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« Migrations et frontières » : ceci n’est pas un slogan, mais la prise en compte de la nouveauté d’un phénomène. Les frontières « les » (nous) traversent. Les territoires changent de sens.
Aujourd’hui, nous circulons plus que jamais d’un pays à l’autre. La rapidité des transports, les échanges généralisés, le brassage des cultures nous font franchir les limites de notre espace habituel. En même temps, nous gardons, cependant, le besoin d’enracinement, de périmètres délimités, de lieux d’histoire et de vie commune1. Certes, il y a toujours eu des nomades, dont le territoire était celui d’un itinéraire. Et tel de nos grands pères ou de nos oncles est parti vivre l’aventure en Amérique du Sud ou en Nouvelle-Zélande, quand ses frères restaient attachés à leur village. L’habitude, le besoin de sécurité et de proximité, et l’appel d’autres horizons se complétaient. Mais voici que désormais la mobilité se généralise.
Mobilité forcée, douloureuse, qu’expliquent les guerres ou les conditions de vie ; mobilité désirée, à la recherche des possibilités d’un épanouissement personnel ; mobilité historique de certaines communautés ; mobilité – ne l’oublions – pas de nous-mêmes, habitants des pays développés, qui pour leurs loisirs ou leurs affaires font irruption dans des espaces qui, jusqu’ici, vivaient plus ou moins en autarcie. Gildas Simon le rappelle : les quelques millions de nouveaux émigrants chaque année sont à comparer avec les flux de touristes, estimés à 600 millions.
Le territoire n’est plus tout à fait terroir, mais lieu d’échange. Avec les nouveaux migrants, il devient même un lieu multi-polaire. Les migrations sont désormais des parcours complexes, traversées de frontières et liens préservés avec un « là-bas », comme parfois aussi avec des communautés qui sont parties plus loin, allers et retours, diasporas... Leurs parcours ne sont plus seulement installation, intégration dans un espace déjà défini. Les « territoires » se sont fait mobiles : les aérogares, les autoroutes, les ferries en font aussi partie.
Cependant l’individu, même en mouvement, demeure attaché à des lieux, à une histoire. Il reste un être « territorial » ; il n’est pas une plante cultivée hors sol. Et la manière de délimiter un espace commun n’est pas neutre, qui permette d’optimiser cette « culture » humaine, en tissant des solidarités concrètes.
La carte unique, selon le modèle ancien, où les frontières sont à la fois économiques, sociales, culturelles et politiques, correspond-elle encore exactement avec la réalité ? Les territoires sont devenus « multicartes ». Nous le voyons déjà avec, à la fois, la construction européenne et la décentralisation. La géographie politique, celle des circonscriptions étatiques, occupe la première place, mais il y a aussi celle des aires économiques, des marchés, et celle des lieux plus proches de coopération.
Or les migrations aujourd’hui annoncent, à leur tour, la formation difficile d’une autre multicarte du globe. Des plaques se déplacent, se heurtent, pour trouver un nouvel ajustement. Ce qui se dessine n’est plus tout à fait la figure d’espaces homogènes, où chacun doit s’inscrire dans un cadre fixé, rationnel, qui lui serait en partie « étranger ». Espaces éclatés, ou espaces combinant territoires de proximité et territoires de projets ?
Nous sommes, en effet, confrontés à cet enjeu : imaginer une nouvelle géographie, celle de territoires ouverts. L’identité qui relie les hommes et les femmes qui les habitent et les font vivre n’est plus celle de serfs attachés à leur glèbe, y puisant leur réalité, et inquiets face à un environnement extérieur, source de menaces. L’identité commune est faite de projets à découvrir et à partager.
En croyant protéger nos communautés, contre une complexité nouvelle, qui troublerait les assurances acquises, on empêcherait d’avoir confiance dans la capacité de leurs membres de les charger de sens. Des territoires ouverts ne sont pas nécessairement plus dangereux que ceux, clos, de jadis. On pourrait bien dresser toutes les lignes Maginot pour les isoler, elles demeureront d’ailleurs toujours contournables.
