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La Revue Projet, c'est...

Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : Energie, maîtrise et dépendances

L'Europe, acteur énergétique


Resumé Une grande puissance énergétique en devenir, qui n’a pas encore de véritable politique commune.

Projet - Dans le monde économique et stratégique de l’énergie, l’Europe est-elle un acteur qui compte ?

Christophe-Alexandre Paillard – Aujourd’hui, paradoxalement, l’Europe est à la fois un acteur important et elle n’est pas directement un acteur. Dans le domaine de l’énergie, elle est présente dans tous les secteurs : l’électricité, le gaz (la plupart des grandes entreprises sont européennes, à l’exception de Gazprom), le pétrole (trois européennes parmi les six premières). Les Européens disposent de toute la palette des technologies dans le domaine énergétique, y compris pour l’exploration et la production. Aujourd’hui, la plupart des pays producteurs dépendent des groupes parapétroliers ou paragaziers très majoritairement européens ou américains puisqu’ils n’ont pas toujours la technicité pour développer leurs ressources ; le Brésilien Petrobras étant une exception dans les pays émergents. On estime que 80 % des réserves mondiales de pétrole sont fermées à la concurrence internationale : elles appartiennent à des pays qui ont fermé leur « amont » à partir des années 60 (Arabie saoudite, Iran, Koweït) ; le précurseur dans ce domaine étant le Mexique qui l’a fermé en 1938. De plus en plus de pays producteurs le font : la Russie pour partie, demain peut-être le Venezuela et, en partie, la Bolivie. Les compagnies pétrolières internationales n’ont en réalité un accès direct qu’à 12 % des réserves mondiales.

Si elle a énormément d’atouts industriels, financiers et technologiques, l’Europe ne dispose que de très peu de ressources naturelles sur son sol : un peu d’uranium seulement (comme Jouac dans le Limousin, mine exploitée entre 1978 et 1987 et fermée depuis 2001). Les réserves de la mer du Nord en gaz et en pétrole vont probablement s’épuiser à l’horizon de 2020, même si l’espoir se reporte sur les eaux norvégiennes de la mer de Barents. D’anciens producteurs, comme la Roumanie, sont devenus quasiment marginaux dans ces secteurs. De même, la plupart des gisements européens de charbon ont été fermés dans les années 70 à 90 par manque de rentabilité. Mais si le coût de l’énergie augmente, de nombreuses mines pourraient rouvrir, à l’exemple de la mine de Rodez fermée en 1956 et exploitée depuis décembre 2005 par la « société des ressources minières du Massif central ». La dernière mine française, à la Houve en Lorraine, avait fermé en avril 2004. Pour l’hydroélectricité, tous les barrages qu’il était possible de construire en Europe l’ont été. Faire plus menacerait l’environnement. C’est le cas de la Loire. Les efforts sont donc à chercher du côté de la biomasse et des biocarburants, car l’éolien et le solaire n’offrent pour le moment que des solutions limitées.

L’Europe dépend donc fortement d’approvisionnements extérieurs. Cette dépendance va croître car les ressources naturelles diminuent et les besoins augmentent : elle dépend de pays producteurs extérieurs de pétrole ou de gaz (Russie, Iran, Arabie saoudite, Algérie, Libye), ou d’uranium (Niger, Australie, Afrique du Sud, Brésil et Canada).

L’Europe est pour ainsi dire une grande puissance énergétique en devenir. Mais elle n’a pas de véritable politique énergétique commune et ne fait pas front commun quand il y a un problème. Ce rôle est joué par l’Agence internationale de l’énergie : lors de la crise de l’ouragan Katrina, elle a débloqué les stocks pétroliers nécessaires au bon approvisionnement des marchés américains. Les Américains souhaitent pour leur part élaborer une stratégie de sécurité énergétique transatlantique. Ils ont convaincu certains pays, mais on risque de voir à nouveau émerger le clivage « vieille Europe/nouvelle Europe ». Les pays européens n’ont pas les mêmes stratégies d’approvisionnement ni la même vision de ce qui est ou n’est pas un risque énergétique. Ce thème sera d’ailleurs au menu des discussions de l’Otan au sommet de Riga en novembre 2006. Je ne pense pas que le Livre Vert apportera grand chose dans ce secteur du fait des dissensions entre Etats européens. Il faudrait une crise majeure pour que les Européens acceptent de s’engager dans une politique énergétique, mais ce n’est évidemment pas souhaitable.

