Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Réformer suppose de choisir une direction. Mais aussi, d’imaginer un autre possible, accessible, et donc de faire retour sur la réalité. Comme le constatait Karl Mannheim, l’utopie de la liberté dans la bourgeoisie du xixe siècle a provoqué les esprits et stimulé les engagements d’un groupe social désireux de profondes réformes en vue de l’industrialisation des nations européennes. Elle a mobilisé les énergies individuelles et autorisé, au nom de la liberté d’entreprendre, la destruction des liens sociaux des ordres et des corporations plus anciens. Les transformations qu’apporte aujourd’hui la mondialisation s’appuient sur une autre vision utopique. Elle se fonde sur une conception de la relation sociale et de l’échange qui a pris sa source dans l’univers industriel et marchand. On se plaît parfois à imaginer un monde où tout pourrait se négocier par contrat, soit entre égaux, soit entre individus ou institutions proches ou comparables. Le réseau diluerait les autres modes de relations et d’être propres au politique, au social, voire au religieux, considérés comme des archaïsmes. Cette vision est évidemment contestée et contestable, notamment par son présupposé sur l’égalité des individus et des groupes sociaux. Un monde de réseaux fondés sur le seul individu est une abstraction. Pour revenir vers plus de réalisme, pourquoi ne pas partir de constats plus simples, plus quotidiens ? Habiter dans une ville ou un quartier structure et nourrit des relations sociales, les unes deviennent vitales, d’autres demeurent indifférentes, sinon aliénantes. La ville, le quartier, sont des points de départ, d’enracinement, à partir desquels on cherche ce que seraient les éléments d’un monde plus juste, des éléments permettant aussi de rêver.
À partir de nos lieux d’habitat, n’avons-nous pas envie d’imaginer des relations sociales pacifiées ? Quel serait l’écho de cette transformation dans l’entreprise, dans les médias, dans l’univers politique ? Un monde sans violence paraîtra ennuyeux à certains. Il n’invite sans doute pas à la grandeur ou au dépassement de soi. L’absence de violence peut traduire aussi une société anomique, où les relations sociales sont fragmentées, les identités diluées. Sans nier ce risque, on peut cependant se demander légitimement comment l’utopie d’une pacification des relations sociales introduit une tension dans nos manières de vivre, comment elle déstabilise les repères idéologiques à l’œuvre, comment elle ouvre un autre possible.
D’où vient aujourd’hui le désir ou l’aspiration à la paix ? D’abord d’une série d’affects et de ressentis raisonnés, qui partent du constat que nous souhaitons autre chose pour nos relations sociales. La première série est de l’ordre du refus, de la mise à distance d’un réel durement éprouvé. La seconde du désir d’élargir une expérience positive, partielle, dont on pressent qu’elle pourrait être plus largement partagée.
Dans l’ordre du refus, l’indignation face à une situation de violence arbitraire ou injustifiée. L’émotion suscitée, cet été, au sein du réseau de soutien aux familles de sans papiers s’appuyait sur ce ressort. D’autres indignations, devant tous les préjudices dont sont victimes les plus faibles, sont du même ordre : dans l’accès au logement, aux soins, à l’emploi… La succession de ces violences ordinaires nourrit le sentiment d’opposition.
Mais la lassitude naît aussi du constat d’impuissance à propos de discours ou de pratiques qui n’apaisent aucunement les relations sociales. Lassitude et impuissance, quand on voit les divers dispositifs (pensions, allocations) changer d’orientation ou être fragilisés. Lassitude quand s’accumulent les frustrations quotidiennes : devant les dysfonctionnements patents d’un service hospitalier où les attentes sont trop longues ; devant les difficultés pour rencontrer les enseignants de ses enfants ; devant tous les guichets ou la complexité des démarches administratives. Au total, combien de petites humiliations pour obtenir un service ? Aucune liste n’en sera jamais exhaustive, mais la fatigue, elle, se cumule.
Il faut ajouter l’inquiétude, parfois diffuse, de se trouver embarqué dans une spirale de violence. Les relations difficiles entre jeunes des quartiers et police nourrissent ce sentiment chez les familles : comment sortir de l’amertume, de la méfiance mutuelle ? On appréhende qu’il y ait là un cercle vicieux : d’autres attaques, d’autres infractions, pourront susciter d’autres interpellations, voire des violations ou des atteintes aux domiciles. D’autres arrestations nourriront l’envie d’en découdre et de faire courir les policiers. Comment cela va-il s’arrêter ?
Mais n’y a-t-il pas une autre source à cette aspiration à la paix que cette émotion née d’une confrontation à une réalité aride ou violente ? Des expériences heureuses que l’on voudrait plus larges et partagées ? Peut-être les rencontres banales dont se nourrit la vie. Le voisin se laisse approcher et commence à faire confiance, il accepte un service rendu : qu’on lui prenne ses paquets au passage du facteur. Dans l’ascenseur, les langues se dénouent, après de nombreux sourires, et les grands-mères acceptent de se confier… Peu à peu des liens se tissent et, malgré l’inhospitalité de certaines cités, une communauté est en germe.