On a peur que l’accueil de cette nouvelle figure de migrants ébranle la cohésion des pays, forgée par l’histoire et inscrite dans des valeurs. On redoute qu’elle ne bouleverse « l’ordre public ». Mais s’agit-il d’un acquis à préserver, ou d’une construction toujours à reprendre avec les habitants ? L’intégration, pour laquelle on insiste aujourd’hui sur l’importance d’un contrat, ne sera pas seulement à des « idées ». Elle n’est pas non plus la figure d’un rapport imposé, par un Etat « abstrait » face à des citoyens « abstraits ». Il n’y a jamais eu, d’ailleurs, de relations exclusives entre l’Etat et des individus : les associations locales ou régionales ont joué un rôle dans l’inscription d’une participation. De même pour les migrants, un communautarisme pratique a toujours existé, qui a fait émerger des interlocuteurs représentants les sociétés d’origine (Polonais, Italiens, Amicale des Algériens...).
Reste que ce dialogue doit chercher à définir des droits et des solidarités réels. Ce n’est pas la libre circulation – celle déterminée finalement par le seul marché – qui donne un cadre, pour que soient consolidés les besoins de reconnaissance et de sécurité réciproques. L’enjeu est bien celui de la constitution d’un espace de droit.
Et les migrations appellent à une réflexion nouvelle en ce domaine : un droit qui ne soit pas imposé par le plus fort, mais un droit qui soit le socle d’une société. Les migrations interrogent la construction juridique de l’Europe – pour l’instant, elle s’en tient au plus petit commun dénominateur, celui des barrières dressées (cf. le texte de Rémy Leveau). Elles interrogent aussi l’avenir d’un Etat de droit dans les pays d’origine. Car, paradoxalement, elles concourent à développer les solidarités locales (ethniques) – celles des villages, des régions avec lesquels les liens sont renforcés – et celles « globales », d’une ouverture sur l’horizon du monde (celui du progrès, celui des valeurs universelles, celui d’une découverte mais aussi d’un aplatissement des cultures). Elles enjambent, peut-être, les difficultés qu’éprouvent des pays à dessiner le cadre démocratique et juridique d’un véritable Etat de droit. On songe aux tensions qui traversent aujourd’hui le continent africain, un des plus touchés par l’importance des mouvements de population (considérablement plus que l’Europe !) et par les risques de repli sur les solidarités ethniques.
Car ces territoires mobiles qu’habitent les hommes, au-delà de l’échelon local, pourraient parfois n’être que des territoires virtuels, si la solidarité et le droit ne donnent pas de les partager réellement. Les hommes voyagent d’abord dans leur tête. Leur imagination se nourrit des images d’autres mondes. Ils rêvent d’arriver dans un pays... et ils rêvent à un retour chez eux. Ils épargnent, souvent longtemps, pour financer ces déplacements. Certains ne vivent qu’« en partie » là où les circonstances les ont amenés à se poser. Ils habitent dans le territoire d’un réseau tissé au-dessus des frontières. Et ce réseau peut les mobiliser tout autant, sinon plus, que le lieu où ils demeurent physiquement. Avec le téléphone ou internet, on peut parler là-bas tout en étant ici... On intervient là-bas pour régler des problèmes de mariage, d’héritage, d’éducation des enfants, de développement du village.
Parfois ceux qui interviennent ainsi, tout en restant ici, sont porteurs d’autres approches, d’autres idées, d’autres cultures, qui les ont imprégnés dans le pays d’accueil. Ils y ont découvert les exigences d’une parole libre, des valeurs nouvelles, idéales mais aussi concrètes, à travers leurs luttes pour s’inscrire dans le cadre occidental. Ils véhiculent des modes de vie, et des ressources financières, qui bousculent les conceptions traditionnelles, autour desquelles s’est vécue et organisée la convivance locale.
