Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
L’historien Fernand Braudel l’a démontré, le capitalisme change au long de l’histoire : un dans son principe, toujours divers dans ses manifestations historiques. Depuis les années 1980, est apparu un nouveau capitalisme aux frappantes caractéristiques : largement dérégulé, financiarisé et mondialisé. La finance est devenue la première industrie mondiale, suivant un nouvel ordre que la crise de 2008 n’a pas remis en cause, bien au contraire. Par sa démesure, la finance conquiert une position de domination sur l’économie réelle, au point d’agir contre elle, trouvant une meilleure rentabilité au grand casino de sa propre spéculation. Et la brutale financiarisation du monde est un phénomène durable.
Cette grande transformation donne naissance à un capitalisme sans entraves et, finalement, criminogène. Criminogène, et non pas criminel, car il n’est pas question ici de porter un jugement sans appel sur l’essence du capitalisme libéral, mais d’en souligner les potentialités et dynamiques à la fraude. Des années 1930 aux années 1980, le capitalisme de type fordien et keynésien, sans être parfait, s’était révélé peu perméable aux fraudes d’ampleur macro-économique. Le capitalisme actuel, par sa haute tolérance aux fraudes, signe le retour du « capitalisme sauvage » des « barons voleurs », qui s’imposa du XIXe siècle jusqu’au New Deal. Paradoxalement, c’est alors que la question de la responsabilité pénale devrait se poser avec le plus d’acuité qu’elle semble la moins effective. En témoigne le traitement des crises, comme celui du trading à haute fréquence.
Les crises financières sont répétitives, globalisées, violentes par leurs conséquences sociales, destructrices par leur impact budgétaire, mais aussi, en partie, criminelles, par le jeu d’acteurs en « cols bleus » (crime organisé) et le plus souvent en « cols blancs » (les élites bancaires et financières). Car, contrairement aux analyses classiques, les fraudes et les manipulations ne sont pas de simples phénomènes d’accompagnement ou de déclenchement circonstanciel, mais bien des causalités profondes de ces crises. Les bulles immobilières et boursières témoignent de manipulations quasiment inédites. Ainsi, le rapport du Congrès des États-Unis sur la crise des subprimes utilise 147 fois le mot « fraude ». Pourtant, aucun cadre dirigeant d’une banque – à deux exceptions près, au demeurant mineures – ne sera traduit devant un tribunal pénal. L’absence de poursuites pénales aura été une faute majeure dans cette tragédie. La matérialité des fraudes à l’origine de cette crise, malgré leur invisibilité dans le processus judiciaire, apparaît a posteriori dans la multiplication des transactions auxquelles les institutions en cause ont dû se soumettre, en payant des amendes records. Spectaculaires, ces amendes peuvent donner l’impression de sanctions, mais elles restent en définitive peu dissuasives et afflictives, leur coût étant socialisé – puisqu’elles sont payées, directement ou non, par les actionnaires ou les salariés (licenciements, salaires bloqués, etc.). Elles sont pré-provisionnées dans les comptes et, surtout, sous dimensionnées par rapport aux profits indus. Sans compter que ces transactions font disparaître toute la symbolique de vrais procès et occultent un exposé complet des responsabilités. Serait-ce illégitime de rebaptiser la crise des subprimes en « subcrimes » ?
Les amendes payées par les banques restent peu dissuasives et sous dimensionnées par rapport aux profits indus.
Le diagnostic criminel, souvent insupportable pour les élites, n’est abordé que rarement, et toujours du bout des lèvres. Si l’on réexaminait les crises depuis les années 1980 – faillite des caisses d’épargne (États-Unis), « récession yakuza » (Japon), « pyramides albanaises »… – c’est toute une histoire criminelle des crises financières qui serait à écrire.
Les discours dominants sur ces crises sont façonnés soit par une sémantique naturaliste (catastrophe) et positiviste (cycles, dysfonctionnements) à connotation fataliste, voire par une thématique franchement négationniste (illusion, artefact). De telles grilles d’analyse présentent pour les dominants le double avantage d’évacuer toute responsabilité individuelle et de faire l’impasse sur la dimension humaine de ces tragédies, dans leurs causes comme dans leurs conséquences. Telle est la différence entre une histoire vue du balcon et celle vécue à hauteur d’homme. Selon la vision classique (libérale), les crises financières sont analysées comme des moments de correction et non comme les symptômes d’une indigestion de prédation. Accidents conjoncturels, fruits d’une panique ou d’un dérèglement ponctuel, elles ne peuvent être le fait d’une orgie de dettes privées et de comportements déviants.
