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Avant de répondre à la question de savoir si les choix énergétiques influent sur les choix politiques, on pourrait se poser la question inverse. Les choix énergétiques qu’effectue un pays sont-ils influencés par des choix politiques préalables ? Une réponse affirmative s’impose. Le degré de démocratie d’un pays, et le soin qu’il prend à consulter ou non sa population, influe sur les grands choix et en particulier le choix nucléaire. Les pays qui ont, soit – comme l’Allemagne – voté pour une majorité qui s’était exprimée pour la sortie du nucléaire, soit – comme l’Italie ou la Suède – procédé par voie référendaire, ont pris l’option d’abandonner le nucléaire. Le choix n’a jamais été donné ni aux Anglais ni aux Français. Notons que dans le dernier Eurobaromètre consacré à l’énergie, les Français étaient parmi les Européens les moins nombreux (8 %) à souhaiter que les investissements se fassent dans le domaine nucléaire (moyenne européenne de 12 %). De la même manière, les pays qui ont massivement investi dans le secteur des énergies renouvelables sont ceux-là mêmes dont le choix en faveur d’une politique très active dans le domaine de l’environnement avait été fait auparavant. Autrement dit, le choix énergétique correspond bien à une option politique préalable.
La réciproque est-elle exacte ? Les choix énergétiques influent-t-ils sur les choix politiques ultérieurs ? La réponse à cette question appelle une réflexion sur le plan interne comme sur le plan international.
Sur le plan interne, il est indiscutable que certains choix énergétiques ont un impact politique considérable. Deux exemples viendront illustrer le propos : celui du nucléaire et celui du choix entre le pétrole et les énergies renouvelables.
Le choix du nucléaire, qui présente un avantage au niveau des émissions de gaz à effet de serre, présente un inconvénient majeur : il est difficilement soluble dans la démocratie. Tout d’abord, et on rejoint le propos préliminaire, le nucléaire a toujours été imposé. En France, il n’a même pas fait l’objet d’un débat parlementaire puisque, jusqu’au projet de loi qui va être aujourd’hui en discussion, et hormis la question des déchets, aucune loi n’est jamais venue l’encadrer, ni, a fortiori, décider du nucléaire. Sur ce dernier point, la seule loi existante est celle du 13 juillet 2005 qui a décidé de la poursuite de ce programme dont certains ont dit qu’il avait été imposé au pouvoir politique. A fortiori, il n’a jamais été question de consulter les Français par voie référendaire, tant les pouvoirs publics craindraient une réponse négative. Comble de l’ironie, la très récente concertation publique ouverte à propos de la réalisation d’un EPR à Flamanville est intervenue alors que le parlement avait déjà voté le principe de sa réalisation. Bel exemple de démocratie participative !
Si le nucléaire ne se prête pas au choix démocratique, il s’accommode tout aussi mal du droit à l’information, pourtant reconnu de manière internationale, communautaire et constitutionnelle. La réapparition du secret défense, il y a deux ans, a fait sortir du champ de l’information du public des éléments qui pourtant concernaient directement son droit à l’information. Et l’actuel projet de loi sur la sécurité nucléaire, qui prétend créer une autorité indépendante, ne fait en réalité que légaliser la commission occulte dite PEON qui avait, au début des années 1970, convaincu Georges Pompidou de lancer le programme nucléaire. La haute autorité « indépendante » sera composée de personnes venues du monde du nucléaire, sans aucun pluralisme ni dans les disciplines (aucun médecin n’est prévu) ni dans la sensibilité au regard du nucléaire ; elle disposera du pouvoir de réglementer, de contrôler, de nommer les inspecteurs, de déterminer l’information communicable au public, de participer à la diplomatie française… Et ce sans aucun contre-pouvoir. Nous tournons le dos à la démocratie et ce texte traduit très clairement les raisons pour lesquelles le choix du nucléaire ne peut pas, dans l’esprit de nos gouvernants, accepter le fonctionnement démocratique. Il est vrai que cette forme de totalitarisme n’existe pas dans tous les pays qui ont fait le choix du nucléaire. Mais le risque radiologique inhérent à cette technique et les menaces terroristes rendent de plus en plus difficile l’application des règles de droit commun dans ce domaine.
