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Que de fois ne l’a-t-on pas dit ! Les Orthodoxes, ceux de Russie spécialement, n’auraient pas de « doctrine sociale », à la manière dont les Catholiques en ont une, fort développée depuis la lettre de Léon XIII sur la condition ouvrière Rerum novarum en 1891 1 . Ce fut longtemps vrai sans doute. Et l’une des causes au moins de cette situation est bien connue : depuis Pierre le Grand et pendant des siècles, l’Église russe fut étroitement soumise au pouvoir politique. Le grand tsar réformateur avait même aboli le Patriarcat. L’Église était sous l’autorité du Saint Synode, mais celui-ci était coiffé par un surintendant, personnage civil nommé par le pouvoir politique. Le Patriarcat ne fut rétabli dans sa liberté qu’au temps de Kerenski, et pour un court laps de temps d’abord, Lénine faisant bientôt emprisonner le patriarche Tykhon. Puis ce fut à nouveau le cas, mais en partie seulement, quand Staline eut recours à l’Église pour la défense de la Russie dans la Grande Guerre patriotique. Avec l’avènement d’Eltsine, les choses changèrent vraiment. La question d’une doctrine sociale se rouvrit du même coup assez vite 2 .
Un ouvrage précurseur fut publié en 1998, simultanément en russe à l’Institut de l’Europe de l’Académie des Sciences de Russie et en français aux éditions du Cerf, sous le titre Église et Société : un dialogue orthodoxe russe – catholique romain3 . En août 2000, le Concile des Évêques 4 du Patriarcat de Moscou publiait un document, d’une tout autre portée, « Fondements de conception sociale de l’Église orthodoxe ( Osnovy sotsialnoj kontseptsii Pravoslavnovo Tserkva) » 5 . C’était une grande première, saluée comme telle : « Acte ambitieux », « entreprise d’autodéfinition de l’Église dans la société contemporaine russe et mondiale », disaient les commentateurs. On y lisait, entre autres, des paroles courageuses sur l’objection de conscience du chrétien qui découvre qu’une loi de l’État est contraire à la loi de Dieu 6 . Les autorités du Kremlin, surprises, demandèrent des explications !
Les thèmes politiques, plus généralement, occupent beaucoup de place dans ces Fondements. L’un d’entre eux, la nation, est très spécifique de la doctrine de l’Église russe, église « nationale », disent certains de ses représentants. Mais il est aussi question de la criminalité et de sa prévention, du châtiment et des institutions judiciaires, et enfin de santé publique, y compris les questions de bioéthique.
Au plan économique, comme dans la doctrine catholique on peut parler d’une vraie primauté du travail sur le capital. De son côté, la critique des idéologies accompagnant la mondialisation et du caractère de domination politique et culturelle que prend souvent celle-ci est menée vigoureusement. On en jugera par ces phrases : « Les fruits positifs de la mondialisation ne sont accessibles qu’à quelques rares nations dont les systèmes économiques et politiques sont analogues. Les autres peuples, qui forment les cinq sixièmes de la population de la planète, se trouvent rejetés sur les bas-côtés de la civilisation. Ils deviennent débiteurs de financiers de quelques pays industriellement développés et ne peuvent créer les conditions nécessaires à une existence dignes. Insatisfaction et déception grandissent au sein de ces populations ».
À propos de la propriété on retrouve une distance traditionnelle entre Orthodoxes et Catholiques : les Orthodoxes mettant volontiers sur le même plan les diverses formes de la propriété, toutes menacées d’abus et du péché de convoitise et d’exploitation d’autrui, les Catholiques donnant, eux, la première place à la destination universelle des biens mais reconnaissant une valeur en général positive à la propriété personnelle (hormis le cas de monopole), et se méfiant de la tentative de remettre à l’État toute gestion des biens de production.
À partir de la publication des Fondements, ce sont les questions économiques qui occupent le plus de place dans les développements de la doctrine sociale orthodoxe. Dès octobre 2000, la revue électronique Sobornost organisait une conférence internationale internet sur « Les principes chrétiens de l’éthique économique ». Les matériaux furent publiés en livre sous ce même titre, à Moscou, en 2001, ainsi que sur le site www.sobor.ru/doctrina. Puis, en décembre 2002, eut lieu le 7e Congrès mondial du peuple russe – grand forum, réunissant sous la présidence du Patriarche Alexis II, des clercs, des politiciens, des leaders d’organisations sociales, des représentants de la science et du monde de l’action. Cette fois, le congrès avait pour thème La foi et le travail : traditions spirituelles et culturelles et avenir économique de la Russie. Il s’en est suivi l’élaboration d’un autre document : Code de principes et de règles morales de la vie économique. Le Code ( Svod) applique les Fondements ( Osnovy) en un style direct, grâce à la coopération d’hommes d’entreprise autant que d’universitaires. C’est un code d’éthique économique très développé. Il a été adressé à de nombreux dirigeants, députés et ministres, ainsi qu’aux chefs d’entreprise, et presque toujours bien accueilli – tant on est soucieux de lutter contre la corruption et la fraude, si fréquentes. Un nouvel ouvrage de dialogue sortira bientôt en russe à Moscou : Église et économie : voix catholiques romaines, voix orthodoxes russes7 .
Le lecteur français peut ainsi commencer à se faire une idée de l’enseignement orthodoxe dans les questions de société et à entrer dans la comparaison des réflexions. Les auteurs russes cherchent, plus strictement que les catholiques romains, à se tenir au plus près des Écritures, de l’Évangile en particulier. Les catholiques visent à plus de systématisation, non sans recourir à des points de vue philosophiques – on dit souvent qu’ils recourent au droit naturel. Ils ont beaucoup à apprendre de l’approche orthodoxe, une approche de théologie spirituelle appliquée aux comportements personnels. Les orthodoxes, particulièrement orthodoxes russes, de leur côté, peuvent sans doute apprendre de la longue expérience catholique le moyen de traduire la spiritualité dans des recommandations institutionnelles, structurelles, au sein du débat public même. Le dialogue engagé à cet égard peut aussi beaucoup pour rapprocher les Églises, le Métropolite Cyrille l’affirmait récemment à Paris.