Deux niveaux d’analyse sont nécessaires pour chaque crise. Le niveau macro, en criminologie comme en économie, permet d’analyser comment l’architecture légale et éthique du système financier facilite la libération des énergies criminelles. Le niveau micro donne à la fraude, non plus le sens d’une métaphore, mais celui d’une réalité pénale demandant d’identifier les actes criminels in concreto.
Des multiples outils juridico-financiers issus de la dérégulation, nous n’évoquerons ici que le trading de haute fréquence (HFT), dont l’importance pour le fonctionnement des marchés est inversement proportionnelle à l’attention qu’il a pu susciter dans le débat public. Par essence, il ressemble fort à une légalisation du délit d’initié et à une systématisation de la concurrence déloyale et de l’hyper spéculation. Or ce constat est rendu invisible par son omniprésence même. La fraude est dissimulée en plein jour et nous ne la voyons pas. Elle est cachée non de manière objective, mais par le jeu de notre subjectivité qui se refuse à la voir. Nous sommes éblouis par la lumière aveuglante de sa déviance, telle la « lettre volée » de la nouvelle d’Edgar Poe, qui échappe à tout regard scrutateur par sa surexposition même. Quand le journaliste Michael Lewis affirme que « les marchés sont truqués » (the markets are rigged), la thèse suscite immédiatement une vive polémique aux États-Unis, d’autant que le procureur de New York venait de lancer plusieurs enquêtes contre des traders de haute fréquence. Mary Jo White, la présidente de la Securities and Exchange Commission (Sec), se croit obligée de réagir : « The markets are not rigged ». Le roi est-il nu ? Dans ce contexte agité, une société de HFT, au nom orwellien de « Virtu financial » (vertu financière), renonce à son introduction en bourse, pourtant prévue de longue date et sous le haut parrainage de Goldman Sachs. « Les circonstances ne sont pas favorables », explique la banque. Pour son introduction, la société doit présenter son histoire, mais un chiffre retient particulièrement l’attention : la société n’aurait enregistré, sur les 1 238 séances de Bourse auxquelles elle a participé depuis sa naissance, qu’une seule journée de perte. Sur plus de trois ans, elle aurait gagné à toutes les séances, sauf une. Qui peut croire à un tel résultat ? Même à Las Vegas, les martingales sont suspectes.
Le système est criminogène : il incite à la manipulation de cours et à des fraudes si répétées qu’elles en deviennent omniprésentes.
Il est cependant un point oublié par Michael Lewis et les observateurs les plus critiques : la dimension criminogène du système. Il incite à la manipulation de cours et à des fraudes si répétées qu’elles en deviennent omniprésentes. La combinaison de l’hyper vitesse et de volumes inédits dans l’histoire des marchés – des centaines de milliers de transactions à la nanoseconde – crée automatiquement de l’invisibilité. Fraudes et manipulations de cours deviennent difficiles à définir d’un point de vue intellectuel et juridique, et quasi impossibles à observer d’un point de vue matériel. De nouvelles techniques de manipulation ont trouvé de curieux noms (quote stuffing, spoofing, layering…) dont l’exotisme n’a d’équivalent que la complexité. Un régulateur national parviendrait-il à capter une fraude, il lui faudrait la démontrer en justice. Or l’administration de la preuve deviendrait quasi diabolique à apporter. Il n’est pas impossible que le trading de haute fréquence soit en train de créer un espace digital sans loi ni régulation effectives, si ce n’est celles du plus rusé. Un espace sans police devient inéluctablement une aubaine pour les acteurs les plus malhonnêtes.
Les traders de haute fréquence nient évidemment le caractère intrinsèquement déviant de leur système et relativisent ses manifestations frauduleuses. Ils préfèrent vanter ses bénéfices, le volume inédit de liquidité qu’il apporte aux marchés. Mais l’argument est bien illusoire ! D’abord, cette liquidité est fantomatique : 90 % des ordres sont annulés à peine passés et donc jamais exécutés. Ici réside le vilain petit secret du trading de haute fréquence : l’avalanche d’ordre jamais exécutés a pour objectif, au mieux de cartographier les marchés, au pire de les manipuler. Ensuite, ces ordres, tel des lemmings, ont tendance à disparaître dès les prémisses d’affolement. Car ce trading est risqué. La vitesse et les volumes imposent aux marchés des tensions telles que leur stabilité est menacée. Les marchés ont déjà subi leur « 11 Septembre » lors du « flash crash » du 6 mai 2010.
