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Vous montrez que, hormis la période des Trente Glorieuses, les riches s’enrichissent plus vite que le reste de la société. Cette tendance est-elle inéluctable ? Le rendement du capital (autour de 4 à 5 % l’an au cours des deux derniers siècles) est-il à ce point immuable ?
Thomas Piketty – Mon travail consiste avant tout à remettre ces tendances et ces forces – qui sont multiples et contradictoires – dans une perspective historique et comparative. En observant les années 1913-1948 aux États-Unis, l’économiste Simon Kuznets relevait une compression significative des inégalités de revenus. Beaucoup en ont conclu que la croissance finirait par aller de pair avec la réduction des inégalités et les économistes ont désinvesti ce champ de recherches. Avec Emmanuel Saez, nous avons prolongé la courbe (en U) de Kuznets et montré que dans les années 1990, l’inégalité aux USA avait retrouvé son niveau du début du XXe siècle. Marx, lui, prédisait une baisse tendancielle du rendement du capital. Ce taux mesure ce que rapporte le capital en un an (un appartement de 100 000 euros qui rapporte 4000 euros par an = 4 %). Or, comme je le montre dans mon livre, la prédiction de Marx est fausse. Le rendement pur du capital, en dehors des guerres, est encore de 3 ou 4 % par an aujourd’hui, soit le même qu’aux XVIIIe et XIXe siècles. Et il n’y a pas de raison qu’il s’effondre avec l’accumulation. Même si on arrivait à remettre le génie de la dérégulation financière dans sa lampe, cela n’affecterait pas fondamentalement la supériorité du rendement du capital (R) sur le taux de croissance (G).
Dans les sociétés préindustrielles, la croissance était de 0 % par an, ou inférieure à 0,1 % par an. Même au XIXe siècle, malgré toutes les innovations techniques, elle était de 1 % ou 1,5 %. La rente foncière, elle, se situait autour de 4 ou 5 % par an. C’est ce qui permettait à un groupe de possédants de vivre de leurs possessions et de se consacrer à d’autres choses que leur propre subsistance : aux arts, aux sciences, à la guerre, au gouvernement, à la religion… D’une certaine façon, cette réalité (R > G) traumatisait les sociétés – avec ce problème de l’usure : l’argent peut-il faire de l’argent ? –, mais elle en constituait un des fondements. Dans la philosophie chrétienne d’alors, on élimine l’usure, mais on maintient la rente foncière. On se méfie de certains types de capital, notamment financier (qu’on a peur de ne pas contrôler), mais non du rendement de la terre (qui, elle, « ne ment pas » !). Il paraissait normal que la terre produise une rente, autorisant ceux qui la possèdent à vivre sans travailler.
Avec la Révolution industrielle, on a cru que cette logique ancienne était abolie. Certes, des choses ont changé, avec une croissance de 1 ou 2 % par an. Mais l’écart entre les deux n’a pas bougé autant qu’on se l’imaginait. Dans tous les romans de Jane Austen ou de Balzac, le rendement du capital est de l’ordre de 3 ou 4 % par an, jusqu’à 6 à 7 % pour les plus risqués. Au XXe siècle, si l’ordre entre R et G s’est inversé, ce fut en raison de circonstances tout à fait exceptionnelles et tragiques [les deux guerres mondiales]. Ce fut aussi le fait de l’accroissement démographique. Une grande partie de la croissance au XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui en découle. L’augmentation de la population ou de la productivité tend à diminuer le poids du patrimoine du passé. Dans une société où l’on n’a plus d’enfants, où la population diminue, le patrimoine accumulé prend une importance considérable. Certes, il n’y a pas de fatalité. Peut-être aura-t-on tellement d’enfants et d’innovations techniques – propres et non polluantes – en 2050 qu’on retrouvera une croissance de 4 ou 5 % par an… Mais on ferait bien de préparer d’autres solutions ! Le niveau de croissance des Trente Glorieuses, s’il a fortement imprégné les esprits, semble bel et bien derrière nous. Or, quand l’écart entre R et G se creuse, les inégalités initiales de patrimoines sont amplifiées. Les jeunes sans capital ont intérêt à avoir de gros salaires pour devenir propriétaires à Paris aujourd’hui ! Pour contrer les dynamiques inégalitaires, miser encore sur la convergence du taux de croissance et du niveau du rendement du capital, ce serait parier sur une coïncidence extraordinaire.
