Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Comment interpréter l’apparente « ignorance mutuelle » entre le syndicalisme et l’écologie?
Fabrice Flipo – Elle s’explique en grande partie par les différences de situation, et donc de perspective. Les revendications écologistes, même s’il faudrait différencier les courants, portent au fond sur un problème d’usage, de consommation, plutôt que sur le conflit autour du travail, sur le lieu de production. Quand on parle d’écologistes, ici, on parle des associations, des partis, de toute personne militant « pour la planète » selon l’expression de Sylvie Ollitrault1, quelle qu’en soit la modalité concrète. Le lieu à partir duquel se construit la lutte n’est pas le même. Dans la loi sur la transition énergétique, les syndicats ne voyaient que le problème du marché, des conditions de travail et du prix final pour l’usager, tandis que les écologistes insistaient sur la nécessité de consommer moins, de changer les modes de production, de passer au renouvelable, de permettre aux citoyens et aux communes d’investir. Chacun, au regard de l’autre, se trouvait faire le jeu des puissants: les syndicats défendaient le nucléaire et les outils capitalistiques, les écologistes défendaient l’initiative privée comme levier du changement. D’autres facteurs jouent, bien sûr: la composition socioprofessionnelle des milieux écologistes indique une sous-représentation des classes populaires2. Dans le monde syndical, il est très difficile de mettre en cause l’outil de production (ce serait cracher dans la soupe), d’autant que la menace du licenciement peut vite se concrétiser. Sur l’énergie, par exemple, le poids du nucléaire par rapport au renouvelable explique bien des positions, en particulier celle de la Confédération générale du travail (CGT).
Les implications de ces divergences sont nombreuses, elles se ramifient jusque dans les débats théoriques. Agir sur la consommation revient par exemple à revendiquer un droit que le socialisme considère comme typiquement libéral: la souveraineté du consommateur (cf. le discours du libéralisme contre les monopoles). Pour qui prend la contradiction entre le capital et le travail comme point de départ, la tendance est de juger évidents les besoins sociaux (santé, éducation, logement, etc.), le reste relevant de préoccupations petites-bourgeoises. Mais il est plusieurs façons de satisfaire des besoins, et certaines sont devenues insoutenables, engendrant des dérèglements, voire des catastrophes fortement productrices d’inégalités. Or le syndicalisme laisse ce point-là de côté, le renvoyant à demain. Il donne la priorité aux inégalités nationales sur les inégalités internationales, aux inégalités présentes sur les inégalités intergénérationnelles. Inversement, les écologistes n’ont pas toujours de réponse claire quand il s’agit d’inégalités immédiates.
Les écologistes n’ont pas toujours de réponse claire quand il s’agit d’inégalités immédiates.
Qu’est-ce qu’« avoir besoin » d’un climat stable? C’est moins immédiat et évident que le besoin de payer ses factures. L’intérêt porté à la consommation et à la formation des préférences, pour les influencer, conduit l’économie écologique du côté de l’économie néoclassique. Est-ce la preuve de son caractère libéral? Construire collectivement un « désir de nature » est profondément contraire au libéralisme capitaliste fondé sur les désirs infinis3. Par ailleurs, l’approche néoclassique en économie esquive à la fois toute appréhension collective des besoins (censée mener au collectivisme) et tout souci de définition de l’usage. À l’inverse, les travaux en économie écologique sont souvent très normatifs: comment défendre une zone humide, comment articuler des usages concurrents des milieux, etc. L’aliénation des besoins n’a pas les mêmes caractéristiques que le « vol du temps de travail d’autrui » (Marx) et l’exploitation. Tout un pan théorique a été ainsi développé par des auteurs tels que Baudrillard, Veblen ou Galbraith, délaissés et jugés secondaires dans l’analyse marxiste classique, qui reconnaît certes l’aliénation mais pas la nécessité de construire une lutte (théorie du « front secondaire »).
