Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Je suis débordé, donc je suis ?

Tuer l’ennui, quelle erreur !

Crédits : Pexel
Crédits : Pexel

Plutôt que de fuir l’ennui à tout prix, la thérapeute O. Chabrillac nous invite à lui faire une place dans notre quotidien. Car il est l’occasion d’interroger en profondeur nos désirs et le sens de notre vie.


La recherche de l’intensité serait devenue l’idéal de l’homme d’aujourd’hui. Dans son dernier essai1, le philosophe Tristan Garcia montre l’importance prise par cette injonction sociale, à laquelle doivent répondre celles et ceux qui ne veulent pas s’anesthésier dans une vie morne. En un mot, ennuyeuse. Mais le prix à payer pour cette excitation permanente est important : c’est celui de l’épuisement, du burn out, de la perte de sens également. Comment décélérer ? Faut-il réapprendre à s’ennuyer ?

Dès le XVIIIe siècle, les historiens observent une évolution du statut de l’ennui. D’une douleur individuelle clairement exprimée, il devient maladie de l’âme, puis malaise social indéfini. Là où la modernité véhicule l’illusion de pouvoir en permanence nous combler (par la consommation en particulier), l’ennui vient nous déranger, nous interpeller, voire nous agresser. Pourtant, derrière le mal-être auquel il semble renvoyer, il peut être porteur d’un potentiel inconnu. À condition d’accepter le retour sur soi-même qu’il impose.

L’ennui peut se définir par l’émergence d’un autre rapport au temps, comme si celui-ci avait cessé de couler normalement, comme s’il s’était étrangement figé… Il apparaît comme un « dimanche de la vie », une brèche dans notre quotidien. Il nous plonge dans un autre univers, comme en apnée, nous imposant un nouveau temps à conjuguer, le « plus-que-présent ». Pourtant, paradoxalement, à partir du moment où l’on veut bien traverser l’angoisse que peut représenter cette perte des repères coutumiers, il permet de se désengager des gestes appris et des pensées réflexes, invitant à la conquête d’une autre vérité, peut-être plus vraie que celle de l’activité : comme si, derrière le manque, l’impuissance, l’abandon, derrière cette épreuve plus ou moins opaque, se cachait une part de notre conscience, une parcelle de notre essence. L’ennui nous interroge : où est passée notre envie ? Quel est le sens de notre vie ?

Pas d’obligation de résultat, mais une ouverture amusée à l’imagination, à la créativité. Laisser faire. Laisser être.

Le grand intérêt de l’ennui, c’est de nous proposer un espace en devenir, que l’on peut comparer à une forme de jachère psychique. Nous pouvons alors prendre la responsabilité de ne pas chercher à le remplir à tout prix, mais, bien au contraire, de laisser venir, patiemment, ce qui a envie d’émerger. L’attention se fait flottante, voire curieuse, mais non déterminée. Pas d’obligation de résultat, mais une ouverture amusée à l’imagination, à la créativité. Laisser faire. Laisser être. Ce face-à-face avec nous-mêmes ne peut en effet être surmonté qu’avec des propositions intérieures qui nous parlent authentiquement. On ne peut pas tricher avec l’ennui ! Il est, à sa manière, un puissant révélateur qui ne se laisse pas facilement tromper ou égarer : loin d’être un trou noir, il contient virtuellement son propre dépassement, nous permettant de semer, parfois à notre corps défendant, les graines de futurs projets, de l’être que nous serons demain. Ce n’est pas tout : c’est dans la béance de l’ennui, dans cette confrontation avec notre propre inconsistance, dans ce renoncement au contrôle permanent sur notre propre vie, que nous avons la possibilité de nous ouvrir à l’au-delà de nous, de faire l’hypothèse d’autre chose qui nous dépasse et nous transcende, que peut s’inscrire aussi une opportunité rimant avec spiritualité…

Alors, comment apprivoiser l’ennui ? Comment résister à l’injonction de rentabilité véhiculée par notre société ? Il s’agit non seulement de ne pas craindre l’ennui, mais, au contraire, d’apprendre à l’aimer comme une chose rare et précieuse au cœur de vies trop remplies, d’accepter d’entrer dans cet espace où le désir n’est pas revendicatif, mais plutôt une possibilité, un choix, un peut-être. Il ne s’agit pas de choisir de s’ennuyer, pas plus que l’on ne choisit la maladie ou la dépression comme chemin d’évolution. Et lorsqu’il se présente, ne pas le fuir, pour au contraire lui sourire.

