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On s’est battu sur bien des choses, au printemps dernier, dans l’affaire des retraites : entre autres, sur la question de savoir si la procédure politique parlementaire n’est pas intervenue trop tôt. La contestation exprimée dans une longue grève ne portait pas seulement, en effet, sur l’objet immédiat du débat – certains prônant d’autres solutions (par exemple une augmentation de l’impôt, pour assurer l’avenir des retraites devenues difficiles à financer sur la base des cotisations traditionnelles) –, mais également sur la manière de procéder : le gouvernement, certes, avait longuement discuté, mais il aurait dû prolonger les tractations, en une “négociation” plus formelle.
D’autres, apparemment dans le même sens mais pratiquement à l’inverse, s’inquiètent de l’avenir du paritarisme qui caractérise notre système de protection sociale. Les interventions gouvernementales, législatives comme exécutives, sont souvent, à leurs yeux, trop hâtives chez nous. Elles sont surtout de trop : il faudrait laisser jouer pleinement le paritarisme entre partenaires sociaux, le rôle éventuel de l’Etat se limitant à veiller à ce que la négociation se déroule loyalement et efficacement.
Les interventions de l’Etat, gouvernement ou législateur, provoquent en tout cas fréquemment chez nous des affrontements, de longues et dures grèves, et bien du ressentiment, alors que maints pays voisins ont résolu des problèmes semblables plus facilement, avec un large consensus, politique d’ailleurs (donc des partis) comme social (des forces sociales). Rappelons : en Suède, quand la majorité politique a changé (en 1994), c’est le même groupe de travail parlementaire qui a poursuivi la préparation d’une réforme ; en Espagne, le Pacte de Tolède (1998) entre Parti populaire et Parti socialiste espagnol a permis de dépasser les joutes électorales ; même aux Etats-Unis, en 1983, Républicains et Démocrates avaient su s’accorder ; en Allemagne, en 1992 et cette année-ci à nouveau, avec il est vrai la nécessité d’obtenir l’accord des deux chambres, un compromis doit être trouvé entre les partis, avec une forte implication aussi des partenaires sociaux. Nous sommes loin d’une telle démarche !
On se renvoie facilement les uns aux autres, chez nous, la responsabilité des dysfonctionnements. Et il n’est sans doute pas de théorie générale du rapport du politique au social, des frontières de l’un et de l’autre, qui soit pleinement dirimante pour ce débat. On peut néanmoins avancer quelques certitudes. L’un des points de vue qui se fait valoir le plus aujourd’hui est le point de vue libéral, qui renverrait volontiers toute cette sphère sociale à la négociation entre les parties. Mais il est très loin de satisfaire à toutes les exigences.
D’abord, les paradoxes ne manquent pas à son sujet. Le premier est que, dans notre histoire, ce sont les gouvernements d’après la deuxième guerre mondiale, fort ouverts à l’intervention de l’Etat, qui ont infusé la haute dose de paritarisme des forces sociales dont nous avons hérité. Le deuxième est que c’est, au printemps dernier, un gouvernement libéral qui insistait pour encadrer ou ne pas prolonger une négociation sociale,et donc accélérer le renvoi à la procédure parlementaire, clairement politique. La tendance libérale disposait pourtant d’une majorité parlementaire incontestée. Mais l’histoire n’est-elle pas riche d’exemples de majorités, fût-ce très puissantes, qui ne font pas de fortes légitimités ? Il y a eu bien des chambres “introuvables”, et les majorités s’usent souvent avant la fin légale des législatures (la légalité ne fait pas toujours la légitimité vraie et substantielle) 1.
Mais surtout, les retraites, et l’ensemble de la protection sociale, ne sont sûrement pas, en notre temps, une affaire sociale plus ou moins privée : il s’agit plutôt d’un élément majeur du pacte communautaire politique même, de notre vie démocratique. Les engagements à ce sujet sont des engagements à long, même très long terme, dont il faut garantir la pérennité.
Inversement, cependant, l’argument suppose le recours aux forces sociales mêmes, par-delà les forces politiques, présentes dans un parlement. Qu’est-ce qui a plus de légitimité, même politique, dans la réalité des choses, la loi du parlement ou le fruit de la négociation entre les plus importants partenaires sociaux ? On a cherché à combiner le consensus social et le consensus politique, dans la plupart des cas de réussite, sur des problèmes semblables, que l’on vante à l’étranger plus ou moins loin de chez nous. Nulle part, faut-il préciser, les retraites n’ont relevé des seuls experts gouvernementaux ni même du seul Parlement, mais on a eu recours, partout, à des commissions, à la production de Rapports et de Livres blancs, cadres institutionnels habituels quand il y a lieu de faire appel à de multiples acteurs. L’Etat n’exerce sa responsabilité aujourd’hui qu’en facilitant et institutionnalisant ce recours sociétaire – plutôt que d’agir par lui-même et seul, comme s’il s’agissait d’une quelconque fonction régalienne.