Ces différences de point de départ et de priorité sont naturellement sources de désaccords. Le syndicalisme s’intéresse au producteur, à la part du travailleur… et un peu moins à la composition du gâteau. Ainsi, en 2005, autour du conflit sur l’électricité, il défendait le service public, estimant que l’on pourrait discuter plus tard de la manière dont celui-ci était rendu. L’écologisme, à l’inverse, voulait casser le monopole d’EDF, donc du nucléaire, pour laisser émerger les renouvelables et renforcer les pouvoirs des collectivités. Pour le bâtiment, on pourrait vouloir faire de l’isolation à tout prix avec des sous-travailleurs (des travailleurs détachés) payés 600 € par mois, ou conditionner la rénovation thermique au fait que le secteur soit prêt. Sortir de la situation suppose non pas de nier les revendications, mais de les lier dans un projet commun. La transition énergétique donne parfois lieu à trop de surenchère. Or l’équilibre est à trouver entre les préoccupations sociales et environnementales, en visant la sécurité pour les personnes qui ont ou qui cherchent du travail.
Le syndicalisme, né de la révolution industrielle, a progressivement concentré ses luttes sur les conditions de production. A-t-il abandonné l’ambition d’infléchir les raisons ou la nature de la production?
L’idée d’infléchir la production a toujours été présente. Mais l’obstacle aussi: c’est le propriétaire des moyens de production qui décide de leur usage. D’où la tendance à repousser à plus tard une réorientation de la production, après la prise de pouvoir, après la révolution socialiste, bref une fois que le capitaliste aura été bouté hors du processus de production. Une approche plus réformiste s’en remet à la démocratie et à l’État pour civiliser le capitalisme. La production peut sans doute être changée, mais pas de l’intérieur de l’usine, car le mouvement ouvrier n’en a pas le pouvoir. Le syndicalisme évite de se fixer des buts hors d’atteinte. Mais il ne voit pas toujours qu’il y a d’autres moyens d’action. C’est bien en partie parce qu’on ne peut agir dans l’usine que le mouvement écologiste se construit en dehors. Dès lors, un syndicat comme une association écologiste ont un périmètre limité. Et la synthèse se pose comme un problème.
On voit bien les contradictions qui peuvent émerger. Dedans, des travailleurs qui craignent pour leurs salaires et les débouchés. Dehors, des gens qui rêvent en quelque sorte d’un monde sans usines. Pour le mouvement écologiste, « attendre » (la venue du socialisme) est inacceptable, c’est faire le jeu de l’adversaire. Il tend à assimiler croissance et insoutenabilité. Or la croissance est aussi celle qui a permis, historiquement, au syndicalisme de se développer: grandes usines automobiles, etc. D’où des divergences sur la conception du progrès et des besoins, comme sur la manière de les satisfaire: avec d’un côté une défense du travailleur, sur son lieu de travail, ses conditions de travail (notamment le salaire) et de l’autre, une action sur les besoins, en agissant au niveau du consommateur et sur les conditions « extérieures » de production, dans le rapport au milieu et à la nature.
Syndicalistes et écologistes divergent sur la conception du progrès et des besoins.
Dans l’histoire de la pensée économique, quelle place est réservée à la nature?
Avec l’industrialisation émerge ce que ses partisans pensent être un rapport rationnel à la nature, rompant avec l’animisme et la religion (qui voit la nature comme création), réputés faire obstacle au développement. Le discours de N. Sarkozy à Dakar ne véhiculait-il pas cette idée: les sociétés sous-développées ou primitives le sont parce qu’elles respectent la nature? Elle se retrouve aussi bien chez l’anthropologue Louis Dumont ou l’historien des religions Marcel Gauchet. Philippe Descola a montré que le rapport des sociétés primitives à la nature était bien plus complexe. Il continue pourtant à ne ranger dans le « naturalisme » que les sociétés occidentales, pendant que les autres sont animistes, analogiques ou totémiques. Il serait plus clair de dire, dans la veine de Marx ou de Sartre, que les sociétés industrialisées sont massivement aux prises avec la nature inanimée, à la différence de toutes les autres, notamment des sociétés dites « primitives », dont la pratique est au contraire encastrée dans le vivant. L’industrialisation a en effet permis de remplacer la vie par la machine, dans la production et le déplacement, la locomotive et l’automobile remplaçant le cheval, etc. Elle conduit aussi à une civilisation profondément urbaine et minérale, d’où les paysans ont pratiquement disparu.
