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Démocratie sociale et légitimité des partenaires sociaux


Entre l’État et les partenaires sociaux français, le partage des tâches avait été fixé en 1936 grâce au droit des conventions collectives 1. La loi fixait des règles générales minimales, et dans le respect de l’ordre public social les partenaires sociaux construisaient au-dessus une « maison conventionnelle » à trois étages (accord interprofessionnel, de branche, d’entreprise). Ce système hiérarchisé ne s’intéressait donc guère à la représentativité réelle des signataires : un syndicat, même minoritaire, représentait tout le personnel. Il a fonctionné à la satisfaction générale entre 1950 et 1982 : dans une répartition des rôles bien rôdée, les uns ne signaient pas (Cgt et Cfdt) car d’autres signeraient (Fo, Cftc et Cgc). Le partage quantitatif des fruits de la croissance facilitait l’opération.

L’année 1982 constitue une rupture, avec la création d’un explosif mélange : l’obligation annuelle de négocier dans les entreprises, mais aussi l’ordre public dérogatoire conférant un rôle radicalement nouveau aux partenaires sociaux, pouvant construire des accords dérogeant aux règles légales.

Depuis, c’est un autre droit, celui de la négociation qui a crû et embelli, passant du sens unique (la reconnaissance « d’avantages » pour les salariés) au double sens (“contreparties” : donnant-donnant).

Progression de la “subsidiarité sociale”

Calqué sur la subsidiarité politique, il existe en droit communautaire un principe de subsidiarité sociale. Le projet de loi Fillon de novembre 2003 le reprend sous la forme d’un « engagement solennel du gouvernement de privilégier le renvoi à la négociation avant toute procédure législative ». Paradoxe : c’est en pleine crise des confédérations syndicales, affaiblies sur le plan idéologique comme des effectifs, où chaque fédération est de plus en plus indépendante, où chaque section souvent limitée aux délégués finit par avoir sa propre vision de la ligne confédérale, où le nébuleux « mouvement social » attire les jeunes générations, qu’un tel pouvoir est reconnu aux partenaires sociaux. Mais il correspond à la culture d’une majorité de pays européens, où la légitimité des partenaires sociaux dans la création des normes sociales va de soi.

Cette subsidiarité sociale a été consacrée le 17 juin 1998 par un arrêt du Tribunal de Première Instance de l’Union : en l’absence « de participation du Parlement européen, le respect du principe de démocratie requiert que la participation des peuples soit assurée de manière alternative, en l’occurrence par l’intermédiaire des partenaires sociaux ». Représentants élus au suffrage universel et représentants du monde salarié semblent ainsi mis sur un pied d’égalité, ce qui ne manque pas d’étonner le juriste français. Mais le Tribunal a également abordé une question d’une grande actualité en France comme en Europe : la représentativité réelle des signataires, voire l’exigence d’un accord majoritaire s’agissant « de conférer une assise communautaire de nature législative à un accord conclu entre partenaires sociaux ».

Démocratie sociale et intérêt général

Sans doute la complexité du social oblige-t-elle la puissance publique à ne plus intervenir toujours et partout, mais à se poser in fine en arbitre. Et il existe à l’évidence de nombreux domaines où la négociation normative est souhaitable (mieux vaut rechercher une égalité collective pour dépasser l’inégalité individuelle du contrat), et légitime. Mais d’autres bousculent directement la société toute entière. Les partenaires sociaux ont-ils la légitimité suffisante pour décider seuls ?

Ainsi avec la multiplication des accords 35 heures, où en échange de la réduction du temps de travail, la flexibilité a largement remanié les rythmes laborieux, banalisant par exemple le travail le samedi ou les nocturnes. Particulièrement pour des chargés de famille, la durée du travail est moins importante que la prévisibilité des horaires. Qu’en sera t-il – avec demain le travail du dimanche ? – de la garde des enfants, du temps consacré à la vie de famille, religieuse ou sportive ? Bref de la vie individuelle et collective hors travail ? Ce débat de société relève t-il des seuls syndicats d’employeurs et de salariés ?