C’est dans ces moments passés à ne rien faire que l’enfant apprend à percevoir avec davantage de discernement ses sensations et ses émotions personnelles.

Et le défi est encore plus important lorsqu’il s’agit de nos enfants. Pourquoi leur ennui nous angoisse-t-il tant ? Tous les moyens sont bons pour leur éviter de se trouver confrontés à ce sentiment de vide, de lassitude, condensé dans un insupportable : « Je m’ennuie » (et surtout nous éviter d’en être spectateur)… Pourtant, la majorité des experts savent que l’ennui constitue une sorte de passage obligé de toute acquisition (et qu’il est donc un processus constructif d’intégration). D’où l’importance de ne pas chercher à le contrer par l’activisme et l’hyperstimulation, ni par une recherche de satisfaction immédiate permanente, mais de se rappeler que les efforts et la frustration constituent des bases essentielles de l’éducation, de la croissance, de l’évolution (parmi d’autres évidemment). C’est dans ces moments passés à ne rien faire que l’enfant réintègre sa corporalité et qu’il apprend à percevoir avec davantage de discernement ses sensations et ses émotions personnelles : un apprentissage d’autant plus important que c’est finalement la richesse de son monde intérieur qui garantira à terme son autonomie et son équilibre psycho-affectif. À condition que l’adulte présent ne cherche pas à s’interposer entre l’ennui et l’enfant (ou l’adolescent), mais le laisse vaquer à son rythme à ses rêves, à ses inventions et à ses pensées… Comme si le temps suspendait son vol pour lui permettre d’accomplir ses multiples métamorphoses et de s’acclimater à l’émergence de son désir personnel. Tout l’enjeu étant, non pas de lui proposer des activités, mais bien au contraire, de se taire, de patienter en toute confiance, sachant que la magie de la vie finira par opérer.

 


J'achète Le numéro !
Je suis débordé, donc je suis ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Le clerc en sursis ?

La plupart des confessions religieuses excluent les femmes des charges sacerdotales. Pour combien de temps ? Patriarcale au superlatif, l’Église catholique voit son modèle vaciller. Le patriarcat demeure la règle dans le monde religieux. Dans des contextes très différents, les trois monothéismes le pratiquent. Tous invisibilisent les femmes, contrôlent leur corps et les tiennent éloignées de la sphère publique. Circonstance aggravante, ce bastion bien défendu l’est par...

Du même dossier

Entreprise : faire place à l’important, un défi permanent

Table ronde – Au sein des grandes entreprises, la recherche constante du profit impose une pression permanente aux salariés. Comment s’extraire de l’urgence de l’instant pour retrouver du sens dans son travail ? Des responsables de ressources humaines partagent leurs expériences. Sous quelles formes s’exercent les contraintes de « temps » au sein de l’entreprise ?Claire Degueil - Que ce soit dans le temps court ou le temps long, on vit l’accélération dans l’entreprise. Dans la même minute, je pe...

Salariés sous pression

Sous l’influence des marchés financiers, des innovations technologiques et de l’impératif de croissance, les salariés français travaillent toujours plus sous pression. Celle des chiffres, des contrôles, même si la productivité ne suit pas. Jusqu’à quand ? Avec la libéralisation des mouvements de capitaux et leur informatisation, les marchés financiers ont connu un essor et une intégration mondiale inédits. Les coûts des transactions financières sont devenus quasi nuls, la liquidité des actifs qu...

Intensifier sa vie pour défier la mort ?

Entretien – « Débordé ». L’adjectif traduit littéralement notre situation actuelle, selon la philosophe C. Fleury : dépassés par les événements, mais aussi expulsés de notre propre vie. Et si la nature nous aidait à retrouver un sens de la limite salutaire ? Vous conjuguez vos réflexions de philosophe avec une activité de psychanalyste (et, par le passé, pendant plusieurs années, vous avez fait des permanences...

1 T. Garcia, La vie intense. Une obsession moderne, Autrement, 2016.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules