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Depuis la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, un consensus semblait s’être installé autour de ce que Jules Ferry appelait la « bonne vieille morale de nos pères » commune aux croyants et aux non-croyants. En revanche, Jules Ferry invitait les instituteurs à n’enseigner aucune « théorie sur le fondement de la morale », des citoyens adhérant à la même morale pouvant se déchirer sur le rôle de Dieu et celui de la raison. Pour le reste, il allait de soi que croyants et non-croyants partageaient largement la même conception de la morale quotidienne, le même attachement à la famille, à la patrie et aux institutions. D’ailleurs, la loi de 1905 légiférait sur la place des cultes dans l’espace public, pas sur la liberté de croire ou non. La longue sécularisation de nos sociétés a fini par nous laisser penser que la question était réglée une fois pour toutes. Les écoles privées sous contrat peuvent avoir un « style propre » tout en adhérant à la laïcité, conçue comme la liberté de conscience. Sécularisation oblige, la plupart de ceux qui choisissent l’enseignement catholique ne le font guère pour des raisons religieuses et changent volontiers d’école en fonction des circonstances et des intérêts. Ainsi s’est installée une image de la fraternité fondée sur l’attachement à une morale commune fixant nos devoirs envers les autres, la société et la nation, et sur la tolérance conçue comme la liberté de choisir ses propres croyances. Or ce consensus, d’autant plus fort qu’il allait sans dire, semble aujourd’hui menacé.
La représentation de notre société comme étant sécularisée, laïque et de culture chrétienne est mise à mal par la présence d’une religion, l’islam, pour laquelle la place des croyances dans l’espace public briserait le vieil accord laïc. C’est tout le sens de la querelle sur le port du voile islamique. Doit-on accepter le voile au nom de la tolérance et de la liberté ? Doit-on l’interdire au nom de la neutralité de l’espace public et de la liberté des femmes de ne pas se soumettre à une obligation religieuse ? Plus largement, la fraternité religieuse ne menace-t-elle pas la fraternité républicaine et nationale, dont il allait de soi qu’elle englobait celle des religions, dans l’espace public sinon dans le cœur de tous les hommes ? Pour divers courants politiques hostiles à l’islam (et pour quelques musulmans), l’affaire est entendue : l’islam serait incompatible avec la République, avec la démocratie, mais aussi avec la nation dont les « racines chrétiennes » reviennent sur le devant de la scène. On pourrait croire dans sa conscience, mais pas à l’ombre d’un minaret sans mettre à mal une conception de la fraternité nationale et civique.
Les attentats de janvier 2015 ont projeté l’école sur le devant de la scène de la fraternité. On redécouvre que l’école est un milieu « moral », comme le disait Durkheim, et que la seule instruction ne suffit pas. Il faut donc que l’école diffuse une morale commune, un sentiment de fraternité et un attachement aux valeurs de la République, car le parcours des terroristes formés dans cette école comme les réactions d’élèves qui ne se sentaient pas Charlie ont interrogé l’école en profondeur. Alors qu’on semblait l’avoir oublié, l’école doit redevenir l’institution chargée de former les citoyens d’une communauté civique et nationale1.
Se révèle alors au grand jour ce que chacun savait plus ou moins, tout en ayant du mal à l’accepter : l’accord implicite sur la fraternité ne va plus de soi et l’école est directement mise en cause. La querelle sur l’enseignement de la « théorie du genre » et l’opposition au mariage pour tous ont révélé qu’au-delà de l’affirmation de l’égalité et de l’égale liberté des individus, existaient de profondes divergences sur la nature des institutions – « leur fondement moral », aurait dit Jules Ferry. Les disputes sur la question de savoir si l’enseignement de l’histoire doit être ou non commandé par le récit d’un « roman national » pose des problèmes de même nature et, dans tous les cas, nous aurions tort de n’y voir que des querelles partisanes, de la même manière que les raisons de s’opposer au port du foulard traversent tout l’éventail politique.
