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La question énergétique est-elle politique ? On pourrait en douter : les engagements de la France en faveur d’une poursuite du nucléaire n’ont pas vraiment été l’objet d’une réflexion partagée. Un embryon de débat public à ce propos n’a pas fait recette. Serait-ce dû à la technicité des questions ou au peu d’intérêt pour le développement d’énergies renouvelables ?
La faiblesse du débat n’est pas nouvelle. En 1973, Ivan Illich contestait cette absence de politisation et reprochait aux techniciens de s’en tenir à une approche en termes de crise. Certes, la rareté de l’énergie conditionne le système économique. Mais, avant le choc pétrolier, elle était déjà invoquée davantage pour légitimer les tensions du marché que pour soulever le problème de fond. Illich proposait d’ouvrir le débat à partir de trois hypothèses : « Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés (…) peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique ». Les deux premières voies sont les plus souvent retenues : elles imposent des investissements lourds. La troisième voie, trop généralement ignorée, ne devrait-elle pas prendre son importance aujourd’hui ? Quand les Etats-Unis consomment huit fois plus et les Français quatre fois plus d’énergie que les Chinois, est-il envisageable d’imaginer que ceux-ci, ou tout autre pays de la planète, atteindront un jour le niveau de consommation nord-américain ?
Le motif de la sobriété énergétique doit être réintroduit dans les interrogations, à moins de consentir à dépolitiser la question. La troisième voie engage non seulement des enjeux de confort, mais aussi les relations entre les peuples. Donc elle dérange. Mais elle nous amène devant une véritable épreuve et permet d’envisager de quitter les logiques de fuite en avant pour évaluer les risques et les inconforts à assumer pour une plus grande liberté. Paradoxalement, nous nous éloignons de cette perspective ! L’énergie se raréfie plus que la main-d’œuvre et le capital, tandis que les gouvernements adoptent des comportements qui sacrifient en quelque sorte la liberté.
Appliqué à l’énergie, le thème de la rareté implique des nuances et des différences. Les sources ne sont pas soumises aux mêmes contraintes et ne présentent pas les mêmes flexibilités aux différents niveaux de la chaîne. La rareté se détermine par rapport à la découverte et à l’utilisation des ressources primaires, par rapport à leur transformation, leur transport et leur stockage. Mais la géostratégie entre aussi en jeu, pour la capacité d’accès dans des zones parfois réputées à risque, la sécurité de l’acheminement et les conditions de stockage.
En ce qui concerne le pétrole, le débat rebondit quant au « pic », ce moment où la croissance du volume des ressources identifiées deviendra inférieure à celle de la consommation. Certains jugent cette inversion probable dès 2010, d’autres en 2030. La part d’hypothèses invérifiées ou invérifiables demeure grande. Mais l’aléa est déjà intégré dans le jeu économique. Le second élément de rareté tient au raffinage et au stockage. Les capacités de raffinage sont insuffisantes même aux Etats-Unis. Cela peut être rapidement source de tension.
La même déclinaison vaut à propos du gaz dont les ressources semblent plus abondantes. Le transport est soumis à de fortes contraintes, liées à des investissements lourds. Les limites actuelles permettent à de gros producteurs d’exercer des chantages transitoires, l’Europe n’ayant pas réussi à s’accorder sur un plan de stockage pour s’en affranchir au moins en partie.
Le nucléaire a aussi ses propres contraintes. L’uranium n’est pas libre d’accès. La gestion des déchets comporte des failles. La régulation des systèmes de transport est complexe, et le marché ne parvient pas à jouer aussi facilement son rôle de « main invisible ».
Certains utopistes imaginaient que l’énergie soit un bien public, dont l’utilisation par les uns ne se fasse pas au détriment des autres. Il n’en est rien. Elle risque, au contraire, de devenir le bien le plus rare. Va-t-on se battre pour une question d’énergie ?
Peu de pays, mis à part peut-être les grands producteurs de pétrole, peuvent vivre en autarcie énergétique. Leurs stratégies s’intègrent dans un jeu mondial. Les orientations de choix semblent se faire à partir d’hypothèses qui nécessitent de considérables investissements : une croissance économique adossée à l’augmentation de la consommation d’énergie, une amélioration des rendements de la transformation de celle-ci pour freiner la croissance de la demande. Dans ce contexte, les États risquent d’être pris dans des rapports de concurrence potentiellement dangereux.
Les États sont sollicités fortement. D’abord comme investisseurs. Les infrastructures supposent une mise de fonds qui relève en partie de décisions publiques et en partie de négociations internationales. Les difficultés d’approvisionnement de l’Italie ou de l’Espagne en électricité seraient plus facilement levées si un accord permettait de construire les lignes haute tension qui font défaut. Mais les États interviennent aussi comme régulateurs, surtout sur le marché de l’électricité. Dans leurs compétences régaliennes, ils ont la mission d’assurer la sécurité des approvisionnements, de l’acheminement et du stockage, pour faire face aux aléas qui résulteraient de catastrophes naturelles ou de conflits armés. Mais, dans certains cas, même les plus puissants ne peuvent y parvenir sans le secours des autres.
Les États n’ont pas les mêmes intérêts, ils sont inégaux face à la nature et tributaires de choix industriels déjà posés. Même les compagnies transnationales sont domiciliées dans un pays porté à défendre leurs intérêts. Enfin, le retour de l’option militaire dans les choix stratégiques, qui s’est fait à l’initiative d’un acteur dominant, renforce les inégalités et les tensions sur la scène internationale. Tout explique que l’implication des États se renforce, les poussant à entrer en conflit. Jusqu’où la Russie pourra-t-elle utiliser l’arme du gaz ? Jusqu’où la Chine pourra-t-elle maîtriser seule la chaîne de ses approvisionnements pétroliers ? Et jusqu’où les Etats-Unis s’impliqueront-ils en Iran ? Plus les choix politiques sont subordonnés aux choix économiques, plus paraît lointaine la possibilité d’un questionnement face aux intérêts « vitaux » d’un pays. Prédomine alors la logique de la subsistance, justifiant les dominations. Comment retrouver la distance ?
Un conflit militaire autour de l’énergie pourrait-il partir d’Iran ? Infiltré en Irak, indirectement soutenu par la Chine, il interrogerait la position de l’Inde et du Japon et se déclinerait dans les pays arabes ? Ce conflit obligerait les Etats-Unis à s’impliquer davantage, mais aussi à chercher des coalitions ad hoc. Ou bien ne faut-il pas envisager d’autres modes de vie, limitant les transports individuels, favorisant les économies, luttant contre le gaspillage dans la construction et promouvant l’usage du « recyclable » ? Valorisant davantage « l’habiter », le lieu ou l’on réside et l’on travaille, que la mobilité et le déplacement… Pourquoi pas ?
Il s’agit là de jeux de l’imagination. Peut-être invitent-ils à explorer tous les possibles dans un domaine où les injustices s’aggravent et où les conflits peuvent devenir plus meurtriers. Il est clair, en tout cas, que le problème de l’énergie ne se résoudra pas sans une interrogation politique, qui porte sur les conditions du vivre ensemble.
Pierre Martinot-Lagarde