Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
D’un côté, les élus, détenteurs de mandats électoraux, nationaux ou locaux, et les grands ou moins grands commis de l’Etat, de l’autre, les responsables associatifs, militants ou installés : entre eux règnent alternativement comme une concurrence, différente de la concurrence interne à chaque groupe, mais pas forcément moins âpre, et plusieurs sortes de commensalités, stables ou précaires. L’occupation simultanée par ces hommes publics – l’élu, le fonctionnaire et l’associatif le sont chacun à leur manière –, de niches distinctes et communicantes de l’écosystème politique donne inévitablement lieu à des agressivités, à des affrontements, à des compromis qui n’endorment jamais que partiellement les méfiances réciproques. D’où viennent ces méfiances ? Elles ne viennent pas simplement, comme entre élus, entre fonctionnaires, ou entre animateurs d’associations, de la compétition engagée pour occuper un espace ou se répartir un ou plusieurs marchés, mais de l’hétérogénéité des cultures, des stratégies, de service ou de conquête de l’influence ou du pouvoir, des légitimités encore, dont ces cultures et ces itinéraires incitent les uns et les autres à se prévaloir. Cette hétérogénéité n’apparaît certes pas, dans tous les cas, à l’état pur. Car les mêmes convictions idéologiques, les mêmes ambitions de service et de pouvoir et les mêmes allégeances partisanes sont pour partie communes aux trois milieux, et rapprochent les profils comme les théâtres d’action de leurs membres. Car le degré de légitimité que chacun d’eux concède aux protagonistes d’en face n’est pas sans rapport avec l’horizon idéologique et partisan des uns et des autres, ou leur rang dans leur milieu. Et il n’est pas rare de passer, avec un degré variable de spontanéité (ou de préméditation), d’un milieu à l’autre, sinon d’avoir un pied dans plusieurs camps.
Au-delà de l’hétérogénéité des cultures, des stratégies et des légitimités, consacrés par l’onction du suffrage universel, lauréats des concours administratifs ou des nominations à la discrétion du gouvernement, et produits de la ferveur sociétaire, tous se réclament assurément d’au moins une préoccupation commune : celle de l’intérêt général.
Mais l’intérêt général admet, en premier lieu, toutes sortes de déclinaisons, familières aux juristes (l’intérêt général national, l’intérêt général local, l’intérêt général général, les intérêts généraux particuliers, social, environnemental, financier...). Et cela peut creuser la division autant que rapprocher. C’est le cas entre les titulaires des deux catégories de « fonctions publiques » auxquelles les textes fondamentaux de la République garantissent identiquement une égalité d’accès : les élus et les nommés. C’est le cas entre responsables publics, intervenant aux divers échelons de la gestion de la vie collective (national et local), sous réserve des déformations qu’introduisent les cumuls de mandats électifs (national et local), et les projets de carrière. C’est le cas entre les mêmes responsables investis dans des secteurs différents de l’action publique (économie, social). A quoi serviraient la séparation des pouvoirs et la division fonctionnelle des responsabilités si elles n’engendraient, pour commencer, une distance, qui ne doit pas devenir inexpiable, mais dont l’absence scellerait le tombeau de la démocratie ?
A l’égard de l’intérêt général, élus et fonctionnaires d’une part, associatifs d’autre part, ne sont pas, en second lieu, dans une position identique. Si tous sont des hommes publics, en quête d’un dialogue avec, et d’une influence sur le public, ils ne se situent pas de la même façon par rapport à ce qu’on peut appeler la sphère publique, ou politico-administrative. Si instituante que puisse être la dynamique associative, si institutionnalisées que puissent, en droit ou en fait, apparaître les associations (ou leur personnel), celles-ci ne figurent pas au nombre des pouvoirs publics, ou des autorités publiques reconnues par le droit constitutionnel et le droit administratif. A telle enseigne qu’il leur est arrivé de ressentir comme invasives ou impérialistes certaines avancées de la sphère publique : celle résultant notamment de l’extension du concept du service public, et de son champ d’application. L’Etat, au sens large, collectivités locales comprises, ont alors affirmé ces réfractaires, n’a pas le monopole de l’intérêt général. Entre intérêt général et service public, on ne saurait conclure à une superposition sans que cela vaille spoliation de la société civile. De cette société civile, les collectivités locales ne peuvent elles-mêmes, sous peine d’usurpation, se prétendre partie, car elles et leurs élus sont, comme l’Etat et les siens, généralistes, et titulaires de compétences prescrites, donc, à ce titre, parties prenantes de l’Etat. Il y a là les éléments d’un divorce culturel, auquel ne manquent pas d’autres sources. Par définition, on est, du côté des titulaires de fonctions publiques, inséré dans un ordre ; quand bien même on est dans l’opposition. Ce qui ne vaut, en principe, que pour les élus, car les libertés du fonctionnaire sont celles dont il dispose non en cette qualité, où s’impose à lui une réserve, mais hors de son cadre d’activité professionnel, en qualité de citoyen.
