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Grâce aux résultats scientifiques accumulés par le groupe d’experts intergouvernemental sur le changement climatique (Giec), le monde a pris conscience des menaces de perturbations climatiques que font perser les rejets de gaz à effet de serre liés à son mode actuel de développement. A la suite de la Convention-cadre des Nations unies de 1992 sur les changements climatiques, le protocole de Kyoto de 1997 contient l’engagement des pays industrialisés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 5 % par rapport au niveau de 1990 entre 2008 et 2012. Pour l’Union européenne, l’engagement de réduction est de 8 %. Le Protocole est aujourd’hui en vigueur pour tous les pays signataires, hormis les Etats-Unis et l’Australie qui ont refusé de le ratifier.
Au-delà des objectifs de court terme définis par le Protocole de Kyoto, la lutte contre le changement climatique doit inclure une réduction durable des émissions de gaz carbonique issues de l’usage des énergies fossiles. Le marché mis en œuvre depuis 2005 par l’Union européenne constitue l’un des instruments appropriés nécessaires à la poursuite d’une telle politique.
Sa mise en œuvre suppose néanmoins que les objectifs assignés aux secteurs économiques concernés soient adaptés à la cible environnementale visée. Elle suppose aussi une perception réaliste des technologies de réduction des émissions : à très court terme (changements d’exploitation d’équipements industriels existants), à moyen terme (possibilités d’investir dans les 10-15 ans à venir dans les meilleures technologies aujourd’hui disponibles sur le marché) et à long terme (résultats de recherche et développement dans des technologies actuellement non matures). L’efficacité du marché des permis exige enfin des règles du jeu claires, favorisant l’émergence de signaux de prix du CO2 capables d’orienter les acteurs vers les bonnes décisions.
Au regard de ces critères, le dispositif mis en place en Europe présente un bilan mitigé. A son actif, le fait que de nombreux acteurs énergéticiens, industriels et financiers apprennent à intégrer un prix du CO2 dans leurs activités quotidiennes et leurs décisions plus stratégiques. Mais l’instrument reste encore à convertir en un véritable outil d’orientation de choix d’investissement. Certaines règles actuelles laissées à la subsidiarité des États méritent en particulier des modifications.
Les rapports du Giec en présentent des preuves convaincantes : la majeure partie du réchauffement observé depuis cinquante ans est due aux activités humaines, et les émissions de CO2 en sont la première cause. L’augmentation de sa concentration depuis le début de l’ère industrielle explique en effet 60 % du « forçage radiatif » 1dû aux gaz à effet de serre, le reste étant attribué au méthane (20 %), aux gaz halocarbonés (14 %) et à l’oxyde nitreux (6 %).
Environ les trois quarts des émissions de CO2 dans l’atmosphère dues à l’homme, depuis vingt ans, proviennent de l’usage de combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz naturel. Le dernier quart est surtout imputable aux modifications de l’utilisation des sols, en particulier au déboisement. A un moindre degré, l’utilisation des énergies fossiles contribue aussi aux émissions de méthane par l’homme dans l’atmosphère. La maîtrise de l’usage des énergies fossiles constitue ainsi un enjeu majeur de politiques pour lutter contre le changement climatique.
Mais la question est complexe à double titre. Elle affecte, en effet, les activités économiques les plus diverses. Les usages largement diffus de l’électricité et du transport en sont l’illustration. Produite dans le monde aux deux tiers à partir du charbon, du pétrole et du gaz, l’électricité représente aujourd’hui environ 40% des émissions de CO2 liées à l’énergie. Le transport, principal utilisateur du pétrole, en représente environ 20%. Selon un scénario tendanciel de l’Agence internationale de l’énergie 2, électricité et transport compteraient pour les trois quarts de la croissance mondiale des émissions de CO2 d’ici 2030.
La complexité résulte également du caractère planétaire des émissions. Car la question concerne non seulement les pays industrialisés, mais de plus en plus les grands pays en développement. En 2002, les premiers contribuaient à un peu plus de la moitié des émissions mondiales du CO2 lié à l’énergie (16% pour l’Union européenne). La diminution de leur poids relatif (41% des émissions mondiales en 2030 selon le scénario évoqué) témoigne de la croissance des émissions associées au développement du Sud. Certes, il serait juste de chercher à réduire le déséquilibre des niveaux d’émission par habitant entre pays industrialisés et pays en développement. Mais des objectifs communs de réduction drastique par rapport au niveau existant 3 ne pourront être atteints sans impliquer à moyen terme des pays comme la Chine et l’Inde, dont le poids passerait en 30 ans de 18% à 25% des émissions mondiales selon l’AIE. Les politiques climatiques ne seront possibles qu’à condition d’être intégrées dans des stratégies plus larges de développement national et régional.