Le point de vue des partenaires sociaux, qui pour des raisons tactiques ou politiques ne souhaitent pas toujours prendre la responsabilité d’une signature impopulaire, est évidemment important. Mais il doit revenir à la représentation nationale d’effectuer l’arbitrage final, de prendre ses responsabilités, et non de se contenter de retranscrire pieusement l’accord signé.

Feu la présomption irréfragable de représentativité

La place centrale donnée aux partenaires sociaux dans la création des normes nationales et communautaires, alors que la négociation n’est plus à sens unique, exige un contrôle de leur représentativité réelle, le système français datant des années 1950 ayant montré ses limites.

Être représentatif, c’est au pire pouvoir défendre ses intérêts en parlant au nom d’une population donnée : reste à savoir si elle se sentira liée par un éventuel accord. Au mieux, rassembler autour de ses idées, avant négociation, un pourcentage raisonnable de personnes concernées.

Le principe, énoncé en 1966, que chacune des cinq grandes confédérations (bientôt six avec l’Unsa ?) est de façon irréfragable représentative de l’ensemble des salariés, est aujourd’hui contesté. A-t-il renforcé les syndicats en question, ou au contraire contribué à leur affaiblissement ? Pourquoi militants et délégués consacreraient-ils autant de temps qu’auparavant à garder le contact physique avec leur base, a fortiori à l’ère du prélèvement automatique et du courriel ? Sous peine de perdre tout sens, cet avantage (réduit à une présomption simple, utile en cas d’implantation) devrait se voir corroboré par l’élection de délégués dans les années qui suivent.

Car un syndicat, avec trois adhérents, mais légalement représentatif et ayant donc désigné un délégué syndical peut, en signant un accord d’entreprise dérogatoire, porter directement atteinte aux conditions d’emploi de l’ensemble du personnel, l’existence du droit d’opposition ne constituant pas un véritable frein. Les projets d’accord majoritaire annoncent l’arrêt de mort de cette présomption obsolète.

Mais quelle majorité ?

Faut-il décompter les adhérents comme le fait le Code du travail depuis 1950, conception militante d’un monde ouvrier aujourd’hui touché de plein fouet par les restructurations et un grand individualisme ? Malgré des effectifs en chute libre, le score des confédérations françaises (plusieurs centaines de milliers d’adhérents) est plus qu’honorable comparé à ceux des partis politiques (en 2003, les Verts annonçaient 9 500 adhérents), ou encore d’Ong se positionnant aujourd’hui sur le terrain social (22 937 adhérents à l’été 2003 pour l’association Attac). Mais s’il affiche 650 000 encartés en France, un syndicat peut ne compter que six militants dans une entreprise.

Faut-il décompter, comme les partis politiques, les voix obtenues lors d’élections professionnelles récentes, sachant que la fonction officielle de ces élections (Prud’hommes, comité d’entreprise) n’a qu’un lointain rapport avec l’évaluation de la représentativité des syndicats ?

Le très virtuel droit d’opposition

Afin d’éviter des accords trop minoritaires, fut créé au niveau de l’entreprise le droit d’opposition à l’accord dérogatoire (1982) ou à l’avenant de régression (1992). Il permet au (x) syndicat(s) qui a obtenu 50 % des voix des inscrits aux dernières élections au comité d’entreprise de rendre l’accord caduc. Mais ses conditions techniques et tactiques (en cas d’opposition, c’est tout l’accord qui tombe pour tout le monde, donc également les contreparties obtenues) se sont révélées fort dissuasives.

L’accord dit majoritaire

Selon le but (politique) que l’on se fixe, le seuil de cette fameuse majorité est fort variable, comme le prouve la “Position commune” (16 juillet 2001) reprise par le projet Fillon. En l’absence de la Cgt, les signataires n’ont pas voulu que cette apparence de “démocratie”, se réduisant au couple majorité/minorité, paralyse le dialogue social.