Projet – Pour l’organisation du marché intérieur de l’électricité, y a-t-il plusieurs marchés segmentés ou est-on en face d’un processus d’unification ?

Christophe-Alexandre Paillard – Les deux sont en partie liés. L’Europe a eu deux axes dans le domaine énergétique depuis quinze ans : la création d’un réseau transeuropéen de l’énergie (pour l’essentiel gaz et électricité) et la libéralisation des marchés. Celle du gaz interviendra à l’été 2007. Qu’est-ce que l’Europe était censée faire d’autre, qu’elle n’a pas pu faire ? A propos du nucléaire (Euratom), la France a freiné pendant des années : elle souhaitait développer sa filière électronucléaire et n’avait pas intérêt à communautariser ce secteur.

Aujourd’hui, y a-t-il un lien entre les politiques européennes de réseau transeuropéen, de dérégulation des marchés et la question de la sécurité énergétique ? Oui, en théorie : en cas de problème d’approvisionnement, les réseaux transeuropéens des marchés dérégulés assurent l’approvisionnement des pays qui en auraient besoin. En réalité, cela ne fonctionne pas complètement car ces réseaux sont physiquement inachevés. Ajoutons que le marché n’est pas véritablement libéral. La péninsule ibérique et l’Italie représentent deux goulots d’étranglement majeurs. En janvier 2006, lorsqu’il y a eu des coupures de gaz russe et des accidents sur les gazoducs, l’Italie s’est retrouvée du jour au lendemain avec une limitation forte de ses approvisionnements en gaz et a dû puiser dans ses stocks. A cause de la barrière alpine, et parce qu’elle n’a pas diversifié ses sources d’approvisionnement énergétique, elle est assez mal reliée au reste de l’Europe.

Il en est de même pour l’Espagne et le Portugal. Je pense que les Français ont ici une part de responsabilité, pour des raisons importantes de protection de l’environnement. Tant que de nouvelles lignes à très haute tension ne passeront pas la barrière pyrénéenne, l’Espagne et le Portugal ne seront pas correctement approvisionnés par les autres Européens en cas de crise. Contrairement aux Italiens, les Espagnols ont réalisé des investissements importants. Pour leurs ressources hydroélectriques, ils sont aujourd’hui victimes du réchauffement climatique : les rivières n’ont plus le même débit qu’il y a 20 ou 30 ans. L’Espagne a aussi développé une filière électronucléaire dans les années 70. Elle s’est positionnée pour accueillir le réacteur expérimental Iter de fusion nucléaire, ce qui était un signe d’une volonté politique forte de s’installer sur ce créneau. C’est finalement le site français de Cadarache qui l’a emporté. Concernant le gaz et le pétrole, elle s’est dotée de plusieurs entreprises performantes mais de taille limitée (Repsol, Cepsa). Le manque de concentration conduit à une bataille boursière entre Endesa et Gas natural alors qu’un géant allemand, E.On, s’est invité dans la bataille boursière.

Espagnols et Italiens, conscients de leur fragilité dans leur approvisionnement énergétique, se sont saisis du patriotisme économique français pour dire « Et nous, et nous ! ». Si elle est mal gérée entre pays européens, l’affaire Edf/Gaz de France/Enel pourrait être un obstacle supplémentaire à la construction d’une politique européenne de l’énergie. Quand, sur le marché du gaz et de l’électricité, les opérateurs historiques traditionnels sont en position de force, il est difficile pour un tiers d’entrer sur un marché déjà contrôlé par un ancien monopole d’Etat ; on le voit en France avec Edf, et même en Allemagne, où il y a deux géants, E.On et RWE.

Projet – En ce qui concerne la recherche, y a-t-il une vision européenne commune aujourd’hui ? Vous avez mentionné la position française unilatérale sur la question du nucléaire. Mais il y a aussi les processus de raffinage et la prospection pour le pétrole, les énergies renouvelables… Qu’en est-il d’une synergie entre des capacités de recherche et développement, sachant qu’une part est aux mains d’entreprises privées concurrentes ?

