Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La question des rapports entre élus, experts et citoyens se prête aisément à la confrontation, ou à la juxtaposition de postures contradictoires fondées sur des clichés. Mieux vaut, si on veut tenter de l’arracher tant soit peu aux fausses évidences, s’efforcer de mettre ceux-ci à l’écart.
Si grosse d’attentes – d’espérances et de craintes – que soit une société, à l’égard des réformes, dont elle éprouve plus ou moins confusément la nécessité, et plus ou moins confusément aussi la possible nature, et à quelque agitation, créatrice ou non, que cela la porte, dans son ensemble, ou seulement dans quelques-unes de ses composantes, il n’est pas de réforme, dans un État de droit, qui n’implique l’intervention des autorités désignées par la Constitution ou par la loi, pour déterminer et conduire la politique de la Nation, édicter des normes, les mettre en œuvre. La démocratie contemporaine, la démocratie française en particulier, est un système de gouvernement qui entend assurer la prise en compte des préoccupations, à tout le moins, des préférences des citoyens, dans un ou plusieurs registre(s) déterminé(s). Mais, tout en se targuant de faire place, plus que d’autres systèmes de gouvernement, au travail sur elle-même de ce qu’on appelle – la formule n’est qu’à demi éclairante – la « société civile », elle entend encadrer ces dynamismes, subordonner leur fécondité à une prise en compte et à une transformation institutionnelle. La démocratie se présente, en d’autres termes, comme une démarche très largement procédurale. Quitte, pour les institutions, dans les conjonctures les plus difficiles, à se résigner, en vue de sauver les apparences, à légitimer ce qu’elles ne peuvent empêcher, ou à renoncer à mener à bien des stratégies qui se heurtent à la réprobation d’une fraction significative de l’opinion, ou de minorités agissantes. Quitte aussi, pour le système, à s’accommoder de ruptures et de discontinuités, quand un ordre institutionnel obsolète n’est plus en mesure de digérer les insatisfactions qu’il a secrétées, ou n’a pas su les guérir, et qu’il faut, à peine de plus graves désordres, en changer.
Procédurale, notre démocratie est également élective. Elle repose sur une discipline de base, elle-même à forte teneur procédurale, de désignation, dans le cadre de dispositifs électoraux de formes variables, d’une représentation nationale et de représentations locales, départementales, régionales, reflétant plus ou moins fidèlement la sensibilité des citoyens (on n’ose pas dire des différentes catégories de citoyens, car les partis ne font que concourir à l’expression du suffrage et les groupes de pression ne se voient pas – quoi qu’il en soit de la pratique – reconnaître cette vocation).
Ces représentations disposent de prérogatives singulières : voter la loi, notamment la loi de finances pour la représentation nationale, arrêter certaines normes, voter le budget de la collectivité dont elles sont le corps délibérant, autoriser certaines opérations ou mandater leurs exécutifs pour les conduire, s’agissant des représentations infranationales. Elles ont cependant pour première vocation de permettre la désignation des vrais gouvernants : gouvernement national, exécutifs locaux, départementaux, régionaux, exerçant l’essentiel du pouvoir de décision, et aussi d’initiative en matière d’élaboration des normes (le législatif n’est lui-même qu’une des composantes, et pas la plus déterminante de cet être complexe qu’est le législateur). Les exécutifs, enfin, recrutent, pour exercer les compétences qui leur sont dévolues, des collaborateurs – l’administration, la fonction publique nationale ou locale, et autres collaborateurs de statut divers. C’est de la légitimité des élus qui les ont désignés et, le cas échéant, en animent l’activité, en même temps que des capacités attestées par les intéressés, à l’occasion des épreuves de recrutement auxquelles ils ont satisfait, que ces derniers tirent leur propre légitimité. Ce qui vaut pour les fonctionnaires et autres agents publics vaut également pour les magistrats, même si on les distingue ordinairement les uns des autres ; les magistrats eux aussi sont recrutés et nommés par l’exécutif. Ils ne sont pas élus, en tout cas pas en France, et sans doute faut-il s’en féliciter : la distance vis-à-vis du corps électoral est, en matière de justice, probablement une condition essentielle d’indépendance (voir, a contrario, les États-Unis). La justice ne constitue au reste pas un vrai pouvoir, mais, comme y insistait le général de Gaulle, seulement une autorité, si important que soit le rôle d’interprétation des normes et de régulation sociale dont elle est investie.
Le monde des élus, des fonctionnaires et des magistrats atteste probablement, face au progrès, aux promesses et aux menaces dont il est porteur, à l’étendue et à l’orientation des réformes rendues nécessaires par l’évolution du monde et de la société, de sensibilités aussi contrastées que le reste de la population. Il est, en revanche, dans une position sensiblement différente de celle où se trouvent les citoyens ordinaires. C’est un monde de décideurs, et, pour une part, dans la mesure où il a un accès privilégié à l’information, et où décider est en soi un procédé d’acquisition du savoir, un monde de sachants. C’est aussi un monde où l’on se sent justifié à ses propres yeux et croit l’être aux yeux de ses mandants lorsqu’on décide, lorsqu’on fait preuve, plus généralement, d’initiative, et encore d’optimisme à l’égard du présent ou de l’avenir.
