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C’est entendu, dans chaque niche fiscale, il y a un chien qui risque de mordre. Mais peut-il y avoir des chiens gentils ? C’est toute la question posée par les avantages fiscaux dont bénéficient les associations et les fondations dès lors qu’elles se consacrent à l’intérêt général. Leur niche sert le bien public ? Il y a donc, a priori, une niche légitime. Je vous écris d’ailleurs depuis la mienne : la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme. Une niche « pain au chocolat », franco-suisse, avec un pied dans chacun de ces pays. À ce titre, j’ai l’occasion de fréquenter le « lobby » – ah le bien vilain mot ! – des fondations de chaque pays. Bien qu’il y ait de nombreuses similitudes – mais aussi, a contrario, des différences –, je me concentrerai sur le cas français.
Un point, d’abord, pour préciser ce qui distingue les associations des fondations, lesquelles sont relativement nouvelles dans le paysage français. Au contraire des associations, les fondations n’ont pas d’adhérents qui élisent un bureau et sont susceptibles, sous certaines conditions, de modifier leur objet social. L’objet social d’une fondation est déterminé par le fondateur – personne morale ou physique – une fois pour toutes au moment de la création, et parfois de manière extrêmement précise, comme c’est le cas pour la fondation Nobel. Une fondation a toujours un conseil d’administration et très généralement des salariés. D’où la fondation tire-t-elle ses moyens ? Originellement, même si cette règle connaît de plus en plus d’exceptions, les fondations étaient, dès leur création, dotées par leur fondateur d’un patrimoine dont les revenus devaient assurer la pérennité de leurs actions sur le long terme. Alors que l’État demeure vigilant sur le patrimoine des associations – elles ne sont pas supposées accumuler de « trésor de guerre » –, les fondations sont, au contraire, conçues pour détenir un patrimoine. Une fondation, avec des règles variables selon les pays, peut donc bénéficier d’une double exemption : une exemption sur les dons reçus (le legs initial ou des dons ultérieurs) et une exemption sur les revenus de son capital. En résumé, une fondation, c’est une idée intangible (un objet), plus de l’argent. Une association, ce sont des individus qui s’unissent autour d’un projet qu’ils sont susceptibles de modifier. Les fondations, par le fait même qu’elles n’ont pas de « membres », apparaissent plus stables, plus rassurantes, notamment pour les donateurs. Surtout quand il s’agit de grosses donations (un héritage par exemple). En effet, si une association n’est pas supposée faire de bénéfices – elle n’a d’ailleurs pas de capital de départ à son passif –, tout don doit être utilisé dans l’année – ou presque. Une fondation étant un capital, elle peut utiliser le don pour augmenter celui-ci et n’utiliser ensuite pour son action que les intérêts : elle assure ainsi une pérennité plus grande au geste du donateur. Alors qu’une association dépend des dons annuels pour son fonctionnement, une fondation pourra inscrire son action dans le temps en s’adossant à son capital. À défaut de donateurs, elle aura un patrimoine. Prenons l’exemple d’une association rattachée à l’Église, engagée dans le domaine de la solidarité internationale et confrontée à une évolution prévisible de l’origine de ses dons : la large base des petits donateurs va se réduisant tandis que s’accroît le nombre de « grands donateurs », plus enclins à souhaiter « flécher » leurs dons ou à les voir inscrits dans une durée, éventuellement en attachant leur nom à telle ou telle initiative philanthropique. Cette association aura tout intérêt à créer une fondation qui lui permettra, d’une part, de constituer progressivement un capital, lequel se substituera à sa base déclinante de donateurs et, d’autre part, de déterminer sous son égide des objectifs fléchés en cas de dons importants. Par exemple, Madame Delacroix qui lègue 3 millions d’euros pour servir à l’alphabétisation des femmes pêcheurs d’Afrique de l’Ouest. La fortune placée à un taux de 3,5 % permettra d’attribuer chaque année 100 000 euros à cette action.