Mais, parfois aussi, ils interviennent au nom de leur « mémoire » ancienne, du souci de préserver là-bas la pureté de ce qu’ils ont connu. Alors que la société sur place a évolué, en fonction de contraintes ou d’avancées auxquelles ils n’ont pas participé. Eux-mêmes risquent de vivre dans un univers virtuel, où se mêlent les modèles du passé, ceux des origines, et l’horizon d’une culture véhiculée par les médias.
A travers ce dépassement des territoires, c’est un métissage qui est à l’œuvre, ici et là-bas. Le métissage inquiète. Il porte la trace d’une violence, en un sens. Il déstabilise les uns et les autres : ceux qui, concrètement, le vivent comme une déchirure ; ceux que trouble la présence d’une étrangeté au cœur même d’une proximité. Mais le métissage est aussi un signe, appelant à dépasser la violence qui a marqué la rencontre initiale, en ouvrant à la confrontation pour la concrétisation de choix communs.
Comment donner à tous les métis « culturels » que les frontières traversent de vivre cet itinéraire avec fruits, de ne pas subir la violence qui ignore leur parcours et les liens qu’ils gardent ? Comment peuvent-ils être à la fois d’ici et d’ailleurs ? Seuls leurs itinéraires dessineront les voies d’un contrat qui échappe au rapport de forces.
Si l’on veut prendre au sérieux les fortes questions que pose cette mobilité générale, il faut se garder de réponses commodes. Cette mobilité est source de déstabilisation, des deux côtés. Source d’interrogation, ici, sur la manière dont se noue, ou ne se noue pas, le dialogue des migrants avec la société dont ils ont rêvé de partager les réussites démocratiques et économiques. Source d’interrogation, là-bas, sur les conséquences du départ de ceux qui ont un bagage, de formation ou d’énergie, plus grand que d’autres. La réponse économique, celle de l’aide au développement, est importante mais insuffisante : elle ne tarira l’émigration que sur le long terme. Il a fallu un siècle pour que l’Espagne et l’Italie ne soient plus des pays de départ. Pendant de longues années qui ont accompagné les débuts d’un boom économique, les Coréens se sont expatriés plus nombreux vers les Etats-Unis. La réponse doit échapper à l’opposition entre une crispation, qui multiplie les barrières, et le refus de voir, considérant que la libre circulation résoudra tout.
Les optimistes pensent que la démocratie gagnera toujours à cette liberté. Les découvertes qu’en font les migrants les introduisent à l’apprentissage de la citoyenneté moderne et ces découvertes influent sur les pays d’origine. La démocratisation du Mali n’est-elle pas due aux expatriés ? Ils jugent que l’affirmation du droit des personnes donnera une nouvelle figure à notre propre droit, très marqué par son cadre étatique.
Les pessimistes s’interrogent sur l’aspect formel de cette construction. La fermeté d’un droit, et les frontières qu’il pose, doit être protectrice des libertés, facteur de solidarités acceptées.
Quelle alchimie permettra de marier ces deux perceptions ? Elle appellera, de toute façon, à interroger une vision de l’Etat de droit héritée d’un rapport de forces. Celui-ci peut se traduire par des mesures discrétionnaires pour les demandeurs d’asile, par des zones de non-droit, par les commodités d’une main d’œuvre clandestine...
Comment contractualiser, en particulier, des relations entre pays développés et pays moins développés ? Prendront-elles acte des relations et des réseaux tissés, sans les soumettre au seul règne des intérêts dominants ? Ces réseaux seront, alors, facteurs de développement partagé et dessineront les lignes d’un espace non pas éclaté, mais porteur d’espérance commune.
1 / Cf. Armand Frémont, « Les territoires des hommes », Projet n° 254, La dynamique des territoires, juin 1998.