Quant au choix entre hydrocarbures et investissements massifs dans les énergies renouvelables, il emporte avec lui des conséquences politiques considérables. Car les énergies renouvelables constituent le ferment d’une décentralisation massive : dès lors que les collectivités territoriales et les entreprises pourront fabriquer leur propre énergie, le levier politique que représente la distribution de l’énergie et sa fabrication centralisée se réduira d’autant. Il est probable qu’une partie de la réticence française à s’engager dans cette voie tient précisément à la tradition jacobine et centralisatrice défendue non seulement par la technostructure mais aussi par les syndicats. Par ailleurs, la crise énergétique sera d’autant plus grave que les pays auront, comme les États-Unis, fait le choix d’un pétrole bon marché et décidé d’un aménagement du territoire dans lequel les trajets en automobile sont la seule solution. Tant qu’une solution alternative n’aura pas été trouvée, l’extension indéfinie des banlieues risque de ruiner nombre de ceux qui auront choisi ou subi ce mode de vie.
Mais les choix énergétiques n’ont pas seulement des conséquences en termes de politique intérieure. Sans revenir sur les choix de politique internationale des États-Unis et les liens qu’ils peuvent avoir avec leur politique pétrolière, il faut simplement garder à l’esprit le fait qu’il en va de même de la plupart des États, à commencer par le nôtre. Il est impossible de comprendre la politique étrangère de la France depuis la fin de la deuxième guerre mondiale si on n’y intègre pas les considérations nucléaires et pétrolières. Ainsi, la politique irakienne et la politique iranienne de la France ne sont compréhensibles que pour autant que la dimension de la vente du nucléaire civil et l’ambiguïté française sur le nucléaire militaire sont prises en considération. Car les dimensions politiques et économiques sont étroitement mêlées dans la mesure où les chefs d’État ont pris l’habitude de devenir les ambassadeurs de leurs grandes industries et, s’agissant de la France, plus particulièrement du pétrole et de la vente des centrales nucléaires. Et le poids de ses intérêts est tel que la prudence la plus élémentaire est laissée de côté lorsque, comme si les précédents irakien et iranien ne suffisaient pas, on décide de vendre des centrales nucléaires à la Libye. Et on ne peut ensuite trop mal se comporter, même pour des raisons de haute politique, avec un client… Ainsi, les orientations diplomatiques sont bien davantage impactées par les choix énergétiques et industriels que l’inverse.
En définitive, les choix énergétiques, entendus non seulement comme des choix publics en faveur de telle ou telle énergie mais comme des choix politico-économiques en faveur de certaines filières, modèlent bien les choix politiques qu’ils soient intérieurs ou extérieurs.
Corinne Lepage
Par Jean-Yves le Déaut
Lorsque fut découvert un trou dans la couche d’ozone, pour la première fois de son histoire, le monde s’était trouvé en face d’un défi global, et la réaction collective fut rapide. L’effet de serre est malheureusement un problème d’une autre ampleur. Il concerne des compagnies pétrolières géantes, des États producteurs de pétrole et de gaz, des producteurs de charbon, des compagnies d’électricité, des centaines de millions de résidents chauffés au charbon, au gaz ou au fioul, et le milliard d’automobilistes. Le protocole de Kyoto aura été un grand pas en avant, malgré ses lacunes. La seule manière de résoudre l’équation difficile de l’offre énergétique dans le futur est de travailler sur tous ces fronts pour rendre « plus propre » l’énergie consommée, améliorer l’efficacité énergétique, réconcilier les défenseurs de l’électronucléaire et les champions des énergies renouvelables et aider les pays du Sud à accéder à ces nouvelles technologies énergétiques.
Les énergies renouvelables à elles seules ne peuvent se substituer aux autres sources d’énergie, mais elles apportent des solutions complémentaires et durables à la demande croissante de la consommation. Si les énergies renouvelables, notamment le solaire, sont aujourd’hui plus chères, c’est parce que certains verrous technologiques existent et constituent un frein à leur développement. Il faut donc mettre les bouchées doubles en matière de R & D dans les domaines du stockage de l’électricité, du transport et du stockage de la chaleur, de la production et du stockage de l’hydrogène, des réseaux électriques intelligents. Il faut aussi travailler sur les questions de valorisation de la biomasse, soit sous forme énergétique, soit sous forme chimique.