Éliminer la « sacralité » de la nature est considéré comme un haut fait de la modernité. Dès lors, quand les écologistes défendent la vie, ils se voient accusés de « revenir à l’âge de pierre ». Rares sont bien sûr ceux qui le proposent. Pourtant l’argument se tient, au sens où le rapport « rationnel » à la nature est pensé comme un rapport instrumental. Elle n’est qu’un moyen, jamais une fin en soi. La nature devient un instrument pour l’échange et pour la division du travail. Hayek comme Marx (avec l’horizon du marché mondial) se situent dans cette perspective. L’idée est que l’instrumentalisation de la nature est un droit chèrement acquis, contre « le religieux »4. Étudiant le statut du vivant dans le droit moderne, Marie-Angèle Hermite montre que l’ordre juridique moderne est cartésien, ne reconnaissant que deux choses: l’être rationnel doué de raison (la res cogitans), et la matière étendue (la res extensa) que l’on peut réarranger à l’infini, sans qu’il ne se produise jamais d’irréversibilité. Paul Romer, un économiste américain, que l’on dit nobélisable, dit lui aussi qu’il n’y a que deux choses dans le monde: des produits et des idées. Interviewé par la revue Reason, il a prédit 5 milliards d’années de croissance5! On voit ici, au passage, que le plus irrationnel et religieux n’est pas celui qu’on croit.
Reconnaître que la nature a une valeur en soi, une valeur intrinsèque, qu’elle n’est pas seulement un moyen, c’est prendre tout cela de front, et susciter l’accusation de vouloir revenir à l’âge de pierre. Mais on confond pourtant deux sens du concept de « nature », qui ne sont certes pas sans rapport l’un avec l’autre. Le premier est la nature matérielle, dans laquelle nous nous trouvons, les écosystèmes, la tectonique des plaques, l’évolution des espèces. Cette nature a une histoire, elle n’a pas de forme donnée pour l’éternité6. L’être humain s’y fait une place et la modifie, comme tous les vivants. À lui de voir quelle est la meilleure place, en fonction des effets, sur lui, sur le reste du monde, sur l’avenir. Mais en un second sens, la nature renvoie à ce qu’il en est de l’ordre des sociétés humaines. Dictature? Démocratie? Économie? Séparation entre le public et le privé? Gauchet et Dumont confondent les deux sens, ils estiment que l’instrumentalisation de la nature en général s’est faite de manière graduelle et concomitante. Les sociétés primitives ne modifient pas la nature, aussi n’ont-elles ni démocratie ni histoire. Les sociétés modernes instrumentalisent les deux. Très répandues, ces thèses ne sont pas pour autant unanimement partagées. Jean Baechler estime par exemple7 que l’aspiration à la démocratie est dans la nature humaine depuis toujours et ne dépend nullement ni de l’existence d’un État moderne ni d’une transformation massive de la nature matérielle, de la biosphère.
Au fond, l’ordre industriel détruit l’écosystème non de manière volontaire, mais par inadvertance. C’est une gêne, qu’il a à cœur de faire disparaître. Une complexité inutile, qui n’a au mieux de valeur qu’esthétique. L’agriculture industrielle n’a plus besoin des sols! L’ordre industriel vit et agit dans un monde minéral newtonien, où le vivant est finalement un facteur de perturbation. L’habitant de la ville ignore à quel point il dépend de la nature. Pour lui, celle-ci est essentiellement récréative: c’est là où il se rend le week-end pour être au calme, admirer les paysages, faire du VTT... Or il dépend toujours très largement de la nature et jamais l’impact matériel des sociétés sur celle-ci n’a été aussi grand. La difficulté est que ceux qui vivent dans le monde minéral ne le voient pas, et rien n’est fait pour changer cette situation.
Pour l'ordre industriel, l'écosystème est une gêne, une complexité inutile.