Au-delà des questions d’équité et de stabilité, qu’en est-il de l’intérêt général ? On peut toujours s’illusionner sur la neutralité des outils et des techniques (seul l’usage serait questionnable) ou encore sur les bienfaits non discutables a priori des innovations technologiques et financières. Mais quelle est l’utilité sociale de ces « progrès » ? Qui cette débauche de moyens techniques, financiers et humains sert-elle ? L’intérêt des opérateurs (banques, fonds spéculatifs, etc.) semble évident : dépenseraient-ils tant d’énergie si la profitabilité n’était pas au rendez-vous ? Mais quel bénéfice la société et l’économie réelle peuvent-elles tirer de dépenses gigantesques dans une course au temps et aux armements technologiques ? Ces questions centrales semblent taboues. Pourtant, le trading de haute fréquence prélève une taxe invisible mais réelle sur les investisseurs sains : l’économie réelle. Le risque est de voir ces « vrais » investisseurs fuir des marchés perçus comme des coupe-gorges. Car la plupart des traders de haute fréquence n’ont que faire de l’économie réelle et d’investissements durables ; la vie et le destin des entreprises leur sont fondamentalement indifférents. Leur seul intérêt réside dans les mouvements des marchés qu’ils orientent eux-mêmes dans un processus de prophéties auto-réalisatrices. Une grande partie des mouvements financiers est déconnectée du monde réel, elle est la résultante de boucles : des traders réagissent à d’autres traders. Ainsi, rien dans le monde réel n’expliquait le flash crash de 2010. Cette incroyable plongée des cours fut le fait d’une dynamique interne des marchés et non la traduction d’un fait économique issu de l’économie concrète. Très coûteux, le développement du HFT stérilise enfin d’immenses ressources, humaines, financières, technologiques, qui seraient plus utiles ailleurs : la santé, l’éducation, etc.
Et pourtant, la responsabilité pénale – et donc l’équité – sur les marchés continuera de s’effriter à mesure que s’étendront sans frein trois dispositifs déjà centraux : la transaction, la capture et le duo indissociable opacité/taille.
La transaction (pré)pénale, mode traditionnel de règlement des conflits aux États-Unis, se répand désormais dans le monde. Elle traduit une conception très particulière de l’œuvre de justice. La transaction empêche toute enquête et procès, qui sont pourtant l’occasion d’un examen minutieux des faits. La vérité demeure enfouie, faute d’exposition publique des faits. Souvenons-nous ainsi du plaider coupable (plea bargaining) rapide de l’escroc Bernard Madoff qui mit fin – de manière providentielle ? – à toute connaissance approfondie des mécanismes criminels en cause, des auteurs et complices, des bénéficiaires, etc. Par ailleurs, la justice transactionnelle s’achève par de simples amendes qui s’apparentent au final à un droit à frauder, ou à une taxe sur la fraude. À l’expérience, ce dispositif se révèle incapable de dissuader les grandes institutions financières de frauder, quand il ne les incite pas à récidiver. Ainsi, à Wall Street et à la City, les « usual suspects » hantent les chroniques pré-judiciaires depuis des décennies. A contrario, la tenue de véritables procès au pénal avec leur charge symbolique, un exposé minutieux des faits et des responsabilités, le risque de sanctions carcérales et financières individuelles, ou la possibilité de condamnations de la personne morale, aurait un impact dissuasif probablement supérieur à celui d’ententes en coulisses. Pourtant, la transaction pénale a le vent en poupe, au nom du « pragmatisme », et risque de devenir en France et en Europe un mode prisé de règlement des fautes pénales des entreprises. Qui veut encore de la justice punitive ?
La tenue de véritables procès au pénal aurait un impact dissuasif probablement supérieur à celui d’ententes en coulisses.
La capture des États et des organisations internationales par les entités financières est multidimensionnelle. Sociologique, par le mécanisme des revolving doors (aller-retour entre le public et le privé) que les Français nomment « pantouflage » et les Japonais « descente du ciel ». Financière, par le financement légal ou illégal des campagnes électorales. Idéologique ou intellectuelle par le partage d’une doxa et d’une vision du monde communes. Institutionnelle, enfin, par la participation des élus à l’administration des banques locales, comme en Allemagne ou en Espagne. Ce travail de capture dispose de toute une industrie du lobbying particulièrement active dans le secteur de la finance. Le phénomène atteint son acmé quand le business model d’un pays repose sur la finance. Ce sont les territoires transformés en paradis fiscaux et bancaires, à l’image de l’Angleterre ou du Luxembourg. Cette capture a connu deux grands moments : dans les années 1980-1990, quand les lobbies ont fait voter aux États-Unis et en Europe des lois de dérégulation, puis après la crise de 2008, quand ils ont neutralisé les velléités de re-régulation des marchés, aboutissant à des lois cosmétiques (loi Dodd-Frank aux États-Unis, etc.). La capture s’exprime aussi quand des gouvernants, de toutes couleurs politiques, défendent, au nom du patriotisme économique, leurs institutions financières et ce au détriment de l’intérêt général, quelles que soient les fautes commises.