La financiarisation des grandes fortunes ne fragilise-t-elle pas le fondement de cet enrichissement ?
Thomas Piketty – La financiarisation excessive du capital aggrave les choses. Toute une part de l’explosion des plus hautes rémunérations est liée au secteur financier, et la dérégulation financière a aussi contribué à augmenter l’inégalité d’accès au rendement du capital. La formule R > G est très abstraite, or le rendement du capital recouvre des formes d’actifs et de portefeuilles très différentes. Les données dont on dispose sont incomplètes, mais, pour les plus gros portefeuilles, fortunes individuelles, grosses dotations d’universités ou fonds souverains, on observe des rendements très élevés, de 6 à 8 % par an, alors que pour l’épargnant de base, qui arrive avec 10 000 ou 100 000 euros à sa banque, les rendements compensent à peine l’inflation. Dans le modèle du marché du capital parfait qu’affectionnent les économistes, l’intermédiation financière est là pour donner à tout le monde le même rendement maximum. Mais certains ont accès à des produits financiers sophistiqués à très hauts rendements, quand les autres se voient proposer des produits où ils ne gagnent rien…
Le constat est-il très différent dans les pays du « Sud » ?
Thomas Piketty – La déconnexion entre le rendement des hauts patrimoines et le taux de croissance se constate d’ores et déjà au niveau mondial1. Même en incluant la Chine, le produit intérieur brut [Pib] mondial n’augmente en moyenne que de 3,3 % par an sur les trente dernières années (pour moitié du fait de la croissance démographique). Le revenu moyen progresse, au niveau mondial, de 1,5 ou 2 % par an. La Chine doit déjà faire face à de très fortes concentrations du patrimoine. Pour l’instant, comme la Russie, elle règle cette question au cas par cas, en écartant tel ou tel oligarque. Mais est-ce tenable à long terme ? Il est possible que la Chine arrive plus rapidement que l’Europe ou les États-Unis à développer un type de régulation adapté au capitalisme patrimonial du XXIe siècle. Car on y débat sérieusement de l’introduction d’impôts sur la propriété et le patrimoine. Même avec un système de parti unique, on peut préférer l’impôt à la prison comme façon de réguler les inégalités de patrimoine !
Cela dit, quand on observe les patrimoines au plan mondial, les pays riches n’ont jamais été aussi riches. Les Français, par exemple, possèdent beaucoup plus à l’étranger que les étrangers ne possèdent de richesses en France. Ce sont les États qui sont pauvres. Le capital détenu par l’ensemble des ressortissants d’un pays représente (ce n’est qu’une moyenne) six années de revenus : soit beaucoup plus que toutes les dettes !
Le manque de limites à l’accumulation a abouti, à la fin du XIXe, à des solutions radicales. Le défi, aujourd’hui, est d’y répondre par des voies plus pacifiques que la guerre, plus efficaces que le communisme… On pourrait miser sur la dégénérescence des familles, mais difficile d’en faire une politique publique ! La générosité privée ? Souvent, les gens qui donnent à des fondations en gardent le contrôle. Il ne suffit pas d’appeler son intérêt privé « intérêt général » pour qu’il le soit.
La fiscalité, très différente selon les pays et les périodes, a-t-elle eu une incidence significative sur la répartition des revenus et des patrimoines ?