L’historien Ramachandra Guha8 décrit deux classes d’hommes en Inde: d’un côté les omnivores, qui vivent en ville, mangent de tout, sans trop savoir d’où ça vient, de l’autre les peuples des écosystèmes, qui vivent là où les ressources sont tirées; pour les Chipko, par exemple, la forêt n’est pas une entité sacrée, c’est un outil de travail. Entre les deux, on trouve les réfugiés écologiques, qui s’entassent dans les bidonvilles. L’enjeu d’une économie écologique est de réapprendre à vivre avec la nature, sous une forme renouvelée bien sûr (ville à la campagne, etc.), car on ne peut pas « revenir » où que ce soit. Cette analyse est très éclairante. La France, à la différence de l’Inde, n’a plus beaucoup de peuples des écosystèmes sur son territoire, elle n’a même plus beaucoup d’industries. Elle est principalement peuplée d’omnivores, qui ne voient pas les effets de leurs actes et tendent à réduire l’écologie au tri sélectif et à la propreté des espaces verts. Même les classes populaires sont très dépendantes de moyens industriels pour répondre à leurs besoins. L’écologisme du Sud est très différent, cherchant avant tout à mettre en cause les modes de vie des pays riches9.
Sur ce point, il faut d’ailleurs faire attention à ne pas ranger dans l’écologisme tout ce qui aurait trait à la nature. Au sens le plus général, la nature c’est le Tout, l’ensemble de ce qui existe… ce qui est un peu trop vaste. On a pu critiquer les écologistes pour leur manque de prise en compte des inégalités et le racisme environnemental, notamment dans le domaine des nuisances telles que la pollution locale. L’accusation est partiellement inexacte: le fait que les plus pauvres habitent dans les zones polluées et les moins désirées, ce qui provoque un bas prix du foncier, a été souligné par les associations. L’accusation est de plus injuste: c’est un peu comme si on reprochait aux associations de droits de l’homme de ne pas s’intéresser aux droits des animaux. L’écologisme porte avant tout sur les grands équilibres écosystémiques, et de manière plus secondaire, sur les pollutions et nuisances locales. C’est à ce combat étroit que les gouvernements ont souvent cherché à ramener l’écologisme, refusant de voir les implications plus globales des questions « environnementales »: le problème ne serait que ce qui nous environne, et pas notre mode de vie. En témoigne l’histoire du premier ministre de l’Environnement, Robert Poujade10.
Comment la nature, l’environnement sont-ils intégrés dans les grilles d’analyses marxistes?
De quoi parle-t-on quand on évoque « le marxisme »? C’est une première difficulté. L’œuvre de Marx doit être prise dans les conditions sociohistoriques qui ont fait l’intérêt et le succès de son analyse. Elle a aidé à donner à la souffrance ouvrière un langage et un espoir, ce qui est une contribution inestimable. Ses écrits demeurent d’une grande actualité, aussi longtemps que la contradiction entre capital et travail se maintient. Crises de surproduction, exploitation du travail, plus-value, reproduction élargie du capital, etc., ce vocabulaire est précieux et il débouche sur une analyse tout à fait pertinente du monde contemporain. À côté de ce rôle de Marx dans la pratique théorique, on trouve une diversité de « marxismes occidentaux » moins ancrés dans les luttes11. Et une grande diversité de « post-marxismes », qui tentent de réactualiser le geste de Marx à propos d’autres formes de domination, telles que la race, le genre ou la colonialité.
Ce qui a fait la force du marxisme fait aussi sa faiblesse: les analyses proposées ne sont pas très parlantes pour les formes de domination qui ne sont pas ancrées dans l’exploitation du travail. D’où la « déconstruction » du marxisme classique à laquelle se sont livrés de nombreux courants. Mais il faut rester marxien sur ce point: ce sont les situations concrètes qui déterminent très largement les idées.
Pour ce qui est de la nature, la thématique n’est pas absente chez Marx. Il évoque, dans les Manuscrits de 1844, la nature comme le « corps inorganique » de l’homme (Marx, 1844, §XXIV, 62), et plus tard, à propos des excès du capitalisme, il dénonce sa tendance à ruiner les sources de la fertilité ou à oublier le long terme. Mais à aucun moment il ne pense un mouvement qui défendrait la nature. Son exposé est tout entier construit du point de vue du travailleur. On retrouve donc les tropismes habituels: tout vient de la faute du capitalisme, du profit; le changement de mode de vie n’est pas la priorité, c’est l’abolition du capitalisme. Ce n’est pas le vécu écologiste, qui parle donc plus volontiers du « productivisme », ou de la « technocratie », en règle générale, signifiant par là que le premier obstacle n’est peut-être pas la propriété privée, mais l’usage qui en est fait, ce qui vaut aussi pour la propriété publique.