L’opacité et la taille vont de pair. La taille génère de l’opacité et l’opacité encourage la croissance. Le « too big to fail » – l’aléa moral lié à la garantie implicite et lucrative des États aux banques – se conjugue aussi à un « too big to jail ». Certaines institutions financières, plus grandes et plus intimidantes, se retrouvent au-delà de tout principe véritable de responsabilité pénale. Au point que l’on est en droit de se demander si la course à la taille et à l’opacité ne s’explique pas, au-delà de la tentation monopolistique naturelle, par une recherche d’impunité. Car plus l’institution financière est grande, plus un chantage peut opérer sur le thème : « Si vous me poursuivez, vous risquez chômage et instabilité du système financier. » Ce « syndrome Arthur Andersen » a d’ailleurs été validé publiquement après la crise des subprimes par Eric Holder, ministre de la Justice des États-Unis, dans un discours qui fit sensation. La taille crée une situation de surplomb politico-sociale dont la force d’intimidation n’a d’égale que la crainte révérencielle qu’elle peut inspirer.
Ensuite, la taille et l’opacité autorisent les dirigeants des institutions financières à feindre d’ignorer connaître dans le détail les produits et les mécanismes criminogènes proposés à la clientèle, mais aussi les faits criminels de leurs subordonnés. Ce « droit » auto créé à l’ignorance ou à l’incompétence sert de bouclier devant les commissions d’enquête parlementaire, les médias et les juges.
Enfin, l’opacité n’est pas le seul fait du shadow banking, ces 25 % de la finance mondialisée mal ou peu régulée, pesant 71 000 milliards de dollars (davantage que le Pib mondial). Cette expression, pour évocatrice qu’elle soit, induit deux idées fausses. Le secteur financier régulé apparaît, par contraste, comme transparent alors qu’il est tout aussi opaque, et ces deux secteurs sont présentés comme déconnectés, alors qu’ils sont fortement imbriqués. La banque de l’ombre est source de risques systémiques : les mortgage lenders américains et les instruments financiers complexes titrisés, épicentres de la crise des subprimes, étaient une manifestation typique de ce shadow banking. Accepterait-on une agro-alimentation ou une pharmacie de l’ombre sans poser de questions ?
Les marchés financiers, avec le déclin de la responsabilité pénale, tendent à fonctionner sur le modèle d’une nouvelle loi de Gresham de grande ampleur : « Les mauvaises pratiques chassent les bonnes et les mauvais acteurs chassent les bons. » Faute de police effective (contrôle, surveillance, sanction), la dérive vers l’anomie, la prédation et la fraude pure est inéluctable.
Deux exemples : la crise est « grotesquement psychologique » (selon Alain Minc, invité de Parlons Net, sur France info, en octobre 2008) ; « Je suis convaincu que, dans deux cents ans, les historiens accorderont à la crise de 2008 la même importance qu’à la spéculation sur les bulbes de tulipe au XVIIe siècle. C’est violent pour les contemporains, mais les vrais sujets qui transforment le monde sont de nature différente. » (Henri de Castries, PDG d’Axa, cité dans Le Monde, 21/02/2014).
Telle est la vision du secrétaire d’État au Trésor de Barack Obama, Timothy Geithner, cf. ses mémoires : Stress test : Reflections on financial crises, Crown, 2014.
Dans son livre Flash boys : A Wall Street revolt, Norton, 2014.
L’indice Dow Jones perdit alors environ 998,52 points avant de regagner 600 points, entre 14 h 42 et 14 h 52, au New York Stock Exchange, soit une baisse sans précédent de 9,2 % en l’espace de dix minutes.
Les amendes infligées aux États-Unis à de grandes banques (comme BNP Paribas à l’été 2014) sont moins impressionnantes qu’il n’y paraît, au regard des chiffres d’affaires et des profits de ces multinationales.
Cette société d’audit disparut après sa mise en cause judiciaire excessive dans la faillite frauduleuse du géant américain Enron.
Cité dans J.-F. Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel, Odile Jacob, 2014.
Une grande partie de la finance américaine apparue dans les années 1990 était volontairement peu ou mal régulée. Nombre d’institutions financières se comportaient comme des banques sans en avoir ni les contraintes, ni le niveau de surveillance, de contrôle ou de régulation adéquate.
« La mauvaise monnaie chasse la bonne. » Thomas Gresham, commerçant et financier anglais du XVIe siècle, remarque que lorsque deux monnaies se trouvent simultanément en circulation, les agents économiques préfèrent conserver la « bonne » (l’or, par exemple) et payer leurs échanges avec la « mauvaise » pour s’en défaire au plus vite (l’argent, par exemple).