Mais quels arguments légitiment la défense des privilèges fiscaux des associations et des fondations ? S’exprime, tout d’abord, l’idée que l’État n’a pas le privilège de l’intérêt général et qu’il est bon de diversifier, par le moyen de la philanthropie, les manières d’y pourvoir. Ainsi, les donateurs peuvent orienter leur contribution (vers la protection de l’enfance, la santé, la solidarité internationale, la biodiversité, la culture...) et si le legs est suffisant, créer une fondation qui portera son nom ou celle d’une entreprise, contribuant à la notoriété du donneur. En utilisant le péché d’orgueil, l’État entend stimuler la générosité. Ainsi, la fondation Nobel perpétue au niveau international la mémoire d’Alfred. Cette petite rétribution narcissique est perçue comme un moyen pour l’État d’encourager la générosité. Certes, la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite quand nous donnons, mais c’est tout de même plus facile si la main gauche est la seule à l’ignorer, quand le reste de l’univers le sait ! Par ailleurs, la diversité des fondations et leur souplesse autorisent à penser qu’elles peuvent être des endroits innovants, plus à même de gérer des petits dossiers près du terrain, au contraire des agences publiques qui, pour des raisons tout à fait compréhensibles, sont plus redevables de l’usage de l’argent public et nécessairement plus rigides. Bref, le privilège fiscal stimule la générosité et la créativité de la société. Cette idée, d’ailleurs, se vérifie souvent. Mais...
Car il y a un « mais ». On peut assimiler les privilèges fiscaux à une délégation de gestion de fonds publics, ce qui repose la question de la redevabilité. En France, l’État vérifie bien sûr, lors de l’enregistrement, que l’objet social relève effectivement du bien public et que la fondation observe bien ses statuts. Cependant, cette définition est elle-même évolutive, notamment sous l’influence du monde anglo-saxon. Les États-Unis ont une longue tradition de très puissantes fondations, la plus médiatisée étant actuellement la fondation Bill et Melinda Gates qui, au nom de leur vision du monde, contribuent à déterminer les politiques publiques en matière de santé, d’agriculture et peut-être demain de géo-ingénierie. Ce sont d’ailleurs des fondations (Rockefeller et Ford) qui furent au cœur de la révolution verte des années 1960. Au nom de quoi ? Au nom de qui ? On voit par là que, de la contribution innovante au bien public, à la substitution à des États affaiblis dans la définition du bien public, il y a quelque part une ligne à ne pas franchir.
On peut assimiler les privilèges fiscaux à une délégation de gestion de fonds publics, ce qui repose la question de la redevabilité.
« Quelque part », cela signifie que cette ligne théorique n’est pas aisée à déterminer et dépend fondamentalement du poids relatif entre la sphère philanthropique et la sphère publique. Bref, l’existence des fondations est intéressante si celles-ci contribuent à ouvrir le débat sur ce qu’est le bien public et sur la manière de l’élaborer. Elle est dangereuse si elle amène à clore ce débat en s’en remettant... aux fondations ! Les fondations sont des organes utiles aux démocraties, mais ce ne sont pas des organes démocratiques, pas plus, d’ailleurs, que ne l’est l’administration quand elle prétend se substituer aux citoyens pour dire le souhaitable. Dans le souci de justifier leurs privilèges, certaines fondations peuvent être tentées de développer un argumentaire survalorisant la supériorité de leur mode d’action – flexible, innovant, non bureaucratique –, flirtant avec un discours simpliste de dévalorisation de l’action publique. Un gentil chien un peu trop gros, gourmand et sûr de lui, peut causer de sacrés dégâts quand le logement devient trop petit ! En matière de bien public et d’intérêt général, je suis persuadé que la philanthropie est utile, voire nécessaire. Il me serait difficile, sinon, de travailler tous les jours pour une fondation ! Mais elle n’est pas suffisante et c’est aussi un débat politique que de savoir la place que nous voulons lui donner.