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Renforcer notre capacité de délibération collective


La réforme des retraites est passée, mais la crise du printemps laisse un sentiment de malaise et augure mal de notre capacité collective (et pas seulement de la capacité de ce gouvernement) à mener à bien des réformes sociales pourtant reconnues par tous comme nécessaires. La fréquence des spasmes et psychodrames qui perturbent la vie du pays pose question sur l’état de notre démocratie : pourquoi ne sommes-nous pas capables de traiter les problèmes de solidarité sociale dans le cadre d’un fonctionnement normal des institutions ? A priori, il y a de quoi s’étonner. Les rapports d’études sur l’avenir des retraites ont été nombreux (rapport Charpin, rapports du Conseil d’orientation des retraites). Un large consensus aurait dû s’établir autour de quelques constats de base : ampleur prévisible des déséquilibres financiers (compte tenu d’une marge d’incertitude inévitable sur les prévisions économiques et démographiques), nécessité d’un allongement général de la durée de cotisation et d’une harmonisation de cette durée entre les secteurs publics et privés. Bien entendu, à partir de ces principes de base, un grand nombre de points restaient discutables et pouvaient donner lieu à de vraies négociations. La manière dont les choses se sont passées conduit à s’interroger sur les conditions institutionnelles du débat social dans notre pays. Avant de revenir sur ce point, il n’est toutefois pas inutile de prendre position sur quelques points clefs du débat.

Le plan de financement

Trancher ce point commande toute prise de position sur le projet gouvernemental. Si l’on partage l’idée qu’il ne serait pas raisonnable d’augmenter d’emblée les prélèvements pour sauver le système, l’allongement des durées de cotisation s’impose et l’on ne peut guère s’éloigner de l’économie générale du projet en discussion. Sans refaire ici les démonstrations convaincantes d’économistes compétents comme Thomas Piketty ( Le Monde, 11 juin 2003), Elie Cohen, Jean-Paul Fitoussi et Jean Pisani-Ferry ( Libération, 12 juin), rappelons quelques arguments clefs : d’abord, tout prélèvement finit toujours par être payé intégralement par les ménages – parce que, dans une économie de marché mondialisée, la rémunération du capital est une donnée quasi exogène. Ensuite, l’augmentation de l’impôt sur le revenu des ménages les plus riches n’est pas à la hauteur du problème. Il n’existe pas de « trésor caché » permettant d’échapper à un choix douloureux de redistribution intergénérationnelle. Pratiquement, l’ensemble des salariés devra être mis à contribution.

Pourquoi ne pas augmenter dès à présent la CSG, comme le proposent certains experts socialistes ? Parce que sans allongement de la durée des cotisations, il serait nécessaire d’augmenter les prélèvements obligatoires de deux points de PIB d’ici 2020 et de quatre points d’ici 2040 uniquement pour financer les retraites. Ce serait à la rigueur envisageable si d’autres menaces ne pesaient pas sur l’équilibre des comptes publics ; mais, on le sait, d’autres clignotants sont au rouge (budget de l’État, Assurance maladie). D’ailleurs, malgré l’allongement de la durée de cotisation, le plan gouvernemental suppose un complément de financement sous forme d’augmentation de la CSG. L’effet de l’allongement de la durée de cotisation couvre à peine 35% du déficit à l’horizon 2020 et, si les prévisions d’emploi sur lesquelles repose son financement prévisionnel s’avèrent trop optimistes, il faudra trouver de nouvelles recettes dès avant 2008. On peut critiquer le gouvernement pour avoir présenté un plan de financement incomplet et trop optimiste, mais on ne peut lui reprocher en même temps d’allonger la durée de cotisation. L’incertitude des prévisions fournit une raison supplémentaire d’être prudent et de ne pas utiliser dès à présent l’arme de la CSG.

À quel âge prend-on sa retraite en Europe ?

D’après les données fournies par le Conseil d’orientation des retraites, les taux d’activité des salariés français d’âge mûr sont inférieurs à ceux constatés dans les principaux pays comparables (le taux d’activité des 55-64 ans est de 37,2 % et l’âge moyen de cessation d’activité est de 58,7 ans. A titre d’exemple, les chiffres comparables pour la Grande-Bretagne sont 50 % et 63,2 ans). Cette situation n’est vraisemblablement pas sans incidence sur la position économique relative de notre pays. Justifier cette situation par le chômage des jeunes n’est pas pertinent : il n’y a pas de relation directe entre les deux phénomènes compte tenu de la segmentation du marché du travail.

L’ensemble des acteurs étant depuis longtemps parfaitement informé de ces données, la négociation sur le projet gouvernemental était possible et devait aboutir. Le gouvernement a-t-il refusé de négocier ? Ceux qui le prétendent font preuve d’un étonnant mépris pour la Cfdt qui a joué dans une totale clarté son rôle de syndicat ouvrier en obtenant des améliorations pour les salariés modestes. En réalité, tout porte à croire que Bernard Thibaud n’était pas en mesure de faire accepter un compromis réaliste à la majorité des militants Cgt. Les mots d’ordre mettant en avant un refus pur et simple de toute augmentation des durées de cotisation ainsi que la combativité des salariés de la Ratp et de la Sncf, pourtant non directement concernés par la réforme, suggèrent d’ailleurs qu’une négociation plus longue n’aurait pas permis d’éviter le conflit. Si blocage il y a eu, il faut en chercher l’origine dans la division et les problèmes internes du syndicalisme français. C’est d’autant plus regrettable que certaines dispositions particulièrement critiquables du texte gouvernemental (je pense notamment au passage des 10 aux 25 meilleures années pour le calcul de la pension, qui désavantage les carrières courtes, et donc en particulier les femmes) auraient sans doute pu être remises en cause dans une négociation prolongée avec l’ensemble des syndicats.