Dans le cas récent, le gouvernement français a eu en tout cas tendance à trop réduire le problème, sa légitimité est apparue d’autant plus étroite. La réforme nécessaire de la protection sociale, et singulièrement celle du système des retraites, n’est pas en effet qu’une question de bonne gestion : des mesures pour combler un déficit. Il y va, redisons-le, d’un des piliers essentiels du pacte symbolique de solidarité. La sécurité sociale a dès sa fondation, dans les années cruciales de l’après-guerre, participé à la cohésion de notre collectivité nationale en intégrant les ouvriers dans cette solidarité, en permettant le dépassement de solidarités partielles pour favoriser la mutation des sociétés industrielles en une société globale. L’enjeu était, au printemps dernier, il est toujours, de préparer à nouveau une solidarité globale, plus particulièrement celle entre générations. L’arrivée des premières générations du baby-boom à l’âge de la retraite va peser lourd, on le sait, sur les générations nées après elles. Mais le vieillissement démographique n’est pas réductible à l’image négative qu’on en donne souvent : les seniors d’aujourd’hui – et de demain – n’ayant plus grand-chose de commun avec les vieux d’autrefois.
Dès lors, ce n’est plus seulement d’une politique “technique” des retraites qu’on a besoin, mais d’une politique des retraités. S’en tenir à des réponses ou solutions techniques, c’est sans doute empêcher les plus âgés de remplir leur rôle dans la société, celui-ci pouvant permettre un important progrès personnel et collectif par le développement d’autres activités, l’enrichissement des solidarités de proximité, l’émergence d’une vraie société multigénérationnelle. Décider d’un allongement de la durée de cotisation sans organiser un débat approfondi sur la place nouvelle des salariés plus âgés dans le monde du travail, sur leur “sécurité”, leur formation…, c’est proposer une réponse partielle. Il est bien difficile, en effet, de croire dans un scénario d’ajustement plus ou moins automatique et naturel dans lequel les entreprises trouveraient soudain de nouvelles vertus aux salariés de plus de 50 ou 55 ans : jusqu’ici, elles ont plutôt privilégié le court terme, utilisant les préretraites comme un instrument de gestion de l’emploi ; elles ne changeront pas si facilement 2.
Les politiques de formation que mettent en œuvre les entreprises concernent d’abord les jeunes et parfois les plus de 50 ans (récemment). On raisonne rarement en termes de véritable gestion prévisionnelle des qualifications, de mise en place de parcours personnalisés avant même que le besoin ne s’en fasse sentir.
Au raccourcissement de la vie de travail, il ne convient donc pas tellement d’opposer une prolongation de sa durée, mais le passage à des instruments plus souples de protection sociale, qui ne signifient pas des fins de parcours 3. La réforme des retraites menée par le gouvernement s’en est tenue d’abord à un aspect financier, invitant les partenaires sociaux à réfléchir, ensuite seulement, sur les conditions de travail. D’où le déficit de légitimité logiquement dénoncé, à combler d’urgence si l’on veut continuer à réformer dans ces domaines. Et il faut sûrement réformer.
1 / La majorité parlementaire existante était-elle bien capable de décider, était-elle vraiment “représentative” ? semblaient presque se demander certains, au grand scandale, assurément, d’autres. On voulait dire qu’elle avait été élue dans la foulée d’une élection présidentielle exceptionnelle. Le gouvernement bénéficie donc d’une majorité qui lui permet de faire passer les lois de son choix, sans avoir à déférer beaucoup à l’opposition. Mais une chambre trop forte est en réalité faible. Certains la voyaient, du coup, au printemps de 2003, représentative d’un moment particulier. On n’était pas loin, parfois, de contester sa légitimité, quelque “légale” qu’elle fût. Ce raisonnement est bien entendu extrême, on comprend cependant qu’il ait coloré certaines sensibilités lors du conflit social du printemps.
2 / Cf. Anne-Marie Guillemard, « Faut-il brûler les pré-retraites ? », in Encyclopédie de la protection sociale, Liaisons sociales, Economica, 2000.
3 / Voir l’idée de « droits de tirages sociaux » avancée par Alain Supiot, dans Au-delà de l’emploi, Flammarion, 1995.