C’est aussi un sursaut après un événement difficile, quand des solidarités s’expriment et que l’on s’organise pour soutenir la famille dont l’enfant est en garde à vue, pour accompagner une femme qui doit subir une opération chirurgicale. Les uns prennent le chien en charge, les autres proposent de faire les courses… D’autres liens sont plus organisés et s’inscrivent dans une démarche plus longue. Par exemple, pour tisser des solidarités entre le pays où l’on habite et celui d’où l’on vient, pour emmener les adolescents qui ignorent leur pays d’origine et les aider à prendre conscience de la force de leur culture. Leurs parents ne venaient-ils pas d’une région, d’une nation, d’un empire, qui inspirent la fierté ?
C’est encore, souvent, une expérience religieuse, intime ou communautaire. Trop fréquemment associé à l’image d’une emprise négative sur les consciences, quand ce n’est pas aux conflits et au fanatisme, le religieux peut aussi aider à enchanter le monde et à se réjouir. Il nourrit un style de vie pacifique qui exprime une manière d’être. Bien plus que les paroles, les actes ou les gestes en attestent : combien de communautés religieuses féminines ont su nourrir une vraie proximité avec les familles, soutenant les enfants, encourageant les mères, aidant à une fraternité plus humaine.
Toutes les expériences ici évoquées ont en commun de n’être que des moments épars, dont la force perçue dans l’instant risque de s’épuiser. Mais l’aspiration à élargir ces temps ne fait pas nombre avec les projets et les engagements. Elle offre une ouverture qui travaille les imaginations. N’y aurait-il pas une manière plus apaisée, voire paisible, de vivre entre semblables ? N’y aurait-il pas une possibilité de subvertir les formes sociales, jeux, normes et lois, pour amener à davantage de paix ? Et cette interrogation amène à envisager une critique, une remise en cause des modes de relations les plus prégnants.
Les idéologies informent les comportements individuels, et conditionnent la vie des institutions économiques, politiques, ou sociales. Les critiquer conduit à traverser les différents champs de la vie sociale et à montrer la « structure essentiellement conflictuelle de notre imaginaire » social. Quand l’idéologie permet aux membres d’une même communauté de se retrouver, l’utopie ouvre à une autre forme de la collectivité. Quand la première légitime le pouvoir, la seconde tente de le subvertir. Mais, en un sens, toutes deux, chacune à leur manière, conduisent à une distorsion du réel, la première, plutôt par une réduction, la seconde plutôt dans une sorte d’évanescence.
Deux lignes idéologiques, plus en vogue actuellement, méritent un bref arrêt. La première pourrait être qualifiée de « républicanisme ». La seconde de libéralisme sécuritaire. Il ne s’agit pas pour nous de réduire la sphère politique à un clivage binaire mais de proposer une lecture parmi d’autres, celle introduite par l’utopie dans l’univers politique, en acceptant de laisser aussi résonner sur lui les événements récents et l’histoire des banlieues marquées par la présence d’une population immigrée.
Du républicanisme, les définitions sont mouvantes. Du moins peut-on en retenir l’affirmation du rôle majeur de l’État dans la garantie des libertés individuelles. À partir de là, s’ouvrent de nombreux débats : avec le socialisme et le libéralisme, la question se pose du rôle de la participation active des citoyens à la vie de la République. Dans l’opposition entre communautariens et partisans d’une éthique délibérative, celle de la participation et des processus d’échange et de confrontation qui visent à éviter les oppositions stériles entre citoyens ; enfin, à propos du multiculturalisme et de la nation, la question de l’articulation entre l’appartenance à un groupe local ou régional, et l’inscription dans une entité politique plus vaste.
L’utopie de pacification des relations sociales invite à interroger la capacité intégratrice de l’idéologie républicaine comme ses valeurs prétendument universelles. De manière névralgique, l’actualité des questions du « national » et du « religieux » souligne les limites de la pacification des relations sociales. Si la thèse de Gérard Noiriel est juste, la frontière de la nationalité, depuis le xixe siècle, s’est renforcée, contribuant à durcir les relations entre nationaux et non-nationaux. Intégrer les classes laborieuses à la société française supposait que celles-ci cessent d’être des classes dangereuses. Des systèmes de protection sociale et des droits sociaux ont été associés à la nationalité, les immigrés étrangers ne bénéficiant pas des mêmes droits. Le clivage s’est ainsi déplacé : non plus entre la bourgeoisie entrepreneuriale et les classes laborieuses, mais entre les nationaux et les non-nationaux. La politique d’immigration et de régulation des flux a dès lors un double enjeu : l’intégration des classes laborieuses, d’abord, celle des étrangers étant secondaire. Le risque est que le premier l’emporte sur le second, au détriment d’une véritable pacification des relations entre Français et étrangers.