Toutes ces questions se posent à l’école parce que l’histoire de la République l’impose, mais aussi parce que l’institution scolaire est profondément déstabilisée. Les effets conjugués de la ségrégation urbaine et de la concurrence des familles pour accéder aux établissements, aux filières et aux diplômes les plus sélectifs et les plus « rentables », ont creusé les inégalités entre les établissements et ont renforcé leur homogénéité sociale et culturelle, en dépit d’un « décor » scolaire relativement unifié. Par ailleurs, les vieilles murailles du sanctuaire scolaire, construit à l’image du sanctuaire religieux, se sont effondrées. Les demandes des familles se sont accrues, les problèmes sociaux et la culture juvénile sont entrés dans des établissements où ils n’avaient pas droit de cité. Non seulement la plus grande part de la vie juvénile se déroule désormais dans l’école, mais les jeunes accèdent à des cultures et à des informations que l’école ne contrôle pas. La culture scolaire, souvent réduite à un support d’évaluation, a perdu son autorité quand chaque élève trouve sur internet mille données qui peuvent démentir ce que l’école veut transmettre. Ces jeunes, parfois bons élèves et sans problème, qui se radicalisent seuls devant leur écran de la même manière qu’ils adhèrent aux réseaux des diverses tribus de la culture juvénile, ne sont que la pointe émergée de l’iceberg d’un monde scolaire qui n’a plus, à côté de la famille et des Églises, le monopole de l’autorité morale. Et donc la capacité de dire ce que nous avons en commun.
Le monde scolaire n’a plus, à côté de la famille et des Églises, le monopole de l’autorité morale. Et donc la capacité de dire ce que nous avons en commun.
Face à l’ampleur de la crise ressentie, se manifeste un retour à la tradition, plus exactement à un imaginaire de la tradition et à une fraternité exclusive : une fraternité identifiée à une nation homogène et à des méthodes pédagogiques assez communément autoritaires. Ainsi, il faudrait que les cantines scolaires ne proposent plus de menus alternatifs, car il va de soi qu’un « vrai Français » mange du porc, comme le proposent les mouvements identitaires. Il faudrait aussi revenir à l’estrade, aux blouses grises, à la séparation des sexes, à la cérémonie du drapeau… Dans ce cas, la fraternité serait d’abord définie contre ceux qui n’en sont pas, qui n’auraient d’autre choix que de s’exclure et de fonder leurs propres écoles. De manière générale, la crise de l’identité nationale la plus traditionnelle entraîne ce type de réactions dans la plupart des pays d’Europe. Et il y a de bonnes raisons de penser que cette solution produise une accentuation des problèmes qu’elle pense combattre puisque la fraternité de l’entre soi appelle l’exclusion des autres.
Faisons donc l’hypothèse qu’il existe un courant largement majoritaire pour lequel la fraternité est identifiée à la tolérance laïque, à la liberté de croyance et à l’acceptation des différences culturelles. Un courant qui pense que la fraternité est d’autant plus impérative aujourd’hui que les nations ne seront plus jamais des ensembles culturels homogènes et que la morale collective doit s’accommoder de la liberté de choisir la vie que l’on souhaite mener. C’est en tout cas ce qu’ont dit les manifestations massives qui ont suivi les attentats, notamment celle du 11 janvier 2015. Si l’on accepte cette position modérée, ouverte et qui fait de la fraternité l’art de vivre ensemble avec nos différences, la question est moins de savoir « ce que » l’on transmet que « comment » on le transmet. La méthode est essentielle, car le mode de transmission des valeurs et des connaissances laisse plus de traces dans l’esprit des élèves que le contenu même de ce qui est transmis.
La stratégie choisie par le ministère de l’Éducation nationale consiste à enseigner aux élèves les principes de la République. Dans cette tradition pédagogique, on apprendrait la citoyenneté comme on apprendrait les règles de l’hygiène et quelques formules de physique. Comme personne n’ignore que les enseignants ne sont plus un corps de hussards (l’ont-ils jamais été ?) soudés autour des mêmes valeurs, il importe que les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation préparent des formateurs à la citoyenneté, qui inculqueront ensuite aux enseignants la même doctrine. Il faut proposer un enseignement laïc de la morale, ce qui est préférable à un enseignement de la morale laïque, afin qu’au fil des années, les élèves intériorisent les valeurs du « vivre ensemble ». Des programmes, des cours, des enseignants spécialisés, des évaluations… Les principes de la citoyenneté deviennent une matière scolaire à laquelle il convient d’ajouter une charte de la laïcité et quelques rites, tels la journée de la laïcité et la semaine de la tolérance. Impératifs catégoriques, les valeurs de la République s’appendraient comme un mélange de catéchisme et de matières scolaires.
Les valeurs de la République s’appendraient comme un mélange de catéchisme et de matières scolaires.