Christophe-Alexandre Paillard – La recherche publique se situe aussi bien au niveau des Etats que de l’Union européenne dont les crédits ont reculé depuis quelques années. Aujourd’hui, les acteurs privés assurent l’essentiel de la recherche/développement en Europe, et aucune forme d’énergie n’échappe à cette règle. Il est difficile de coordonner les efforts de tous ces partenaires. Pour l’exploration pétrolière en Europe, par exemple, quatre géants se partagent la recherche : la France, le Royaume-Uni, l’Italie et la Norvège, seule non membre de l’Union européenne. Ils sont en concurrence directe à travers le monde sur la plupart des secteurs d’exploration, de production ou pour l’offre de services aux Etats producteurs. Toute une nébuleuse d’entreprises sont concurrentes. Pour le raffinage, les raffineries appartiennent en général à une grande entreprise, parfois à un consortium. Si les méthodes de raffinage augmentent le rendement, ce sera grâce aux capitaux des entreprises privées.

Que peut faire la recherche publique européenne dans cette affaire ? Elle concentre ses efforts très en amont, comme pour le réacteur Iter. C’est un processus d’industrialisation à échéance de 80/90 ans, si tout va bien. Ce n’est pas d’un intérêt immédiat pour nous tous. L’Europe a pris quelques initiatives en faveur des énergies renouvelables. Mais l’enveloppe financière qu’elle apporte est réduite et cela manque d’action concertée. Il faudra s’en remettre encore aux entreprises privées et à leur capacité à développer des marchés.

Projet – Ce sera le cas de la nouvelle génération du nucléaire ?

Christophe-Alexandre Paillard – Oui, elle est portée par quelques groupes privés, en particulier en France par Areva, en Allemagne par Siemens, en Angleterre par BNFL ou, aux Etats-Unis et au Japon, par l’ensemble récemment constitué par Toshiba et Westinghouse. Avec ces quatre- là, on a fait le tour de l’industrie nucléaire, même si la Russie a fait part de son souhait de revenir sur ce marché. La filière EPR est entre autre développée par Framatome, Siemens, Edf et les électriciens allemands, et la première centrale actuellement en construction est en Finlande. La prochaine devrait l’être à Flamanville dans la Manche.

La Chine sur le marché mondial

Projet – Le contexte mondial d’incertitude et de dépendance est-il porteur d’un effet de mobilisation pour l’Europe ? Ou les habitudes géostratégiques de chacun seront telles que la convergence est hors de vue ?

Christophe-Alexandre Paillard – Je commence par le Moyen-Orient, auquel tout le monde s’intéresse. Les Chinois, comme nous, parce que c’est là que se trouve l’essentiel des réserves de gaz et de pétrole. Il est logique, au moment où leur demande énergétique croît de manière importante, que les Chinois s’intéressent au Moyen-Orient. Mais c’est vrai pour toute l’Asie, l’Inde, la Malaisie, la Corée du Sud, le Japon, Taiwan, Singapour. Il ne faut pas perdre de vue cependant que le premier consommateur de pétrole et de gaz à l’horizon de 2025 restera encore les Etats-Unis : leur demande énergétique devrait croître de 50 % d’ici 20 ans. Aujourd’hui, les Etats-Unis représentent 26 % de la consommation énergétique mondiale, la Chine 11 % et l’Inde à peine 4 %, contre 17 % pour l’Union européenne. Gardons ces chiffres à l’esprit.

On a assisté dans les années 80 à une dérégulation du marché pétrolier mondial et à la création d’un certain nombre de marchés à terme à Londres et aux Etats-Unis, si bien qu’une cargaison de pétrole partant d’Iran ou du Venezuela est revendue de multiples fois avant d’arriver à un port quelconque et une cargaison qui part d’Arabie saoudite pourra être routée dix fois avant d’arriver à New York ou à Fos. Les menaces du président Chavez – « Je vais couper le pétrole aux Etats-Unis » –, ne seront pas mises à exécution tant que les Vénézuéliens ne disposent pas de bateaux permettant d’amener leur cargaison là où ils le veulent, ni de clients prêts à acheter. Il faut aussi prendre en compte les caractéristiques physiques de chaque pétrole et celui du Venezuela est plus lourd que, par exemple, le Brent de la mer du Nord. Les spécifications techniques de raffinage varient en fonction du type de pétrole qu’on utilise.