Rien de tel du côté des associations. L’ordre associatif est, au moins théoriquement, toujours précaire. Et si, pour accéder à certaines responsabilités associatives, l’élection, ou la succession programmée (sous couvert d’élection) par voie de cooptation, sont des procédés classiques qui rapprochent le dirigeant associatif de l’élu ou du fonctionnaire, il reste toujours dans l’exercice un parfum d’auto-institution, de refondation. L’association, pour parler comme Péguy, « fait du se faisant » ; elle ne peut comporter une dose excessive d’institution. Au-delà, on bascule assez vite dans la parodie. Naviguerait-on dans les parages de cet écueil, on ne fait pas, ou pas tout à fait, carrière dans le milieu associatif, celui qui est digne de ce nom, comme au sein d’un parti ou de l’Administration. Les services qui ouvrent la voie à une désignation à la tête d’une association ne sont normalement pas de même nature que ceux qui donnent vocation à être porté candidat d’un parti à des élections nationales, locales, ou européennes. S’il est un milieu où, par-delà les mélanges de genres, les dégénérescences ou les dérives, qu’il faut avoir (nous y reviendrons) le courage de nommer, c’est encore, en principe, sur l’expérience vécue, la créativité appliquée, le pragmatisme réfléchi que s’édifie une réputation et se conquiert une place, c’est bien le milieu associatif.
De tout cela il résulte évidemment que de la légitimité, des ingrédients qui la nourrissent, des préséances à faire prévaloir, élus, fonctionnaires et associatifs ne peuvent avoir une représentation, ni une façon de parler identiques. Quitte à parler de sa connaissance du terrain et de son dévouement, l’élu se drapera dans sa qualité d’élu. Comme les monarques dont ils ont pris la place, les représentants du peuple souverain ont leur onction, et c’est un monopole. Le fonctionnaire évoquera moins volontiers la source de son mandat (le mérite, la faveur, la compétence) que le but de celui-ci (le service public, la continuité de l’Etat), ou la fonctionnalité du service rendu. L’associatif mettra en avant les attentes et le vouloir-vivre d’un milieu, ainsi que le sens de l’initiative, celle du groupe et la sienne, la singularité de ses ambitions (dignité, autonomie de tout homme).
Peut-être tout cela procède-t-il pour une bonne part d’une rhétorique, voire d’une scolastique. Car, à bien y réfléchir, la légitimité ne procède jamais que d’un nombre limité de paramètres : le nombre ou l’un de ses substituts, la force, la faveur, la séduction, ce qui donne un pouvoir sur les hommes ; la compétence théorique et pratique, ce qui donne le pouvoir sur les mécanismes ; la sagesse, le rapport aux valeurs, ce qui donne crédit et sens au pouvoir. Aucun de ces paramètres n’est l’attribut exclusif d’un des trois groupes considérés. Le responsable associatif est, comme l’élu, lui aussi, peu ou prou, légitimé par des suffrages. Il peut être techniquement compétent, ce qui n’est pas interdit à l’élu, pas plus que le souci des valeurs, même librement déterminées, n’est interdit au fonctionnaire. La spécificité de chaque groupe, sur le terrain de la légitimité, réside dans une forme particulière d’arrangement des ingrédients, pour l’essentiel communs. Sur ce fond de différences et de parentés essentielles, il est une ligne de partage entre les deux premiers groupes et le troisième : les deux premiers sont en principe partie d’un ordre plus vaste et plus difficile à réaménager ou à subvertir, en position de prééminence, et enclins à le revendiquer (sous le signe de la souveraineté de l’Etat, de la loi, des juges du fond, des Cours souveraines, voire de la « souvereraineté locale »), alors que l’ordre associatif est, la plupart du temps, partiel, théoriquement malléable et, sauf égarement, étranger à quelque préoccupation de souveraineté que ce soit.
Repérer ces dissemblances a quelque chose de rassurant. Ne serait-ce que pour trouver des explications au conflit, en des termes qui ne soient pas de simple lutte pour le pouvoir. La complexification sociale, les métissages dont elle est l’occasion, les ruses qu’elle inspire à ceux qui y sont confrontés, rendent vaine, cependant, toute quête éperdue de types ou de corps « purs ». On assiste, pour le meilleur et pour le pire, à un phénomène assez semblable à celui décrit par les zoologistes, qui parlent de convergences de l’évolution ! Celles-ci soulignent l’emprunt par certains mammifères ou par certains poissons, de formes adaptées à l’environnement où ils vivent, à telle enseigne qu’il est difficile au non-spécialiste de s’aviser que ces animaux appartiennent à des espèces différentes. Ainsi en va-t-il plus d’une fois des élus, des fonctionnaires et des associatifs.