J’ai sans doute tort d’ironiser sur un mode de transmission qui répond à des inquiétudes profondes et qui se coule dans notre tradition scolaire. Après tout, des leçons de citoyenneté et de fraternité adaptées à l’âge des élèves et enseignées avec conviction ne peuvent pas faire de mal. Il y a pourtant lieu d’être sceptique sur l’efficacité de cette transmission. Comment croire que les élèves auront toujours confiance dans des leçons que leur expérience dément souvent ? Croire dans la fraternité quand la concurrence scolaire devient la règle, bien au-delà de la simple émulation ? Croire à l’égalité et à la fraternité quand des établissements sont si évidemment inégaux et ségrégués, que jamais les enseignants n’y mettent leurs enfants ? Croire à la liberté et à la fraternité, quand la vie juvénile est dominée par la lutte cruelle des looks et des tribus ? Croire aux vertus de la démocratie, quand les élèves ont l’impression d’être surtout invités à se taire ? Mais, surtout, comment croire à la parole de l’école, quand chaque élève accède à tant d’informations parfaitement contradictoires et lui semblant a priori aussi crédibles que celles du maître ? Pour les uns, les leçons de civisme seront un exercice scolaire de plus. Pour les autres, elles seront une hypocrisie de plus. Il y a peu de chance de voir un mode de transmission des valeurs qui ne fonctionne plus dans les familles, et souvent dans les Églises, fonctionner dans une école qui retrouverait miraculeusement son ancienne autorité, du temps d’ailleurs ou celle des familles et des Églises n’était guère contestée.
Du côté des maîtres, il n’est pas certain que tous adhéreront à cet enseignement républicain. Il n’est pas sûr que tous répondront de la même manière quand les élèves leur demanderont pourquoi, au nom de la liberté et de la fraternité, il faut condamner Dieudonné et défendre les caricaturistes de Charlie. Ou pourquoi le foulard porte atteinte à l’égalité des femmes, et pas les tenues les plus « sexy » des tribus adolescentes ? Craignons que l’école choisisse d’ignorer les questions trop « naïves » ou « incorrectes » des élèves pour répondre aux questions qu’ils ne se posent pas.
Les valeurs du civisme et de la fraternité s’apprennent moins par des leçons que par des expériences de vie commune. C’est d’ailleurs pour cela que, pendant longtemps, les mouvements de jeunes (scouts, éclaireurs, francs camarades, équipes sportives, chorales…) ont mobilisé autour d’activités capables d’engager les jeunes ensemble avec des objectifs communs et en acquérant, pratiquement, les capacités de discuter, d’agir ensemble et de se sentir solidaires. Mais ces mouvements ont bien faibli et l’école s’est souvent repliée sur son rôle d’instruction et de sélection, tout se passant comme si la vie juvénile se déployait dans l’école, mais en dehors de tout projet éducatif.
Durant longtemps, l’école n’a pas perçu comme une contradiction le fait d’enseigner la citoyenneté tout en privant les élèves des moindres droits.
Conçue comme un impératif, la laïcité à la française visait à construire un face-à-face moral entre l’universalité des valeurs et la raison d’un individu qui, détaché de ses identités sociales, s’élèverait vers la citoyenneté. La formation du citoyen procédait de la rencontre avec ces principes bien plus que d’une expérience sociale mettant ces principes à l’œuvre. C’est aussi pour cette raison que notre école républicaine a tant de mal à devenir démocratique et que, durant longtemps, elle n’a pas perçu comme une contradiction le fait d’enseigner la citoyenneté tout en privant les élèves des moindres droits. C’est enfin pour cette raison que nous avons encore tant de mal à concevoir que l’établissement scolaire puisse être une communauté éducative offrant, aux élèves un espace de relations et d’identifications entre l’universalité des principes et la singularité de chacun. L’enquête Pisa 2012 révèle que seulement 47 % des élèves français de 15 ans disent « se sentir chez eux à l’école », pourcentage le plus bas de tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques où la moyenne est de 81 %. En France, ce taux descend à 38 % pour les élèves défavorisés. Pourtant, c’est dans une école accueillante que nous pourrions construire une éducation à la fraternité qui ne soit pas réduite aux règles affichées sur les murs des écoles et enseignées dans une partie des programmes. C’est dans cet espace-là que les règles communes et l’acceptation des singularités pourraient ne pas être vides de sens.