En tout état de cause, le chantier n’est pas clos. À supposer même que le plan gouvernemental soit financé, il faudra bien l’intégrer dans une perspective crédible d’évolution du travail. Le recul programmé de l’âge de la retraite rend encore plus aigus les problèmes de l’emploi et de la qualité du travail après 55 ans. La liste est longue des sujets à traiter : lutte contre la précarité, formation, allégement des horaires, conditions de travail…. Ils exigent une approche différenciée par branches et par métiers. Les entreprises sont en première ligne et le silence pesant du Medef sur toutes ces questions n’est pas à porter à son crédit. Le projet de loi gouvernemental ne ferme pas la porte à de nouvelles négociations sur ce sujet, et l’on pourrait trouver là un bon terrain pour relancer le dialogue social. On se doit toutefois d’observer que les salariés du public qui ont constitué les gros bataillons de grévistes et de manifestants ne sont pas concernés par le problème de la précarité et n’ont pas les conditions de travail les plus pénibles.

Le gouvernement a gagné une bataille, mais le coût politique en est élevé et l’impression demeure qu’il n’a pas su convaincre. Le Premier ministre n’a pas ménagé ses efforts de communication, mais, au vu du résultat, on est en droit de se demander si sa méthode était la bonne. Deux critiques peuvent lui être faites. La première est d’avoir maintenu l’ambiguïté sur la portée des discussions avec les syndicats : concertation ou véritable négociation ? Sa seconde erreur est d’avoir inutilement « chargé la barque » au lieu de se concentrer sur le dossier des retraites. La fronde des enseignants s’explique pour partie par une accumulation de mesures mal comprises ou inopportunes, parmi lesquelles le « chiffon rouge » de la décentralisation des personnels non enseignants. Quoi que l’on pense de la décentralisation, ce n’est nullement une priorité. Enfin, en toile de fond, l’annonce de baisses d’impôts rend difficilement audible un discours appelant à des sacrifices partagés. Ces erreurs suffisent-elles à expliquer la crise ? En réalité, celle-ci constitue d’abord une nouvelle illustration des carences françaises en matière de négociation collective et de débat public. Les réformistes de droite et de gauche devraient y réfléchir toutes affaires cessantes. La première réforme à entreprendre est celle du débat démocratique : il faut que les partis affichent leurs véritables intentions à l’occasion des campagnes électorales afin que celles-ci permettent aux électeurs de choisir en toute connaissance de cause entre des projets alternatifs. De ce point de vue, la démagogie du Parti socialiste – dénonçant des mesures qu’il aurait été obligé de prendre s’il avait été au pouvoir –, ne sert pas la démocratie. Mal placé pour donner des leçons de réforme après cinq années d’immobilisme gouvernemental (si l’on excepte la création du Comité d’orientation sur les retraites, dont il n’a pas su tirer parti pour faire de la pédagogie à l’intention des salariés) et plombé par ses divisions internes, le PS a délibérément opté pour une stratégie d’opposition politicienne, oubliant ses responsabilités de parti de gouvernement. L’appel à la « synthèse avec la rue » n’est pas acceptable : on ne peut à la fois se lamenter de la montée de l’abstention, des progrès du vote extrême et du discrédit de la démocratie parlementaire, et contribuer soi-même à accréditer l’idée que la pression de la rue pourrait prévaloir sur la légitimité issue des élections.

Prendre au sérieux la démocratie représentative est un préalable absolu, mais qui risque toutefois d’être insuffisant. L’exercice de la démocratie ne se limitant pas au vote, toute réforme importante devrait être précédée d’un large débat social. L’état des forces syndicales, certes, ne facilite pas les choses, mais rien n’oblige un gouvernement à s’en tenir à un face à face avec les organisations de salariés. D’autres modalités de concertation sociale pourraient être expérimentées, du type des « grandes commissions » chargées d’instruire les réformes sociales complexes dans certains pays. En se donnant le temps et les moyens de prendre en compte et de faire dialoguer l’ensemble des points de vue, on a plus de chance de parvenir à un consensus, ou du moins d’élaborer des solutions compréhensibles et donc acceptables par tous. Rappelons à ce propos qu’il existe en France une Commission nationale du débat public créée en 1995 par la loi Barnier « chargée de veiller au respect de la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national, dès lors qu’ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire ». Pourquoi ne pas s’inspirer de ce précédent ? Le gouvernement et le Parlement sont légitimes pour prendre des décisions mais on ne réformera pas la société française sans développer sa capacité à débattre, négocier et faire des choix collectifs dans la clarté. Il est temps que les intellectuels et experts réformateurs prennent davantage au sérieux les questions posées par le fonctionnement concret des institutions démocratiques.


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