Le problème, avec la Chine, est plutôt qu’elle ne joue pas tout à fait avec les règles du marché. Elle a des compagnies d’Etat, Petrochina, Cnooc, et sa stratégie de captation des ressources correspond à celle que pouvaient avoir certains pays occidentaux dans les années 30 à 50 dans les pays producteurs. On lui reproche de chercher à utiliser à son seul profit la ressource disponible. Ceci dit, cette stratégie a des limites. D’abord, les compagnies chinoises n’ont pas le niveau de technicité des compagnies occidentales. Au Soudan, elles produisent deux tiers de moins en volume qu’une compagnie classique. Les pays qui font appel à elles sont souvent en marge du système international, ou bien c’est que les compagnies classiques ne veulent pas exploiter (au Pérou, par exemple) faute d’une rentabilité suffisante. On retrouve aussi les Chinois en Iran où, pour le moment, ils achètent seulement des cargaisons. Ils ont essayé de pénétrer en Angola et au Kazakhstan, mais leurs offres ne rencontrent pas forcément un grand succès. Les pays regardent d’abord leur intérêt financier et la bonne exploitation de leurs ressources.

Depuis une dizaine d’années, de nombreux stratèges du Pentagone disent que leur adversaire en 2030 sera la Chine. Les Chinois l’ont compris et ont intégré qu’ils étaient perçus comme une menace potentielle des Etats-Unis. Leur grande angoisse est de déboucher sur un affrontement avec les Américains ; d’où leur obsession de sécuriser leurs approvisionnements en ressources naturelles – cela ne concerne pas que l’énergie –, et de se doter d’un outil militaire leur permettant de projeter des forces dans des régions du monde où leurs intérêts vitaux seraient menacés, un peu sur le modèle américain. Mais il faut qu’ils en aient les moyens financiers et technologiques dans une perspective de long terme. C’est pourquoi les Chinois axent entre autres leurs efforts dans le domaine aéronautique, pour construire des avions de combat équivalents aux avions occidentaux, et ils espèrent un jour construire des porte-avions. Il est en effet vital pour la Chine de développer un outil naval et aéronautique moderne, mais ils ont encore beaucoup d’efforts à faire.

Projet – La Chine fait des progrès rapides dans l’exploitation pétrolière.

Christophe-Alexandre Paillard – Oui et non. La Chine croit que les réserves dont elle pourrait disposer sur son territoire sont en offshore. Elle a investi dans ce domaine et a fait quelques découvertes intéressantes dans le golfe de Bohai et au large de la rivière des Perles, au sud de Canton. Mais, comme les Russes, les Chinois ne maîtrisent pas toutes les technologies les plus pointues : le coût de développement est donc élevé. Cette fragilité explique que la Chine s’engage parfois dans des stratégies proches de celles de l’affrontement en Afrique et en Asie centrale.

Stocker du gaz ?

Projet – Si l’on revient à l’Europe, quelles propositions faire ? Vous disiez que le Livre Vert était décevant. On a parlé du marché, de l’approvisionnement, de la prospection, mais aussi d’une composante sécuritaire.

Christophe-Alexandre Paillard – Que peut faire l’Europe ? Cela dépend du type d’énergie. Dans le domaine pétrolier, elle ne peut pas faire grand-chose puisque la ressource n’est pas sur son territoire. En cas de crise politique majeure, elle pourrait intervenir dans des zones de production. Une telle décision, qui relève de la sécurité la plus dure, n’a aucune chance d’être retenue, sauf crise très grave, car les Etats nations la refuseront. Je n’imagine pas que les Allemands acceptent de gaîté de cœur d’aller sécuriser des zones dans le Golfe de Guinée pour assurer les approvisionnements pétroliers de l’Europe. Les seuls à disposer des outils nécessaires sont de toute façon les Britanniques ou les Français. Il y a une relative convergence de vue entre eux sur l’évolution du monde de l’énergie, mais les autres membres de l’Union voient cela de très loin ou proposent, comme la Pologne, de créer un « Otan de l’énergie », même si personne ne sait véritablement ce que recouvre ce terme.

Dans le domaine gazier, c’est plus concret. Nous dépendons de plus en plus du fournisseur russe. Certains ont émis l’idée de créer des stocks stratégiques gaziers. En 2002, Loyola de Palacio, Commissaire européen chargé de l’énergie, avait pour sa part souhaité créer des stocks stratégiques pétroliers. Mais il existe déjà des stocks de 90 jours de consommation en Europe qui fonctionnent bien et coûtent beaucoup moins cher que les réserves stratégiques américaines. En cas de crise, on pourrait normalement trouver des quantités complémentaires sur les marchés internationaux, certes à des coûts plus élevés. Ce serait bien sûr plus difficile en cas de crise majeure, comme la fermeture du détroit d’Ormuz.