Tel n’est pas le cas du monde des citoyens. Certes, sous le visage de l’électeur, le citoyen est en principe tout puissant ! Mais, sous ses autres visages (l’assujetti, le justiciable, et même l’usager), il en va à l’évidence tout autrement. Et cette époque n’est pas révolue, comme on se l’imagine parfois, ni dans l’esprit des décideurs, ni dans l’esprit des citoyens, où le bon citoyen était un assujetti et un justiciable déférent, un usager satisfait. On se gardera de croire les pouvoirs sur parole quand ils demandent aux citoyens de se prendre par la main, de se mobiliser, de participer : cela signifie seulement, la plupart du temps, qu’on souhaiterait les voir moins contestataires et capables de davantage d’adhésion ; ou que les pouvoirs, éperdus, bottent en touche.
Le citoyen, pourtant, sait des choses que le décideur ne sait pas. Parce que leurs expériences à l’un et à l’autre sont différentes. Parce que, de ce qu’il secrète pour le citoyen, le décideur, qui ne vit pas tout à fait comme le citoyen, n’est pas toujours en mesure de vérifier, à supposer qu’il en ait le souci, que le citoyen est véritablement en mesure de profiter. L’expérience du citoyen est au surplus individuelle, ou collective ; elle comporte une dimension charnelle qui est souvent étrangère à celle du décideur, qui est, la plupart du temps, un généraliste, au mieux un spécialiste du grand nombre. Elle n’est pas, à tout le moins habituellement, teintée de satisfactions démiurgiques ou narcissiques, comme celle du décideur ; elle est, en général, moins, ou autrement que celle du décideur, influencée par les idées à la mode et le discours médiatique.
Aussi bien ne serait-il pas vain que, dépassant les concessions politiquement correctes aux notions de participation, de débat public, de démocratie directe, les décideurs élus ou nommés consentent à faire une meilleure part aux préoccupations citoyennes ; éclairées ou non. Éclairées, même quand elles ne sont pas sous-tendues par une expertise singulière, et sont exprimées par ceux que Michel Delebarre a fort joliment appelés les « citoyens pulvérulents », non organisés : car les citoyens sont dépositaires d’une intuition, la plupart du temps étrangère aux décideurs, de ce qui rend la vie plus ou moins facile, meilleure ou non. Le cas échéant, non éclairées, parce que l’on doit reconnaître aux citoyens, notamment aux plus éprouvés, un certain droit à la fatigue, ou à l’obscurantisme, à tout le moins à la passivité, une certaine forme de passivité citoyenne ayant plus de vertus qu’un activisme enrégimenté. L’idéal serait évidemment, dans une démocratie évoluée, que les citoyens organisés, et organisés sous une forme qui ne tende pas seulement à la défense d’intérêts sectoriels (même si c’est la vocation de la vie associative de fédérer des engagements partiels et partiaux) entrent en dialogue avec les pouvoirs publics. A condition bien sûr que ces derniers soient disposés à accepter ce dialogue, et non pas seulement une parodie, pour infléchir leurs choix sur les fronts où de tels choix sont en cours d’élaboration, ou pour déterrer des questions dont les pouvoirs publics se sont bien gardés de se saisir parce qu’ils les trouvaient trop complexes. Sans pour autant, d’ailleurs, oublier qu’il existe aussi des citoyens non organisés qui ont quelque chose à dire, ou à bredouiller ; les bredouillements eux aussi font sens.