Du côté des écomarxistes, deux synthèses sortent du lot. La première est celle proposée par James O’Connor, le fondateur de la revue Capitalism, Nature, Socialism. Celui-ci voit une « seconde contradiction » à l’œuvre dans le capitalisme, qui prend la forme d’une crise de sous-production des conditions nécessaires au capitalisme. Il a en effet tout autant besoin de juges intègres, selon la remarque fameuse de Max Weber, que d’un climat stable. On ne peut pas investir sans cela. O’Connor estime que les atteintes excessives à ces conditions socioécologiques suscitent la formation de mouvements sociaux. La lecture est un peu ambiguë: on ne sait si les mouvements, syndicats inclus, ne font que faire durer le capitalisme, ou s’ils veulent l’abolir, ni ce qu’une abolition signifierait. La seconde lecture est proposée par l’historien Moishe Postone. Elle est centrée sur une critique du travail, c’est-à-dire du contenu de la production. Mais là encore, les implications sociopolitiques ne sont qu’esquissées12.
Qu’est-ce qui pourrait amener les syndicalistes à se mobiliser plus fortement sur les questions écologiques?
Il y a deux aspects à la question. La première est d’identifier ce qui peut être fait à l’intérieur des syndicats. Certains lieux, tels que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se prêtent bien à la discussion de problèmes comme les nuisances provoquées par l’activité. Mais cette stratégie a ses limites. Le syndicalisme est rarement un levier puissant en la matière. Les Green Ban en Australie (refus des ouvriers du bâtiment de construire en des endroits jugés destructeurs) ou les chantiers annulés sous la pression des syndicats aux États-Unis sont des exemples où l’on a constaté des alliances ponctuelles13. L’enjeu de la santé au travail est un levier mieux identifié, même s’il est à manier avec précaution. Ainsi, dans le cas du règlement Reach14, où l’on avait pourtant affaire à des conséquences directes sur la santé, les syndicats allemands se sont fortement opposés à ce qui pourrait menacer la pérennité de l’activité industrielle. Les divergences à court terme demeurent. À mon sens, les différents acteurs doivent apercevoir leurs complémentarités. Le syndicalisme est peu puissant en matière environnementale, mais les écologistes n’ont guère de prise sur les conditions de travail. Les uns peuvent soutenir les autres. Les organisations devraient se rappeler qu’elles sont au service d’individus qui peuvent aussi bien être membres d’un syndicat que d’une organisation écologiste, que nul n’est propriétaire des luttes.
Quand chacun ne voit que son propre objectif, il est difficile de trouver des articulations.
D’où un second aspect, qui consiste à identifier plus précisément les conditions sous lesquelles les deux combats peuvent converger, chacun dans sa spécialité. Une crise peut être une première occasion de rassemblement: par exemple, la grève des cheminots pour défendre le fret, ou encore la proposition des ouvriers de Florange de transformer leur outil en usine d’incinération. Un second point d’entrée est à chercher dans l’élargissement de la perspective, chaque organisation sortant de sa spécialité pour s’inscrire dans un domaine plus large, sans pour autant perdre son rapport au réel. Sur l’emploi, par exemple: à court terme et de manière étroite, le syndicalisme se bat contre le fait de sacrifier celui-ci au bénéfice des actionnaires, mais sans vision large et argumentée de l’emploi. C’est aussi le cas de l’écologisme: ce n’est pas, pour lui, un souci immédiat. Pourtant syndicalistes et écologistes ont progressé, sur ce sujet, comme le prouvent les documents de la Confédération Syndicale Internationale, des initiatives comme la Blue-Green alliance entre le Sierra Club15 et les industries de l’acier aux Etats-Unis, ou encore les analyses de l’association Négawatt. Celle-ci s’est intéressée au contenu en emplois de scénarios centrés sur l’énergie et le climat, pronostiquant la création de 700 000 emplois nets16 - tandis qu’une conversion intégrale de l’agriculture française au bio créerait un ou deux millions d’emplois nets! Aux États-Unis, la confédération syndicale AFL-CIO, les écologistes de Friends of the Earth et d’autres ont engagé un dialogue régulier au sein de Labour4Sustainability. Un obstacle à ces convergences est la professionnalisation et le caractère sectoriel des luttes. Quand chacun ne voit que son propre objectif, il est difficile de trouver des articulations17.