Thomas Piketty – La fiscalité est un outil permettant de financer et développer des projets communs, des biens publics, la protection sociale, l’éducation, etc. Dans toute l’histoire, la question de l’impôt juste – réussir à se mettre d’accord sur qui paie quoi, au nom de quels critères – a toujours été au cœur du conflit politique. Mon livre s’inscrit dans cette vaste interrogation sur la nature de l’impôt juste et de son effet sur la structure de la société. J’essaie de renouveler la réflexion sur l’articulation entre l’impôt sur le revenu (flux) et l’impôt sur le patrimoine (stock). La troisième grande catégorie, l’impôt sur la dépense (la consommation), est reliée aux deux autres, car la consommation correspond en principe au revenu moins ce qui est épargné. À toutes les époques, on observe ces trois grandes catégories dans des proportions diverses. L’impôt sur la consommation est souvent celui qui pèse le plus lourdement sur les catégories les plus populaires, qui épargnent peu et consomment la quasi-totalité de leur revenu. Sous l’Ancien Régime, la gabelle et les impôts sur le sel étaient les plus impopulaires. Dans l’absolu, on pourrait imaginer un impôt sur la consommation qui soit progressif. D’une certaine façon, c’est ce qu’on essaie de faire avec les taux différenciés de TVA, mais, en pratique, différencier les biens de base et les biens de luxe est difficile. Pour une part, l’engouement pour la TVA en Europe est plutôt le symptôme d’une Union européenne [UE] faiblement coopérative. On voit dans la TVA un moyen de taxer les importations qui viennent du voisin. Mais quand tout le monde aura augmenté sa TVA à 25 %, sera-t-on plus avancé ? On ne rétablira pas notre compétitivité par rapport à la Chine, et l’effet compétitivité intra-européen est complètement annihilé quand tout le monde y a recours.
L’impôt sur le patrimoine devrait logiquement gagner en importance dans une société où le poids global des patrimoines augmente par rapport aux revenus.
Mais j’axe plutôt la réflexion sur l’impôt sur le revenu et l’impôt sur le patrimoine, la nouveauté du livre étant peut-être de montrer qu’il y a une place pour chacun. L’impôt sur le patrimoine devrait logiquement gagner en importance dans une société où le poids global des patrimoines augmente par rapport aux revenus. Ce qui ne veut pas dire qu’il remplace complètement l’impôt sur le revenu. Le revenu et le patrimoine sont deux dimensions différentes de l’inégalité entre les individus. Certains ont des revenus très élevés et un patrimoine faible, d’autres un patrimoine très élevé et des revenus faibles. Il y a évidemment une corrélation – en moyenne, les gens qui ont un grand patrimoine ont des revenus plus élevés –, mais elle est loin d’être parfaite. On a besoin de ces deux impôts pour atteindre les différentes dimensions de la capacité contributive des personnes – ce qui est le premier objet d’un système fiscal : essayer de mettre chacun à contribution, en proportion de ses facultés et de ses moyens.
Maurice Allais [1911-2010], qui était tout sauf un économiste de gauche, a longtemps défendu l’idée de l’impôt sur le patrimoine comme impôt unique : l’avantage étant que celui-ci une fois acquitté, vous auriez des incitations maximales à placer votre patrimoine le mieux possible, à le faire fructifier, n’étant plus taxé sur le rendement obtenu. La limite de cet argument est que le rendement obtenu n’est pas uniquement le fruit de votre gestion et de vos efforts. Ainsi pour une entreprise qui a connu une très mauvaise année, avec de lourdes pertes : si l’impôt est uniquement basé sur le stock de capital utilisé, on continuera à lui faire payer le même impôt qu’à une entreprise qui a réalisé d’énormes bénéfices, et on risque de mettre en faillite celle dont les difficultés sont passagères. Il faut trouver l’équilibre entre taxation du stock de patrimoine utilisé et taxation du flux de revenu et de bénéfice réalisé chaque année. Il y a une fonction assurantielle dans l’impôt, d’où la mise à contribution des gens en fonction de leur prospérité du moment. Cependant, il ne s’agit pas de verser dans l’extrême inverse, en considérant qu’un patrimoine qui ne produit aucun revenu ne devrait rien payer. Quelqu’un qui posséderait des immeubles ou des châteaux et qui refuserait de les louer, se contentant d’y dormir une nuit par mois, serait exempté de taxe foncière au motif qu’il n’a aucun revenu… Justement, en pratique, il doit s’acquitter de la taxe foncière. S’il refuse de tirer un revenu de ses propriétés, il faudra qu’il en vende une de temps en temps pour s’acquitter de la taxe. C’est bien le but de l’impôt sur le patrimoine : faire en sorte que si l’on n’obtient aucun rendement sur son patrimoine, on s’en défasse pour le céder à quelqu’un qui l’utilisera d’une façon plus productive.