Les évolutions de la législation sur les étrangers, qui prétendent réguler les flux migratoires, s’inscrivent dans les prolongements de cette histoire. Elles risquent d’augmenter, par contrecoup, le nombre et la précarité des personnes en situation de non-droit. L’allongement des délais d’attente et les nouvelles restrictions touchant les documents présentables dans les régularisations iront dans ce sens. La multiplication des reconduites à la frontière ne compensera pas tout à fait l’accroissement prévisible du nombre de personnes en situation de non-droit. Les médiations et accompagnements, tous les dispositifs et soutiens associatifs susceptibles de faciliter les rapprochements et les liens entre communautés seront d’autant plus difficiles. Cette évolution poursuit une politique engagée depuis 1974 et s’accompagne d’une rhétorique républicaine ; elle doit être questionnée aujourd’hui si l’on aspire à des modes de relations sociales apaisées dans les quartiers ou les banlieues.
De la même manière, l’examen de l’environnement international conduit à s’interroger sur les capacités véritablement intégratrices d’un État dont l’influence est limitée par les évolutions démographiques, économiques et politiques. L’imbrication des économies, comme les obligations liées aux engagements européens affaiblissent les modes d’intervention de l’État : quelles sont ses possibilités de garantir les droits sociaux préalablement accordés ? Dans de nombreux domaines, la pacification des relations sociales appellerait le développement d’une coopération interétatique. À propos de l’immigration, Projet avait déjà constaté la nécessité de développer des espaces politiques transméditerranéens correspondant aux univers sociaux dans lesquels se déplacent les migrants. L’utilisation d’un argumentaire républicain en faveur d’un État social fort, argumentaire parfois quelque peu populiste, peut nourrir déception et rancœur, quand l’État se révèle incapable de répondre aux attentes. Loin d’entretenir la paix sociale, l’idéologie républicaine pourrait s’avérer porteuse de conflits.
De même que la notion de républicanisme est relativement diffuse, celle de libéralisme comporte de nombreuses acceptions. Disons schématiquement qu’elle se caractérise davantage par une non-intervention de l’État dans le respect des autres instances, individuelles ou collectives, de la société. Ce retrait peut conduire à la volonté d’un recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes, les missions de police, de justice et de défense. Mais il peut aussi contribuer à affaiblir les autres modes institués de pacification des rapports sociaux.
Dans les quartiers, le durcissement des rapports entre police et jeunes participe de ce glissement idéologique. Il met l’accent sur des missions qualifiées d’essentielles : « les policiers ne sont pas des assistantes sociales ». Mais il traduit en partie un retrait des autres instances qui auraient pu faire autorité : éducateurs qui se sentent sécurisés dans leur environnement, enseignants, gardiens d’immeuble, habitants. Il correspond aussi à un éloignement progressif des policiers des habitants, éloignement renforcé par la fragilité ou l’insuffisance des effectifs de police résidente auxquels on substitue des CRS ou d’autres brigades mobiles. La pacification des relations sociales passera certes par un renforcement des effectifs et une meilleure formation, mais surtout par une diversification des modes d’intervention de l’État dans les quartiers. Sans une vue plus globale du rôle de la collectivité, sans une mise en cohérence des interventions des différents acteurs, une vision « libérale » de l’État n’alimente-t-elle pas la spirale des violences ?
Cette question heurte profondément les politiques libérales dans la mesure où la fragilité des différents acteurs, notamment de la société civile, appellerait l’État à jouer un rôle majeur. Pour animer une réflexion de fond sur les structures éducatives et leur capacité à proposer aux plus jeunes une sortie d’un univers enfermant. Pour soutenir les collectivités locales dans leurs efforts d’amélioration de l’habitat et des conditions de vie. Pour conduire un véritable projet social qui ne fasse pas abstraction des évolutions économiques. La recherche d’une pacification des relations implique de nouveaux efforts de collaboration entre parties prenantes.
Choisir cette utopie de « la pacification des relations sociales » revient à noter simplement, à partir des quartiers que nous connaissons, une urgence quant à l’engagement politique. La déclinaison de cette vision souligne que la paix n’est pas simplement affaire de structure, ou d’idéologie politique, l’aspiration qui la sous-tend est partagée par de nombreux acteurs. En même temps, il s’agit d’une sorte d’ambition a minima : vouloir la paix ne conduit pas vers la grandeur, vers de nouveaux projets. Ce désir manifeste une insatisfaction nourrie par des indignations, par une lassitude, par des inquiétudes réelles. Il ne saurait exister et perdurer sans des expériences positives qui manifestent comment les communautés humaines peuvent se reconstituer, même dans des conditions difficiles. Un tel désir rend aujourd’hui insatisfait devant des réponses trop facilement tissées dans les canevas idéologiques du passé. Il y a urgence.
Pierre Martinot-Lagarde