Il faut descendre de la théologie laïque conçue comme un ensemble de valeurs et de principes que des élèves devraient apprendre en classe, vers des pratiques éducatives mettant ces principes en action. La citoyenneté et la laïcité s’apprennent en s’expérimentant bien plus qu’en se mémorisant. Bien des enseignants et bien des équipes éducatives le savent déjà. Au lendemain de la minute de silence du 8 janvier 2015, des groupes d’enseignants blessés par les attitudes de certains élèves – mais sachant aussi que des élèves avaient pu se sentir blessés par les réactions de certains enseignants – ont organisé des discussions avec eux. En leur permettant de dire ce qu’ils avaient sur le cœur, ils ont découvert que leurs élèves étaient moins hostiles à la laïcité qu’ils ne se sentaient rejetés par elle. Les uns et les autres ont pu s’expliquer et découvrir que la fraternité est une manière de vivre ensemble exigeant des règles communes et d’abord dans l’établissement scolaire lui-même.
La citoyenneté et la laïcité s’apprennent en s’expérimentant bien plus qu’en se mémorisant.
Cette manière d’« enseigner » la fraternité suppose que les équipes scolaires fonctionnent comme des communautés éducatives, qu’elles soient soutenues, disposent de temps, programment ces débats, prennent conseil auprès de spécialistes du droit, des religions, de militants d’associations, de travailleurs sociaux… Des pratiques qui pourraient paraître aussi évidentes exigent des conditions élémentaires de préparation pédagogique, de stabilité des équipes éducatives, d’aménagement des horaires, afin que la formation des citoyens ne soit pas seulement un contre-feu ouvert dans des moments de crise.
La fraternité n’est pas qu’une affaire de laïcité, qu’une affaire de musulmans et, plus largement, pas qu’une affaire de pauvres qui auraient besoin d’être « éduqués » aux vertus républicaines. Tous les élèves sont concernés. Or il n’est pas normal que la « vie scolaire » se réduise souvent au règlement des questions de discipline dans les bureaux du conseiller principal d’éducation et du chef d’établissement. Même si les adolescents aiment leur autonomie et la défendent, il n’est pas normal que leur vie à l’école se déroule, soit dans une certaine indifférence, soit qu’elle apparaisse essentiellement comme une cause de trouble et de désordre. Autrement dit, le clivage radical entre la fonction d’instruction (parfois réduite à l’heure de classe) et la fonction d’éducation (ce qui serait périscolaire) n’est pas acceptable. L’éducation n’est pas un « sale boulot » que l’on devrait toujours déléguer à d’autres. Pour devenir des citoyens, il faut que les élèves aient la possibilité d’agir comme des citoyens, d’abord dans la vie scolaire elle-même, mais aussi dans les projets qu’ils pourraient mener à bien en étant tenus de collaborer entre eux et avec des adultes. Toutes ces activités mises en œuvre dans de nombreux établissements ne devraient pas être un supplément d’âme dépendant du militantisme et de la générosité de quelques adultes. Elles devraient participer de l’éducation scolaire, au même titre que l’enseignement des mathématiques ou de l’histoire. Autrement, il faudra nous résoudre à ce que l’éducation scolaire se réduise à la coexistence plus ou moins pacifique entre des heures de cours et une vie juvénile, elle aussi plus ou moins pacifique. Si l’on en restait là, les futurs citoyens n’auraient appris à n’être que des concurrents dans la compétition scolaire et des consommateurs, dans une vie juvénile vaguement indifférente ou hostile à l’école.
Bien des établissements scolaires déploient ces bonnes pratiques parce que l’équipe enseignante en a décidé ainsi, parce qu’elle a choisi de répondre aux questions que se posent vraiment les élèves et non à celles qu’ils devraient se poser. Des systèmes scolaires, souvent plus efficaces et moins inégalitaires que le nôtre, les mettent en œuvre de manière banale. Ces manières de faire école ne devraient pas dépendre des seules bonnes volontés et des aléas de la composition des équipes éducatives. Elles exigent que chaque établissement ait la possibilité de former des équipes et que la définition du travail enseignant fasse une part à l’éducation et à la vie collective. Bien sûr, ceci n’est pas sans impliquer quelques changements profonds dans notre système scolaire.
1 Notons au passage que le réflexe consistant à accuser l’école d’être à la fois responsable de nos malheurs et tenue de nous sauver est profondément inscrit dans notre imaginaire social et politique, dans le récit d’une nation forgée par son école. Rien de semblable n’a été observé après les attentats qui ont endeuillé Londres et Madrid.