La combinaison des deux types d’imposition aboutit-elle effectivement à une moindre inégalité ?
Thomas Piketty – Les deux formes d’impôt ont joué un rôle dans la réduction des inégalités au XIXe siècle. Pour l’avenir, je propose de combiner l’impôt sur le revenu et l’impôt progressif sur le patrimoine hérité, sur les successions, dominants au XXe siècle, avec un troisième : l’impôt progressif sur le patrimoine sur une base annuelle, un peu comme la taxe foncière ou l’impôt sur la fortune en France, mais d’une façon plus harmonisée. La taxe foncière date du début du XIXe siècle, un monde où le capital était principalement immobilier, foncier : elle repose uniquement sur le patrimoine immobilier, ne prenant en compte ni les dettes ni les actifs financiers. Cette situation n’est plus du tout adaptée à la réalité du patrimoine du XXIe siècle, très lié à la finance. L’impôt sur la fortune créé dans les années 1980-1990 est plus moderne puisqu’il prend en compte les différentes formes d’actifs financiers. Mais il est truffé de niches fiscales, et il est très difficile à faire fonctionner, faute d’une vision mondiale des patrimoines et de déclarations pré-remplies de patrimoine.
On a besoin aujourd’hui d’une forme d’imposition annuelle du patrimoine, car attendre uniquement la transmission intergénérationnelle pour le taxer ne suffit pas. Si vous faites fortune à 40 ans, à 90 ans votre patrimoine aura continué d’augmenter fortement : on aura du mal à atteindre votre capacité contributive au moment où elle est à son maximum. Est-il normal, comme actuellement, que l’on attende que Bill Gates ou Warren Buffett transmettent leur patrimoine pour que le système fiscal les mette à contribution ? Inversement, lorsque l’on reçoit une succession, il n’est pas forcément justifié de concentrer toute l’imposition à ce moment-là, pour des raisons psychologiques, mais aussi pour des raisons économiques : on ne sait pas comment évoluera le rendement du patrimoine. Qui aurait pu se douter qu’un appartement parisien hérité en 1972, évalué alors 100 000 euros, vaudrait des millions d’euros aujourd’hui et produirait un loyer équivalent à cinq Smic mensuels ? Plutôt que de taxer lourdement cet héritage en 1972 pour ensuite ne plus jamais l’imposer pendant quarante ans, il serait plus logique d’essayer de taxer une partie au moment de la transmission du patrimoine et une autre tout au long de la vie.
Face à des faillites bancaires, si on ne sait pas qui possède quoi, il devient difficile de mettre à contribution les uns et les autres d’une façon acceptable.
Enfin, et c’est peut-être l’argument le plus important, il s’agit d’une façon d’obtenir plus de transparence, démocratique et financière, sur les patrimoines. Lever l’impôt, c’est aussi produire des catégories juridiques, des catégories statistiques ; c’est une manière pour la société de produire de l’information sur elle-même. À la Révolution française, le système d’impôt foncier et de droit de succession, la création du cadastre ont été une façon d’enregistrer les propriétés, d’instituer le droit de propriété, de le faire respecter publiquement. Si vous payez un impôt sur votre propriété, c’est que le droit de propriété est garanti publiquement. Une certaine publicité s’instaure : on sait mieux qui possède quoi. Dans le capitalisme financier global d’aujourd’hui, il n’existe pas de cadastre financier du monde, ni même de l’Union européenne. Le président de la République française ignore que son ministre du Budget a un compte en Suisse… Cette situation d’extrême opacité n’est saine ni pour la démocratie ni pour la régulation financière. Face à des faillites bancaires ou des systèmes financiers à restructurer, si on ne sait pas qui possède quoi, dans quelle banque, il devient très difficile de mettre à contribution les uns et les autres d’une façon acceptable par tous.
Les inégalités tiennent aujourd’hui au patrimoine (donc à l’héritage) plus encore qu’aux revenus. Mais l’impôt sur le patrimoine, et notamment sur les successions, est-il voulu par la société ?