Pour le gaz, en revanche, les infrastructures consistent pour l’essentiel dans des tuyaux, plus difficiles à construire et à gérer. Pour manipuler aisément le gaz et le transporter hors des gazoducs, il faut le liquéfier et le mettre sur des méthaniers ; or ceux-ci coûtent plus cher que les tankers. La Russie a un client privilégié, l’Union européenne. En avoir d’autres signifierait qu’elle a développé des gazoducs vers des ports (Mourmansk) et qu’elle a acheté des flottes de méthaniers pour le transport. On en est encore très loin.

Si la Russie fait du chantage avec l’arme du gaz, certains pays européens n’ont pas les moyens de tenir plus de quelques jours. En janvier, outre l’Italie, la Slovaquie et la Pologne se sont retrouvées du jour au lendemain avec une baisse de 70 % de leurs approvisionnements. Pour parer à ce risque – car les Russes avaient là un moyen de pression sur l’Europe –, l’idée pourrait être de créer des stocks stratégiques gaziers permettant de tenir quelques semaines. Le chantage russe serait alors plus limité car les revenus de la Banque centrale à Moscou baisseraient sévèrement et la population aurait du mal à l’accepter. De nombreux problèmes se posent cependant : qi paiera ? Le coût de tels stocks est estimé à 40 milliards d’euros. Techniquement, il faut déterminer des endroits de stockage, si possible en les dispersant en Europe (péninsule ibérique, Italie, Scandinavie) pour permettre un approvisionnement rapide des pays qui en auraient besoin. A-t-on les capacités géologiques de le faire ? Qui protégerait les sites ? Combien seraient nécessaires ? Quelle durée retenir pour les capacités d’approvisionnement ? Beaucoup de questions, peu de réponses et toujours l’hypothèque russe.

Il est un autre problème dont les Etats évitent de parler pour le moment à l’échelon de l’Union, celui de la sécurité d’accès à l’Europe, face au risque terroriste. Des Etats, comme la France, ont pris des dispositions pour protéger leurs sites portuaires, mais la fragilité est réelle : ce n’est pas lorsque le problème surgit dans un port qu’il faut réagir, mais en amont. Une idée pourrait être de créer des garde-côtes européens chargés de surveiller l’arrivée des tankers et des méthaniers, qui sont parfois capables de détruire des infrastructures. Mais produire des marées noires est d’un « meilleur rapport ». Les conséquences des naufrages de l’Erika ou du Prestige sur les côtes françaises et espagnoles le prouvent : provoquer une marée noire a un impact psychologique fort et un coût financier très lourd.

Mais pour mettre à exécution un tel projet, il faut bien sûr des moyens importants. En cas de sanction vis-à-vis de l’Iran, les Iraniens pourraient ne pas rester passifs. L’un des instruments privilégiés de la diplomatie iranienne depuis 1979 a été l’instrumentalisation du terrorisme international. Ce fut vrai au Liban et dans les territoires occupés palestiniens, mais aussi en Europe (rappelons-nous cette problématique dans la campagne présidentielle française de 1988). Le problème existe. La difficulté est que le renseignement ne se partage pas. Même pour le plus europhile des européens, le renseignement se fait au mieux en bilatéral ou en trilatéral. Or avoir des garde-côtes européens suppose un appareil de renseignements pour le contrôle des navires ou autre, sans même parler du coût financier d’un tel corps. On aura donc beaucoup de mal à voir émerger ce concept de sécurité maritime commune pour la défense des abords de l’Europe.

Une autre idée est d’essayer de terminer les réseaux transeuropéens, de faire sauter les verrous des Pyrénées et des Alpes, pour que l’Europe soit un marché unifié. La France est à la fois le cœur géographique et le cœur du dispositif ; cela promet des débats difficiles avec les associations de protection de l’environnement. Cela vaut pour aussi pour l’Autriche qui cherche à éviter toute construction de lignes en direction de l’Italie. Elle est hostile au nucléaire et ne veut pas que des réseaux passent chez elle. On ne peut utiliser la Suisse, qui est hors de l’Union. La France pourrait donc se retrouver sur ce dossier au premier rang.

Il en est de même avec le nucléaire. L’Europe a besoin d’une stratégie de communication. Si c’est une piste importante pour diversifier nos sources énergétiques, la France ne pourra pas véritablement défendre le dossier européen car certains l’accuseront de ne soutenir que les intérêts d’Areva et Edf, alors qu’il y a beaucoup plus que cela. Il faut que l’Europe puisse se saisir du problème. Mais, aujourd’hui, les Etats hostiles au nucléaire sont plus nombreux que ceux qui y sont favorables. Certains, la Finlande, la Pologne, les Etats baltes ou la Slovaquie, pourraient porter le dossier. Mais la Commission européenne doit aussi s’impliquer et accepter de revoir sa position aujourd’hui floue sur la question du nucléaire, y compris dans le livre vert paru le 8 mars 2006. Cela me paraît urgent.

