emprise d’une industrie des loisirs toute puissante. L’exemple italien est révélateur des changements en cours. Tous les matins, les lecteurs de la Péninsule reçoivent, avec leur quotidien préféré et ses suppléments habituels, un magazine en papier glacé sur un sujet chaque jour différent : l’actualité économique et l’industrie des médias, les voyages, la musique, la cuisine, le sport. Sans compter un grand magazine généraliste et un magazine féminin, une fois par semaine.
Sur le terrain des magazines en papier glacé (vendus avec le quotidien), les deux plus importants journaux italiens (Corriere della Sera et La Repubblica) se livrent une concurrence acharnée : si le premier a réussi à imposer son magazine (généraliste) et à choyer le public féminin avec Io Donna (hebdomadaire qui consacre une large place à la mode) et Casamica (sur la maison et le design), le deuxième répond avec Venerdì (généraliste), D (féminin), Viaggi (tourisme), Musica (musique), Salute (médecine et santé) et le tout dernier, XL, destiné aux jeunes et entièrement consacré aux loisirs. Par rapport à la France, où les grands quotidiens publient tout au plus un ou deux suppléments en papier glacé, le paysage est très différent, même si plusieurs journaux ont suivi l’exemple italien en proposant, pour un modique supplément, Dvd, encyclopédies et manuels de cuisine.
La profusion de l’offre montre la place grandissante des loisirs dans l’information : la musique, le cinéma, le théâtre, l’informatique et les nouveaux médias disposent d’un traitement inimaginable il y a encore quelques années. Star Wars ou Harry Potter, dernier disque des U2 ou de Madonna, nouvelle console de jeu ou nouveau baladeur mp3 : l’industrie des loisirs crée de plus en plus l’événement et impose son agenda aux grands médias. Le changement concerne aussi bien la forme que le fond. Non seulement la presse écrite consacre un nombre important de pages aux mythes et aux rites de la modernité, aux modes, à l’air du temps ( La Stampa avec Specchio dei tempi ou La Repubblica avec son supplément dominical), mais elle est obligée de changer son langage, son style, sa hiérarchie de valeurs, pour s’adapter à ce que les Américains appellent infotainment, mélange savamment distillé d’informations et de divertissements.
Le modèle dominant devient celui des news magazines, considérés comme les meilleurs supports pour la publicité. Et la cible préférée un lectorat urbain, actif, dynamique, avec une forte présence féminine. Hérité de la télévision, l’infotainment impose ses règles à l’ensemble de la presse. Le premier effet de cette dictature se voit dans la place grandissante consacrée aux modes – y compris les modes de consommation – et aux faits divers, sensationnels, pittoresques, extraordinaires par définition. Le deuxième, dans le choix de sujets et d’un langage « people », censés doper les ventes, grâce à l’aura médiatique des vedettes sur lesquelles on braque les projecteurs de l’actualité.
Il serait injuste d’ignorer les aspects positifs de l’information-spectacle : en Italie elle a permis de dépoussiérer le langage du journalisme politique, de montrer la vacuité de rites et de tics, des phrases toutes faites et des formules ronflantes, et, finalement, de permettre à de nombreux citoyens-lecteurs d’approcher sans crainte l’univers politique. Mais il est vrai aussi, en Italie ou en France, que nous avons le plus souvent sous les yeux les dérives du système, avec la recherche obsessionnelle de la petite phrase et les intrusions dans la vie privée des hommes politiques.
Appliquée à la presse écrite, la recette de l’information spectacle pousse à privilégier les loisirs. Il n’y a rien de scandaleux en cela dans une société qui se définit de plus en plus par la place qu’elle consacre au temps libre. Et les nouveaux clivages entre riches et pauvres, d’après les enquêtes sociologiques, concernent les modes de consommation, le choix des spectacles et des activités sportives, encore plus que le travail. Mais dans le domaine de la presse, le revers de la médaille est la quasi-disparition du journalisme d’idées, d’analyses et de débat, au profit d’une information légère, certes plus pétillante, mais moins dérangeante : un journalisme qui renonce à son rôle critique, d’aiguillon, pour se consacrer exclusivement à l’air du temps, victime d’un conformisme d’autant plus gênant qu’il prend parfois le visage de la transgression dans le traitement des faits de société et des histoires de mœurs.
Bien sûr, tout n’est pas noir dans ce tableau. Les exceptions sont nombreuses, aussi bien en France qu’en Italie, où des nouveaux magazines de qualité ont pu s’imposer (je pense, en particulier, à Diario, qui fait une large place aux enquêtes approfondies et à la culture). Mais le fait est là : si l’ancienne rhétorique attribuait à la communication trois fonctions essentielles, exprimées par les verbes docere, movere, delectare, c’est-à-dire instruire, émouvoir et divertir, aujourd’hui les deux dernières fonctions sont omniprésentes, dictant leurs règles à l’ensemble des médias. Il ne s’agit pas d’éprouver de la nostalgie pour la télévision pédagogique des années 50 ou pour une presse qui confond « sérieux » avec « ennui », mais de ne pas oublier la leçon de George Perec : « Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas » 3. Le romancier dénonçait les dérives de l’information spectacle et la place excessive accordée aux faits divers, « comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques... ».
À cette liste, on pourrait ajouter aujourd’hui la confusion des genres entre « people » et « politique » orchestrée par des organes de presse avec la complicité des prétendues victimes. Mais ce serait oublier le plus important : la dictature qui s’exerce par l’ordre des choses, selon l’expression de Pierre Bourdieu, par un respect quasi religieux pour les modes et la culture des loisirs, pour une vulgate journalistique qui semble avoir renoncé à tout questionnement critique sur elle-même.
Pietro Pisarra
1 / Voir B.R. Barber, Djihad versus McWorld. Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Desclée de Brouwer, 1996.
2 / Daniel Bougnoux, La communication contre l’information, Hachette, 1995, p. 30.
3 / Georges Perec, L’infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 10.