Si décisive qu’ait été, dans les choix décentralisateurs, la lutte entre ce qu’on appelle la technocratie (il faudrait parler plutôt de méritocratie, de bureaucratie, de synarchie, et la technique n’est pas toujours là, ou pas celle qu’on pense), et ce qu’il faut bien appeler l’électocratie (la sélection par l’urne, le nombre, et la séduction), il y a, d’une mouvance à l’autre, d’évidents allers et retours. Vertueuse ou moins vertueuse, la stratégie des deux, trois ou quatre échelles, qui permet à des fonctionnaires de se promouvoir par l’élection, puis de faire retour avec de meilleurs atouts à leur milieu d’origine, qui voit des apparatchiks coloniser des cabinets, puis enlever des circonscriptions, ou bénéficier des tours extérieurs dans les corps, qui engage des associatifs (la 2e et la 3e gauche sont associatives) à emprunter des itinéraires analogues, est un des aliments du melting-pot. Certains concours administratifs, ouverts à la « troisième voie », ont plus ou moins encouragé ce mouvement, tout en le disciplinant.
Par ailleurs, il serait illusoire de penser qu’entre l’appartenance à un milieu (l’électif, celui des fonctionnaires, ou l’associatif), d’une part, les affinités politiques et partisanes, la place dans une hiérarchie, d’autre part, c’est toujours la première considération qui l’emporte. Certes, tous les élus ne se bornent pas à fréquenter ou à travailler avec les associations ou les fonctionnaires de leur « bord ». Il arrive que certains se montrent soucieux de ne pas être « marqués » par un fonctionnaire politisé par fonction (préfet), ou conviction, dans un sens opposé au leur, mais aussi de ne pas l’être par un « camarade » faisant « double emploi ». Ils rêvent d’interlocuteurs qui soient des « fonctionnaires », au sens à la fois ambigu et porteur de démocratie qu’on donne à ce mot dans la tradition française. Mais rares sont les fonctionnaires de rang qui n’ont pas, peu ou prou, leurs préférences et leurs affinités politiques, voire partisanes. Il en va de même, si affligeant que cela se révèle dans certaines circonstances, des associatifs, que ceux-ci l’avouent ou non (l’apolitisme est un choix qui a rarement à voir avec la neutralité). On ne saurait non plus, ce serait un péché d’angélisme, faire abstraction du rôle que joue le rang dans les relations entre parties. La connivence, même dans l’affrontement, implique en général l’identité de rang. A partir d’un certain niveau, celle-ci la suscite souvent. Les notables, qu’ils soient élus, nommés, ou issus de la mouvance associative, se rencontrent régulièrement dans les comités et les commissions... ou dans les vins d’honneur. Ils résistent rarement à la tentation de s’abandonner à une telle connivence. Il faut bien vivre, et la marge est finalement étroite entre le « pied de guerre » et la complicité. Ni l’un ni l’autre ne font vraiment avancer la démocratie, mais se tenir à bonne distance de l’un et de l’autre exige beaucoup de rigueur, presque une ascèse.
C’est là qu’il faut, au moment où l’on commémore la loi de 1901, s’interroger sans succomber ni au pessimisme, ni au cynisme, ni à l’euphorie, sur le rôle ou la fonction des associations, spécialement dans certains secteurs, et, plus généralement, dans cet entre-deux de la sphère politico-administrative et du marché qui est leur lieu de déploiement. Plusieurs écueils guettent sans cesse les associations, outre l’abus de droit, c’est-à-dire le recours à la formule associative dans le but de conduire plus aisément que dans un autre cadre des tâches qui ne correspondent pas à la vocation associative. C’est naturellement, tout d’abord, l’instrumentalisation, proprement politique (la « courroie de transmission »), ou administrative (la concession de service public, notamment social). Mais c’est aussi, plus subtilement, l’ouverture d’un faux espace de dialogue, où ne se déroule en réalité aucun dialogue, seulement des confrontations rituelles et des marches et contremarches, qui ne civilise qu’en façade des pratiques politiques et administratives inacceptables, et impénitentes. Ainsi en va-t-il singulièrement en matière de défense des droits et libertés des populations étrangères, ou de certaines populations très défavorisées. La démocratie suppose une pacification des conflits, un étalement de leur traitement pour permettre la naissance de nouveaux consensus, une marche sans trop de heurts ni de vagues de fond vers un progrès des consciences et des pratiques. Elle ne doit pas cependant accepter n’importe quelle pacification. Si l’on ramène aux dimensions de l’indéfiniment négociable, en termes d’échéances et d’issues, n’importe quel type de problème social, on entre dans le registre de la parodie, de la récupération. On réduit, à tout le moins, à la condition d’otages des groupes porteurs d’ambitions éthiques ou modernisatrices. On gaspille leurs énergies dans des tâches en forme de « toile de Pénélope » ou de « tonneau de Danaïdes ». Avec cet inconvénient supplémentaire qu’à sans cesse parler de droits de l’homme sans aboutir, on donne à croire à une opinion distraite qu’on a déjà fait beaucoup, voire trop avancé sur ce terrain, et ceux qui persistent à se plaindre apparaissent des intégristes.