Thomas Piketty – Il est parfaitement légitime que les gens aient peur de se faire taxer ce qu’ils ont réussi à accumuler. Il faut prendre ces peurs au sérieux et y répondre avec un débat précis, le plus démocratique et transparent possible. En 2007, Nicolas Sarkozy a utilisé ce sentiment positif de nombreux Français quant à l’abattement sur les droits de succession pour exonérer des successions à 1,5 ou 2 millions d’euros… Chaque parent pouvait utiliser cet abattement pour chaque enfant tous les six ans, jusqu’à cinq fois dans sa vie. Cette mesure a été modifiée en 2012 car elle coûtait vraiment trop cher à l’État. Trop souvent, on refuse de rentrer dans le détail des chiffres. Or, c’est la conclusion de mon livre, « le refus de compter fait rarement le jeu des plus pauvres ».
Si vous avez un appartement qui vaut 300 000 euros et un emprunt de 290 000 euros, vous payez autant de taxe foncière que quelqu’un qui n’a pas d’emprunt.
Pour ma part, je propose, non pas d’augmenter l’impôt sur le patrimoine en général, mais de le rendre plus progressif. Il s’agirait de réduire la taxe foncière pour la majorité de la population et de l’augmenter pour les patrimoines plus élevés. On faciliterait l’accès au patrimoine pour ceux qui n’en ont pas. Actuellement, si vous avez un appartement qui vaut 300 000 euros et un emprunt de 290 000 euros, vous payez autant de taxe foncière que quelqu’un qui n’a pas d’emprunt. Pourtant, dans cette situation, votre patrimoine net n’est que de 10 000 euros. Je propose de remplacer les impôts actuels sur le patrimoine, dont la taxe foncière, par un impôt progressif : on réduirait ainsi l’impôt sur le patrimoine payé par 90 % de la population, dont le patrimoine net d’emprunt est très faible et qui cherche à en constituer un, et on l’augmenterait en revanche pour les personnes fortunées. Le barème pourrait être le suivant : 0 % jusqu’à 1 million d’euros de patrimoine net, 1 % de 1 à 5 millions, 2 % au-delà de 5 millions. Un tel impôt, au niveau européen, rapporterait plus de 2 % du Pib. Et il augmenterait la mobilité du capital. Certes, il n’existe pas de formule mathématique permettant de fixer l’impôt idéal. Le problème, c’est que ces questions sont souvent laissées aux techniciens. Quant aux élites, on connaît leur capacité de déni de la réalité : à la fin du XIXe siècle, l’économiste Paul Leroy-Beaulieu expliquait que la France n’avait pas besoin d’impôt progressif car, grâce à la Révolution, notre pays était assez égalitaire…
Depuis trente-cinq ans, les fortunes sont devenues très mobiles. Le système fiscal, qui repose en majorité sur des flux, est-il capable de corriger ces inégalités dès lors qu’il est pensé à l’échelon national ?
Thomas Piketty – Des choses sont possibles à l’échelon national, comme rendre plus progressive l’imposition du patrimoine net d’emprunt, sans que toutes les propriétés secondaires prennent l’Eurostar demain matin ! Mais pour aller plus loin dans la progressivité des patrimoines financiers les plus élevés, une coopération européenne est nécessaire. À défaut, la capacité à lever l’impôt des pays européens deviendra de plus en plus limitée. C’est encore plus vrai pour l’impôt sur les sociétés, massivement contourné par les multinationales. Il existe aujourd’hui dix-huit impôts sur les sociétés différents au sein de la zone euro, alors qu’elle est complètement intégrée d’un point de vue économique et que toutes les grandes sociétés peuvent transférer très facilement leur profit d’un pays à l’autre en fonction de leur intérêt fiscal. C’est comme si le barème d’impôt sur le revenu était différent dans chacun des vingt arrondissements parisiens. Il suffirait de prendre le métro pour payer un barème plus bas. Forcément, chaque arrondissement baisserait son barème… Si l’on veut maintenir une intégration économique, la libre circulation des capitaux, des biens, des services et des personnes au sein de l’UE, il faut beaucoup plus de coordination fiscale. Sinon, certaines opinions publiques finiront par vouloir sortir de ce système en s’imaginant qu’un retour aux frontières nationales permettra de mieux les protéger. Si on ne montre pas qu’il y a des façons de concilier la mondialisation et une certaine forme de justice fiscale et sociale, on s’expose à ces tentations de repli. La coopération fiscale est fondamentale si l’on veut maintenir l’adhésion au projet européen et à la mondialisation.