Au niveau national interprofessionnel, la majorité est naturellement arithmétique. Mais est-ce aussi clair ? Le feuilleton Unedic de l’an 2000 a permis au Medef de montrer qu’un accord minoritaire côté syndicats de salariés (deux signataires sur cinq) devenait majoritaire en additionnant, au titre des partenaires sociaux dans leur ensemble, les syndicats patronaux signataires (quatre contre trois). Dans le conflit des intermittents, l’accord national interprofessionnel, signé le 26 juin 2003 dans le cadre de l’Unedic, était techniquement majoritaire puisque signé par toutes les organisations patronales et trois organisations syndicales sur cinq. Mais il fut brocardé comme un accord bien petitement minoritaire : l’on compte bien peu de militants Cgc, Cftc ou Cdft chez les intermittents. Mais qui peut prétendre “représenter” ce milieu très éclaté ? L’assourdissant silence de la Cgt au niveau confédéral est évocateur. Un accord arithmétiquement minoritaire peut d’ailleurs s’avérer rassembler une majorité de salariés…

Même logique au niveau des branches : peu importe l’implantation réelle, c’est aujourd’hui le nombre arithmétique de syndicats (et non de syndiqués ou de votants) qui fait foi. L’idée majoritaire faisant son chemin, le projet de loi Fillon pourrait permettre de vérifier à ce niveau la représentativité réelle de chacun, grâce à un novateur “vote de représentativité” des salariés de chaque branche. Mais tous les salariés devraient pouvoir s’y exprimer : en raison des procédures d’extension systématique par le ministère du travail, ils sont a priori tous concernés par un tel accord. Or, dans nombre de Pme, aucune élection professionnelle n’est organisée faute de candidats. Et le réexamen tous les deux ou trois ans de cette représentativité posera des difficultés juridiques dans le cas d’un affaissement ou de la disparition d’un syndicat signataire.

Au niveau de l’ entreprise enfin, la Position commune et des lois récentes ont retenu la notion plus réaliste de majorité électorale. Est-ce aussi simple ? «La majorité aux élections au comité d’entreprise» peut être, comme toute majorité politique, très plurielle. Rares sont les grandes entreprises (même publiques) où un seul syndicat peut prétendre avoir rassemblé sous son nom plus de la moitié des suffrages exprimés. Cohabitent six, huit, voire seize syndicats. Dans un premier temps, un seuil de 35 % serait donc légitime.

Dans les Pme au contraire, les listes présentées par les syndicats se font nettement plus rares sinon uniques, et le score sera plus facilement atteint si le nombre de votants est suffisant pour valider le premier tour. Or un second tour a souvent lieu, où les « non-syndiqués » obtiennent en moyenne nationale près d’un suffrage sur quatre. Obtenir la majorité des suffrages exprimés sera alors d’autant plus difficile pour une liste syndicale. Enfin, cette majorité sera souvent minoritaire par rapport aux inscrits en raison du taux d’abstention aux élections professionnelles (64 % en 2001).

Les confédérations syndicales doivent enfin compter (entrer en concurrence ?) avec un « mouvement social » moins franco-centré, séduisant les jeunes générations (moins dans le devoir/plus d’utile et d’agréable), donnant une prime exceptionnelle à de petites organisations réactives et bien relayées. Ayant bien peu de membres, celles-ci savent créer l’événement : mais présence médiatique est-elle synonyme de représentativité sociale ?



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1 / Voir Alain Supiot, “Un faux dilemme : la loi ou le contrat”, Droit social, janvier 2003 p. 3 ; “La contractualisation des relations de travail en droit français”, in “La contractualisation du droit social”, P.U. de Bordeaux, 2003 ; et Jean-Emmanuel Ray, “Du tout Etat au tout contrat ?”, Droit social, juin 2000 p. 574.


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