À ce stade apparaît la question du rôle des experts. II existe dans le monde des citoyens organisés, dans le monde associatif en particulier 1, des trésors d’expertise. Il faut naturellement éviter que cette expertise ne se réduise à une célébration des pratiques dont on est coutumier, car si on peut parfaitement être à la fois autodidacte et expert, cela suppose une certaine discipline. Mais l’expertise citoyenne est plus grande que ne l’imaginent souvent des décideurs qui inclinent à estimer les experts à l’aune de leur docilité, ou qui ne parviennent pas toujours à prendre le minimum de distance nécessaire vis-à-vis de la question de leur propre captivité, celle à laquelle les ont réduits les experts qui les conseillent, prophètes de lendemains qui chantent, ou montreurs de prodiges. D’où ces collusions, de fait ou organisées, conscientes ou inconscientes, qui, pour peu qu’entrent en jeu des intérêts économiques et pas seulement la foi du charbonnier, scellent l’horreur (voir le nucléaire, les grands équipements – Tgv, etc.) : on pense aux conditions de fonctionnement pendant près de vingt ans de la commission chargée des problèmes de l’amiante 2 , aux convulsions de plusieurs autorités nationales et locales cherchant à faire porter à la cuisine dans les pots traditionnels le chapeau des plombémies infantiles dans les taudis 3, à la récente réglementation interdisant aux producteurs de l’agriculture biologique de mentionner que leurs produits contiennent une proportion de substances issues d’Ogm…
On ne marquera correctement la place de l’expertise dans le débat public, et dans la promotion de la qualité de celui-ci, que si, sans faire à l’expert une défiance excessive, on ne lui fait pas non plus une confiance que n’autorisent pas les fatalités qui gouvernent, sauf miracle, le fonctionnement de l’esprit humain : éblouissement devant l’instrument qu’on maîtrise, ou croit maîtriser ; solidarité avec l’appareil auquel on appartient, ou, à l’inverse, compulsion à régler avec lui différentes sortes de comptes. Parce qu’il n’existe pas, ou si rarement, d’expertise indépendante, il n’est d’abord d’expertise féconde que pluraliste. Un minimum de règles évitant les pires asservissements (des experts aux décideurs, ou l’inverse, ou les deux ensemble), doit à l’évidence être promulgué. On ne saurait par conséquent, sauf volonté de manipulation, accréditer l’idée que le rattachement de l’expertise à certaines institutions est, à lui seul, de nature à en assurer l’indépendance. Ainsi est-ce au prix d’une confusion entre les systèmes institutionnels français et américain, le premier étant un système de collaboration des pouvoirs aggravé d’un gouvernement de majorité, au contraire du second qui est de séparation des pouvoirs, qu’on a cru dégager une solution miracle en créant, sur le modèle des États-Unis, un Office parlementaire des choix technologiques ; le plus étrange est que cet office ait fonctionné de la façon la plus honorable du monde, mais, de même qu’on ne pouvait s’y attendre, on ne peut jurer qu’il en ira toujours ainsi.
Pas plus que devant le juge, à qui l’intervention de l’expert ne saurait tenir lieu de dispense d’exercer son propre discernement, et d’exercer sa propre intime conviction, sans abdication ni dénaturation des informations qu’on lui a mises sous les yeux, l’intervention des experts dans le processus de décision ne saurait dispenser, le moment venu, d’un arbitrage politique. Elle devrait néanmoins permettre à cet arbitrage d’être plus éclairé, de ne pas refléter, à l’égard du progrès technologique en particulier, un enthousiasme borné ou une prévention frileuse. Elle devrait aussi permettre de faire la part entre les domaines où les connaissances scientifiques sont établies, permettant de faire apparaître des risques avérés ou d’en éliminer l’occurrence, et ceux où la science hésite encore, où il y a lieu de mettre en œuvre le principe de précaution, lequel ne doit être compris ni comme un principe d’abstention, ni comme un principe de fuite en avant.
L’optimisation de la décision de réforme ne passe pas seulement par un bon usage de l’écoute des citoyens, et des experts. Elle passe aussi par un assainissement des modalités d’intervention sur le débat public, et sur le processus ultime de décision (qui doit rester entre les mains des autorités constitutionnellement ou légalement désignées), des faiseurs d’opinion et notamment des médias. La décision politique doit cesser d’être confondue avec une prouesse sportive ; il faut qu’il s’agisse d’une décision en vérité, c’est-à-dire d’une vraie décision, comportant de vrais fruits, et non pas des fruits illusoires, dont l’objet ne soit ni d’illustrer celui qui la prend, ni d’en faire accroire à ceux à qui elle est destinée, mais de changer leur vie, de remplir leur assiette, d’asseoir la cohésion sociale.
Autant dire que, par-delà la très insuffisante réglementation des messages publicitaires, un minimum de déontologie des médias, assorti de sanctions appropriées devrait, en ce domaine comme dans d’autres, être enfin mis au jour. Cela permettrait d’éliminer non seulement les matraquages explicites de l’opinion, mais le massage de celle-ci à coup de messages murmurés. Mais quels décideurs sont vraiment partants pour s’aliéner des alliés potentiels, ou se lier eux-mêmes les mains dans ce qui est devenu un de leurs soucis majeurs, en vue de conquérir et de conserver le pouvoir : gérer la communication ?
Jean-Michel Belorgey
1 / . Voir Jean-Michel Belorgey, « L’élu, le fonctionnaire, l’associatif, rivaux ou complices ? » revue Projet, « Les associations et la vie associative », novembre 2000.
2 / . Considérations générales du Rapport public du Conseil d’Etat pour 2005 : « Responsabilité et socialisation du risque »; ainsi que le Rapport de la Commission parlementaire sur l’amiante.
3 / . Voir Jean-Michel Belorgey, « La lutte contre le saturnisme sous les plombs : le législateur dupe ou complice ? », Revue de Droit sanitaire et social, n° 1, janvier-février 2005 ; Revue administrative, n° 344, mars 2005.