Pour viser des trajectoires d’émission acceptables, l’analyse des solutions technologiques existantes et de celles qui sont en phase de recherche et développement (pour des déploiements envisageables au-delà de 2030), offre de réelles perspectives de développement durable pour l’ensemble des pays, avec un contenu en carbone progressivement réduit : les équipements de maîtrise des consommations d’énergie, l’hydroélectricité, le nucléaire et l’éolien aujourd’hui ; la capture et séquestration du carbone demain ; le photovoltaïque après-demain en sont quelques exemples, sachant qu’aucun moyen n’est capable à lui seul de résoudre le problème. Les études énergétiques réalisées par les organismes nationaux et internationaux s’appuient sur la combinaison de ces diverses solutions à long terme. Ces études devraient susciter davantage de partages et de confrontations des hypothèses les plus critiques.
Plusieurs instruments peuvent servir une politique climatique efficace : des normes assignées à des types d’équipements (isolation thermique dans les nouveaux logements), des incitations fiscales (pour travaux de rénovation de bâtiments), l’étiquetage (sur les équipements électroménagers), la taxation (essence), des tarifs d’obligation d’achat (pour certaines énergies renouvelables), des subventions publiques à la recherche et développement… On les oppose parfois, mais leur utilisation à bon escient les rend au contraire complémentaires. Parmi ces instruments, l’intérêt d’un marché de permis négociables d’émissions est de garantir un engagement quantitatif de niveau global d’émissions, défini par les pouvoirs publics, en laissant aux acteurs du marché, à partir d’un mode initial d’allocations, le soin de réaliser une répartition finale au moindre coût économique. C’est, d’ailleurs, cette double propriété qui avait justifié l’adhésion à la fois des environnementalistes et des acteurs industriels aux Etats-Unis à la fin des années 80, pour mettre en place un marché des émissions de dioxyde de soufre pour les centrales électriques au charbon.
La Directive européenne, adoptée en 2003, établit un système d’attribution de permis d’émissions négociables de CO2 au sein de l’Union. Elle s’applique d’abord aux émissions de 2005-2007, puis par périodes successives de cinq ans, dont la seconde (2008-2012) correspond à l’engagement européen dans le cadre du Protocole de Kyoto. L’octroi des allocations initiales de permis est laissé à la subsidiarité de chaque État. Il doit être gratuit pour au moins 95 % des permis de première période, et 90 % des permis de seconde période. L’articulation avec les deux autres mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto, destinés notamment à favoriser des projets de réduction d’émissions dans les pays en développement, en particulier pour intégrer de futurs crédits d’émission acquis par les investissements des acteurs industriels à l’étranger, a fait l’objet d’une autre directive en 2004.
Pour assurer la faisabilité d’un tel système et en limiter les coûts de transaction, le mécanisme européen s’applique uniquement aux grandes installations des secteurs de l’énergie (le secteur électrique pour l’essentiel, mais aussi les raffineries de pétrole et les cokeries) et de l’industrie (métaux ferreux, industries minérale et papetière), soit au total près de la moitié des émissions de CO2 de l’Union européenne estimées à l’horizon 2010. Pour le moment, on a laissé de côté les usages stationnaires émetteurs de CO2, comme le chauffage au gaz ou au fuel, dont la substituabilité à l’électricité est pourtant importante.
A l’horizon des deux premières périodes de la Directive, les émissions de CO2 des activités industrielles offrent des possibilités de réduction limitées, grâce à des modifications assez simples des processus d’exploitation. Dans le secteur électrique, la substitution entre combustibles des installations offre quelques marges de manœuvre temporaires. Mais pour l’avenir, l’essentiel des gisements réside dans la construction de technologies émettant moins de CO2. Or les durées de construction, puis d’exploitation de ces équipements, entre 20 et 60 ans, dépassent largement l’horizon des deux premières périodes de la Directive. C’est dire que les décisions d’aujourd’hui seront valorisées sur la base de prix de l’électricité et du CO2 anticipés au-delà de 2015, 2020 voire 2030. Dès lors, les effets contre-productifs liés à une renégociation des règles du jeu (objectifs sur les volumes globaux d’émissions, allocation des droits…) tous les cinq ans peuvent être considérables, de même que les incohérences entre les choix des différents pays européens, au moment où se mettent en place des marchés de gros de l’électricité et du gaz à l’échelle européenne.