Face à un pareil dilemme, les franges les plus conscientes du monde associatif, les militants associatifs les plus exigeants, y compris les militants investis de responsabilités, et que celles-ci n’aveuglent pas, sont assurément placés dans une position déchirante. Jusqu’où faut-il concéder pour pouvoir encore défendre ? Jusqu’où peut-on rentrer dans la logique de l’autre et lui faire crédit sur ce qu’il en énonce, sans être compromis, paralysé, digéré, retourné ? Jusqu’à quel point peut-on, à l’inverse, adopter une position de rupture, de dévoilement, de dénonciation, sans se disqualifier, perdre sa mise, et sa vocation, collective ou individuelle, de médiateur ? D’autant que ceux qui lèvent le voile et inquiètent ne disposent, pour s’assurer de l’appui de l’opinion, que de moyens incroyablement restreints en comparaison de ceux qui rassurent.
A vrai dire, un tel dilemme n’est pas réellement soluble. Il est inséparable de l’effort séculaire pour que la vérité et la justice triomphent des mensonges et de l’injustice, sans, par excès de mesure, composer jusqu’à se perdre, ou, par défaut de mesure, se transformer en leur contraire. Mais ce n’est pas parce qu’un dilemme n’est pas soluble qu’il ne faut pas s’y affronter. Il faut seulement, à tout le moins, se préoccuper des gardes-fous. Du côté des mouvements, et du côté des hommes. Du côté des mouvements, il faut se persuader que « la sébile et le cocktail molotov » – solliciter des concours publics et contester –, ne sont pas, contrairement à ce qu’en disait un ministre de la Culture, incompatibles. Pas plus qu’il n’est interdit de contribuer à une forme, mais pas à n’importe laquelle, de pacification, ou de normalisation sociale, tout en cherchant à assouplir les raideurs de la société et en en refusant certaines.
Du côté des hommes, il faut surtout résister au « bonheur d’y être » et à l’illusion qu’y être est, en toute circonstance, une garantie. On peut, à ce titre, se remémorer et faire sienne la vieille exigence des militants ouvriers chrétiens qui s’étaient jurés de « renoncer à parvenir ». On peut porter « plusieurs casquettes » ; cela aère l’esprit, permet de voir les choses de plus d’un point de vue, de ne pas s’en laisser compter, ni par les uns ni par les autres. Mais, même lorsqu’on croit avoir servi, et servi plus qu’on ne s’est servi et qu’on ne se sert (ce qui demande d’y revenir à deux fois, car il est mille façons de se servir en croyant servir), il faut veiller à ne pas arbitrer certains dilemmes « en amphibie » : l’amphibie se soustrait aux lois qui gouvernent la vie des hôtes d’un seul milieu. Il faut aussi veiller à ne pas donner aux uns et aux autres le sentiment d’une sécurité qu’on ne procure pas. Comment, en effet (aurait-on échappé au risque de la récupération notabilaire ou à celle de l’autoréférence), ne pas s’avouer qu’on incarne, aux yeux de certains, le « scandale des hybrides ». Et que l’hybridation, serait-elle, dans un monde plus évolué, une valeur d’avenir, n’est qu’exceptionnellement une solution adaptée aux sensibilités dominantes d’aujourd’hui. Pas plus qu’elle ne l’est aux exigences d’une démocratie de procédure, qui a encore besoin de séparation des pouvoirs, et même de franchir quelques crans vers un surcroît de différenciation fonctionnelle des rôles sociaux. A cela, les associations et les hommes associatifs peuvent significativement contribuer ; à condition précisément de cultiver, sans trop, mais avec assez d’ouverture au monde, y compris celui du pouvoir, une singularité animée par une éthique, et tournée vers l’action.