Quelle est la place des entreprises dans votre triptyque des grandes formes d’imposition ?
Thomas Piketty – Elles en sont une des ramifications. Par exemple, l’impôt sur les bénéfices des sociétés est une forme d’imposition du flux de revenu. Ce mode de prélèvement à la source, une imposition des entreprises au moment où elles font des bénéfices, reste un élément important du système idéal que je décris. Mais, in fine, le système juste d’impôt doit d’abord dépendre du niveau des revenus et du patrimoine, et d’une réflexion sur l’impôt progressif, au plan individuel. Les entreprises sont les institutions collectives par lesquelles transitent les salaires, les actions et les dividendes. Il faut s’appuyer sur elles pour prélever et déclarer l’impôt, faire la lumière sur la structure de leur actionnariat… L’entreprise est aussi l’endroit où les salariés devraient participer à la décision, ce qui est impossible sans la connaissance exacte de ses comptes, de ceux qui la possèdent, etc. Toute transparence fiscale et financière doit d’abord se faire au niveau de l’entreprise.
Au mieux, l’impôt ne viendra jamais que corriger des inégalités. Ne convient-il pas d’abord de s’interroger sur les ressorts de la distribution primaire des revenus, et notamment le contrôle de la création monétaire ?
Thomas Piketty – L’impôt n’est qu’un outil parmi d’autres, mais ce serait une erreur de ne le penser que comme participant d’une redistribution secondaire. À travers la façon dont il modifie les revenus, il a un effet sur la capacité des uns et des autres à accumuler du patrimoine, à financer des investissements, des formations, et donc, finalement, un effet sur l’inégalité primaire. C’est évident pour l’imposition du patrimoine. C’est vrai aussi pour l’impôt sur le revenu : l’effet le plus important des taux d’imposition très élevés sur les plus hauts revenus aux États-Unis entre 1930 et 19802 a sans doute été de mettre fin aux rémunérations au-delà d’un certain seuil et de laisser une plus grande masse salariale pour les travailleurs. À l’inverse, la suppression de ces taux [sous Reagan] a contribué à l’envol des plus hautes rémunérations, limitant d’autant la masse salariale disponible pour le reste des salariés.
Il y a d’autres outils que l’impôt. Le premier d’entre eux est l’éducation. La diffusion des connaissances et du savoir est la première force qui permet la réduction des inégalités à long terme. Mais l’éducation non plus ne peut pas tout faire. Même avec un excellent système éducatif, des logiques inégalitaires demeureront, à l’intérieur comme à l’extérieur du système éducatif lui-même. L’impôt progressif en est un complément.
La régulation financière aussi joue un rôle central. Ce qui caractérise l’évolution des patrimoines financiers au cours des dernières décennies est une hypertrophie des positions financières brutes. Autrement dit, ce que la France possède dans le reste du monde est finalement assez proche de ce que le reste du monde possède en France : sa position patrimoniale nette vis-à-vis des autres pays est relativement faible. Cependant, la moitié des actifs financiers français sont possédés dans le reste du monde : les positions brutes sont énormes. D’où une fragilité potentielle forte, comme en Espagne. L’espèce de folie financière qui en résulte ajoute énormément à l’instabilité de la répartition des actifs entre pays et à l’intérieur des pays, et à l’extrême inégalité des rendements du capital selon la taille des portefeuilles. Mais on ne peut pas tout miser sur la régulation du système bancaire. Pas plus, d’ailleurs, que sur les banques centrales. Ces dernières années, on a trop investi sur la politique monétaire et trop peu sur la politique fiscale. Le grand avantage des banques centrales, c’est qu’elles peuvent créer des milliards d’euros ou de dollars dans la journée, fixer leurs règles aux banques, etc. Il y a une espèce de puissance infinie du régulateur financier. Mais les banques centrales ne savent pas toujours quoi faire de cet argent. Elles le prêteront ici ou là, mais pour quelle incidence finale ? Parfois, on redistribue à l’envers, certains faisant d’immenses profits car ils empruntent à des taux ridicules et nourrissent des bulles financières ailleurs.