Par ailleurs, pour le secteur électrique comme pour le secteur industriel, des programmes de R & D peuvent être mis en œuvre pour préparer le très long terme. Les marchés des permis d’émissions, et les prix qui en résulteront, seront-ils d’un horizon suffisant pour motiver à eux seuls ces programmes ?
Depuis 2005, le prix du CO2 sur le marché européen varie entre 25 et 30 euros la tonne. Les différentiels de prix internationaux du charbon et du gaz naturel expliquent en partie ce prix 4. Son impact sur les prix de gros de l’électricité a frappé nombre d’acteurs. Les industries électro-intensives, en particulier, pour qui le prix de l’électricité représente une part importante de leurs coûts de production, sont exposées à des concurrents situés dans des pays où le coût implicite ou explicite du CO2 est nul ou faible.
On se trouve de fait devant un paradoxe : le prix observé est suffisamment élevé pour affecter de façon significative la compétitivité des industries électro-intensives, mais le signal de prix se limite à un horizon de court terme (du fait de l’absence de règle du jeu au-delà de 2007), et son effet incitatif est faible sur les décisions d’investissements en équipements de production d’électricité peu ou non émetteurs de CO2. Inversement, le choix, dans certains pays, de donner, gratuitement, des allocations initiales à de nouveaux projets de construction de centrales fortement émettrices de CO2 – qui seront exploitées sur plusieurs décennies –, obère les objectifs ambitieux de réduction des émissions à long terme. De même, en autorisant dans certains pays la renégociation périodique d’allocations initiales de permis, sur la base des émissions de la période antérieure, on incite les acteurs à émettre davantage aujourd’hui pour mieux négocier demain.
Deux modifications majeures seraient nécessaires pour corriger de tels biais. L’attribution des allocations initiales de permis doit être rendue indépendante de toute décision future des acteurs, pour que ceux-ci « internalisent » complètement le prix du CO2 dans leurs décisions. L’achat de nouveaux permis pour tout nouvel investissement dans une technologie émettrice serait une des solutions appropriées.
Par ailleurs, la définition du volume global d’émissions et des règles d’allocation devrait être étendue à un horizon beaucoup plus lointain. Il s’agit de donner aux acteurs la visibilité de marché nécessaire pour prendre des décisions de construction d’équipements de longue durée de vie. Compte tenu des technologies alternatives disponibles et de leurs coûts, cette meilleure visibilité inciterait à des investissements permettant d’infléchir durablement les émissions, d’en réduire le coût économique, et incidemment le prix futur du CO2. La question de la compétitivité des industries européennes serait ainsi moins sensible pour quelques années… le temps d’associer aux engagements climatiques d’autres grands pays émetteurs tels que les Etats-Unis et la Chine et de mettre sur pied d’égalité les industries électro-intensives de l’Europe et de ces pays.
Ces deux propositions ont été jusqu’à présent appliquées avec succès sur le marché américain du SO2 depuis le début des années 90, avec des règles d’allocations définies à 30 ans. Leur examen pourrait trouver une motivation nouvelle à l’occasion des discussions que le nouveau Livre vert de l’Union européenne « sur une stratégie européenne pour l’énergie durable, concurrentielle et sûre » doit susciter dans les mois à venir. Celui-ci inclut la question d’une politique souhaitable d’émissions de CO2 du secteur énergétique pour les prochaines décennies, donc bien au-delà de l’échéance 20008-2012 du Protocole de Kyoto.
Jean-Michel Trochet
1 / Le forçage radiatif, exprimé en watts par mètre carré, mesure l’influence d’un facteur sur la modification de l’équilibre entre énergies entrante et sortante dans le système sol-atmosphère. Il constitue un indicateur de l’importance du facteur en question comme mécanisme potentiel des changements climatiques. (source : GIEC, 2001, cf. wwww. ipcc. ch/ languageportal/ frenchportal. htm).
2 / Voir AIE, 2004, World Energy Outlook.
3 / Un niveau des émissions anthropiques de CO2 au-delà de 50 ans, limité à la moitié du niveau constaté en 1990, constitue un bon ordre de grandeur des objectifs cibles proposés par le Giec.
4 / L’utilisation accrue d’une centrale existante aux gaz au détriment d’une centrale au charbon permet d’émettre deux fois moins de CO2 pour le même volume de kWh produit. Le prix hors CO2 du combustible gaz étant plus élevé que celui du charbon, il faut que le prix du CO2 pénalise suffisamment le charbon pour rendre le gaz plus attractif. Dans le contexte mondial où le prix du gaz est élevé (du fait en partie de son indexation sur celui du pétrole), le niveau de prix du CO2 qui assure cette attractivité doit être également élevé.