Les technologies nouvelles doivent diminuer l’impact des combustibles fossiles sur le climat. La capture et la séquestration du gaz carbonique, les technologies du charbon propre sont à explorer, tout en restant conscients que ces techniques ne résoudront pas seules tous les problèmes. Les progrès technologiques dans la fabrication, l’utilisation, le stockage ou la maîtrise de l’énergie, devraient nous permettre de parvenir à maintenir la croissance, faire face à la démographie galopante et favoriser le développement des pays pauvres, en progressant vers le développement durable.
L’Europe a donc l’obligation de changer de braquet dans le soutien à la politique de R & D dans les filières énergétiques classiques et renouvelables, pour garantir à son industrie un soutien efficace. Ces programmes devraient être prioritaires dans le 7e programme cadre de recherche et de développement technologique européen.
Réduire la consommation des moteurs, développer les biocarburants, accélérer les recherches sur l’hydrogène et mettre au point la pile à combustible, telles sont quelques-unes des solutions à explorer. De même, pour réduire les rejets de gaz à effet de serre du secteur résidentiel-tertiaire, il faut accélérer l’installation de chauffe-eau solaires, augmenter la performance énergétique des bâtiments, rénover nos logements ou en construire de nouveaux en utilisant les méthodes et les matériaux de l’architecture bioclimatique, développer la géothermie.
Mais il nous appartient aussi de relever un défi planétaire, celui de la croissance de la consommation d’énergie dans le monde émergent ou en développement, croissance qui doit être économe en émissions de gaz à effet de serre. Dans le monde, la consommation d’énergie est le domaine des inégalités les plus criantes : un Chinois ou un Indien consomme huit fois moins d’énergie qu’un Américain et quatre fois moins qu’un Français. Deux milliards et demi d’individus n’ont pas encore accès à l’électricité. Il est donc inévitable et souhaitable que la consommation d’énergie augmente rapidement dans le monde en développement, alors même qu’elle va continuer de le faire dans les pays industrialisés.
En réalité, l’avenir de notre climat dépend de notre capacité à transférer des technologies propres au monde en développement. Une priorité existe dans ce domaine : la production d’électricité, qui s’effectue le plus souvent avec des combustibles fossiles, en très large majorité le charbon.
Certaines solutions techniques sont déjà opérationnelles. Ainsi, les panneaux solaires et les éoliennes de faible puissance fournissent des solutions intéressantes pour l’électrification rurale. Le défi, c’est donc de financer, contre un remboursement partiel garantissant une meilleure efficacité, l’installation de ces équipements qui permettront d’équiper les villages du tiers monde en réfrigérateurs solaires pour les médicaments, en pompes solaires pour l’irrigation, en postes de radio et de télévision communautaires pour l’éducation et en petits moteurs pour les travaux courants.
Mais il faut aussi œuvrer en urgence pour les grandes agglomérations d’Afrique ou d’Asie, en favorisant la construction de centrales hydroélectriques, d’éoliennes de forte puissance dans les zones bien ventées, de centrales électriques thermiques modernes à charbon propre ou à gaz. En définitive, pour se sauver eux-mêmes, les pays riches doivent aider les autres. Si nous ne sommes pas capables de le comprendre, des centaines de milliers d’hectares seront détruits régulièrement par des incendies, des zones tempérées vont se désertifier, les glaciers continuer à fondre, le niveau des eaux remonter. À nous de convaincre et de proposer des solutions et des incitations. Il ne suffit pas de constater l’ampleur des dégâts, de déclarer que des nouvelles canicules sont prévisibles, il faut prendre ce problème à bras le corps, en faire la priorité des priorités de l’Union européenne. Il faut accélérer la prise de conscience afin de multiplier les solutions pratiques, soutenir sans réserve la recherche et le développement, favoriser les transports collectifs. Et faire que le développement durable ne soit pas un artifice de discours, mais une préoccupation constante et majeure.
Il faut enfin s’engager sur des programmes de coopération novateurs, efficaces et proches du terrain avec les pays du Sud. Habitant la même Terre, nous sommes liés par la solidarité environnementale à tous les pays du monde. Une révolution énergétique est inéluctable, car les réserves de la planète s’épuisent. N’y a-t-il pas finalement une opportunité historique à accélérer cette révolution, qui présente un double avantage ? Le premier d’organiser la transition et le redéploiement, avant que des tensions, des troubles et des guerres ne finissent par survenir entre des communautés privées progressivement de leurs approvisionnements traditionnels. Le deuxième d’avancer plus rapidement dans la lutte contre le changement climatique et de maintenir vivable notre planète.
Jean-Yves Le Déaut