Une régulation mondiale ?

Projet – Vous disiez ne pas croire à la notion de régulation internationale.

Christophe-Alexandre Paillard – Il faut oublier l’idée de régulation au sens d’un dialogue équilibré entre producteurs et consommateurs. On est en effet largement dans un jeu de puissances. Je ne crois pas à une forme de coopération au niveau mondial et je ne vois pas sur quoi elle reposerait. Je ne vois pas les pays de l’Opep s’engager dans ce genre de processus, la Russie encore moins. Actuellement, la fermeture de l’amont de nombreux pays producteurs, les politiques très nationalistes de certains, et les politiques assez agressives de certains consommateurs (Etats-Unis, Chine) soulignent une absence totale d’intérêts convergents. Cela relève de l’utopie.

Projet – Quel est le poids de puissances économiques comme les compagnies pétrolières qui échappent d’une certaine manière au jeu national ? 40 % de Total est possédé par des fonds d’investissement américains. Est-ce un acteur national français, ou a-t-il un jeu indépendant ?

Christophe-Alexandre Paillard – Total a un jeu indépendant mais il peut aussi être un porte-drapeau des intérêts français. C’est de toute façon vrai de toutes les compagnies pétrolières. Une compagnie privée peut être amenée à défendre les intérêts de l’Etat d’où elle vient. Une multinationale, quand ses intérêts sont directement menacés, se retourne toujours vers son Etat d’origine, ne serait-ce que pour trouver des appuis politiques ou du renseignement. Il suffit de se regarder aux Etats-Unis : l’administration Bush a poussé Chevron Texaco à racheter Unocal pour éviter que cette compagnie ne devienne chinoise. Autre exemple, quand on pensait que les Américains réussiraient à reconstruire l’Irak, Total était parmi les entreprises a priori évincées par les Américains. Chez BP, nombre de cadres dirigeants viennent de l’administration britannique ; BP sert aussi des intérêts britanniques. La réalité des marchés énergétiques mondiaux, ce sont d’abord les Etats nations et ensuite des compagnies privées qui ont certes leurs stratégies mais qui, en cas de crise géopolitique, se retournent vers leurs Etats d’origine.

Projet – Quel est le rôle de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ?

Christophe-Alexandre Paillard – L’AIE a été créée en 1974. C’est un organisme inter-gouvernemental qui relève de l’Ocde. Elle a la charge de la sécurité d’approvisionnement pétrolier de ses 26 membres. Il y a convergence d’intérêts entre Européens, Japonais, Australiens et Américains sur ce thème. Dans un marché où apparaissent des tensions sur les coûts, où l’amont se ferme dans de nombreux pays et où il y a de nouveaux entrants comme la Chine et l’Inde, elle trouve là un rôle de protection des intérêt de ses membres en cas de crise et une légitimité encore plus forte.

Pour le gaz, par contre, les intérêts européens divergent en partie de ceux des Américains. Le jour où ces derniers s’approvisionneront en gaz russe avec des flottes de méthaniers, nous aurons beaucoup moins de moyens de pression sur les Russes. Notre intérêt est que les Américains s’approvisionnent en Russie, sans léser notre marge de manœuvre à l’égard de ce pays. Mais les Américains iront là où il y a du gaz et ils ne se préoccuperont pas forcément de nos intérêts.

Projet – Il n’y a donc aucune raison pour qu’une Agence européenne de l’énergie se mette en place à côté de l’Agence internationale ?

Christophe-Alexandre Paillard – Elle ferait peut-être double emploi. Quels seraient ses objectifs ? Pour quelle forme d’énergie ? Selon quelles règles de fonctionnement ? Tout dépendra de ses missions. Elle n’aura probablement qu’un rôle limité, sur le modèle de l’Agence européenne de défense. Ce n’est pas invraisemblable, mais elle dépendra de la volonté des Etats nations de garder la main sur un secteur éminemment stratégique aux plans financier, technologique et militaire. D’une certaine manière, sans énergie, il n’y a pas d’économie ; l’inverse est tout aussi vrai d’ailleurs. L’énergie est et restera un secteur stratégique par excellence.


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