Quelles résistances la « révolution fiscale » que vous aviez préconisée en France, et que le Parti socialiste avait largement reprise à son compte en 2012, a-t-elle rencontrées ?
Thomas Piketty – La question de la fusion contribution sociale généralisée (CSG)/impôt sur le revenu abordée dans Le capital au XXIe siècle à une importance tout à fait relative – malgré le titre du livre – par rapport à l’histoire globale de l’impôt. On proposait d’utiliser le système de la CSG et son prélèvement à la source avec une assiette relativement large et de l’étendre à l’impôt sur le revenu. Mais la proposition n’a pas vraiment fait débat avant les élections, et une réforme comme celle-ci, pour minime qu’elle soit, doit se préparer en amont. Or le candidat Hollande a jugé qu’il pouvait gagner sans prendre trop de risque. Faute d’engagements précis et faute de vision d’ensemble, il est obligé d’inventer des réformes qui relèvent en grande partie du bricolage. Ainsi a-t-il commencé par supprimer la réduction des cotisations patronales mise en place sous Sarkozy avant d’inventer, six mois plus tard, un crédit d’impôt compétitivité emploi qui revient à rembourser avec un an de retard une partie des cotisations précédentes, puis d’envisager son remplacement par une baisse des cotisations…
Face à une dette publique colossale, ce serait de l’idéologie de ne pas mettre les hauts patrimoines à contribution.
À quelles conditions l’idée d’une imposition mondiale du patrimoine peut-elle prospérer ?
Thomas Piketty – Cette imposition n’a pas besoin d’être mondiale. Il faut à la fois des réformes au niveau national et davantage de coopération internationale quand c’est nécessaire. Je veux rester optimiste, car des fondamentaux économiques et démocratiques poussent vers une imposition progressive sur le patrimoine. Si on veut continuer d’avoir une classe moyenne patrimoniale et un accès au patrimoine pour des personnes partant de zéro, on a besoin d’un système d’imposition qui leur laisse une chance. Diminuer l’imposition foncière des ménages endettés qui cherchent à accumuler du patrimoine pourrait rassembler la droite et la gauche et se décider au niveau national. Quand un pays se retrouve dans une situation économique difficile, il faut bien trouver des recettes, et l’imposition des hauts patrimoines est assez naturelle. En Espagne, l’impôt sur la fortune, supprimé par Zapatero, fut réintroduit par Rajoy. Quand vous avez, d’un côté, une dette publique colossale et, de l’autre, des hauts patrimoines florissants, ce serait de l’idéologie de ne pas les mettre à contribution.
Par ailleurs, sans aller jusqu’à un impôt mondial, l’opinion publique pousse pour une lutte plus crédible contre les paradis fiscaux. Il y a cinq ans, tout le monde pensait que le secret bancaire suisse était là pour toujours. Il a suffi que les États-Unis menacent de retirer la licence bancaire des banques suisses pour que le secret commence à se fissurer. Si on se contente de demander poliment aux paradis fiscaux plus de transparence, cela ne marchera pas. Mais il aura fallu que la réaction vienne des États-Unis… Qu’attendent les grands pays de l’Union européenne pour parler d’une seule voix ?
Propos recueillis par Jean Merckaert et Jean Vettraino, à Paris, le 5 mai 2014.
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1 Cf. Le capital au XXIe siècle, p. 693, tableau 12.1.
2 En 1932, quand Roosevelt arrive au pouvoir, le taux de l’impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches était de 25 % aux États-Unis. Le nouveau président décide de le porter immédiatement à 63 %, puis 79 % en 1936, 91 % en 1941, niveau qui s’appliqua jusqu’en 1964, avant d’être réduit à 77 %, puis 70 % en 1970.