Si l’objet du syndicalisme est appelé à se modifier, que penser de ses modes d’action pour relever les enjeux actuels?
Les missions principales du syndicalisme demeurent essentielles. Reste à savoir comment les articuler avec d’autres luttes et, sur le plan théorique, admettre que la contradiction entre capital et travail n’a plus l’exclusivité de la lutte pour l’émancipation. On ne peut plus ignorer, par exemple, que nous vivons dans une société de consommation. D’où des conséquences sur les modes d’action. Si la grève était l’arme principale, par exemple, aux débuts du syndicalisme, à une époque où la production n’était pas à destination des ouvriers, aujourd’hui les travailleurs eux-mêmes – qui sont aussi usagers – ne veulent pas s’en trouver otages. Sans devenir obsolète, la grève n’est plus adaptée à toutes les situations. D’où une évolution vers une autre forme de protestation et d’expression: la manifestation de rue. Il n’y a pas moins de mobilisation, elle se fait différemment: on est moins dans la lutte au sein de l’entreprise et davantage sur des lieux d’affrontement plus larges (le droit du travail…).
Sur ses missions principales, le syndicalisme n’est pas exempt de tout reproche. À mon sens, il a pêché notamment par manque de transmission, par manque de socialisation: il y a par exemple un déficit de sens sur ce que représente la cotisation sociale (cf. Bernard Friot). Le sens est essentiel. Je suis scandalisé quand j’entends certains écologistes proposer une réduction des salaires (« charges ») contre une taxe carbone: ça n’a pas le moindre sens, du point de vue de l’émancipation, ce sont des calculs d’économiste dénués de sens politique! De même pour l’écotaxe qui ne dit jamais que les classes populaires sont très dépendantes du carbone. Le sens, c’est l’hégémonie, au sens de Gramsci. Les organisations spécialisées peuvent avoir tendance à détruire le sens, du fait du caractère sectoriel de leur action. D’où l’importance que les écolos sortent aussi de leurs cercles, de l’urgence, qu’ils permettent de dessiner un horizon qui fasse sens. Il s’agit de revenir sur des choses simples, des concepts généraux, notamment l’intérêt de la sécurité sociale. Le rapprochement entre mouvements écologistes et sociaux ne sera pas la rencontre de spécialistes: il faut des candides qui obligent à généraliser.
Quel regard porter sur les secteurs dits d’avenir comme la robotique ou le numérique?
C’est de l’optimisme béat. Nous avons mené récemment deux études: Peut-on croire aux TIC [technologies de l’information et de la communication, Ndlr] vertes?18 et une enquête sur les déchets électroniques19. On parle d’« Ecotic » (c’est le mot officiel), de « Green IT » pour désigner le verdissement des technologies de l’information, d’« IT for Green » quand celles-ci doivent contribuer au verdissement – avec une promesse de réduire ainsi de 30% les émissions (par exemple, utiliser Skype plutôt que prendre l’avion). Mais l’alternative verte en matière de technologies de l’information est plus compliquée que pour l’agriculture et l’énergie! On passe ici du renouvelable (le papier) à l’épuisable, en prétendant économiser des forêts... La conclusion de notre étude est assez banale, elle soutient simplement que les solutions technologiques ne remplacent pas les discussions sur les valeurs. Puisque les valeurs restent inchangées, avec une priorité à la croissance, les technologies de l’information sont d’abord et avant tout au service de cet objectif. Si la priorité était donnée à l’écologie, ces technologies seraient-elles encore, à ce point, mises en avant? On peut en douter.
Propos recueillis par Marie Drique, Jean Merckaert et le groupe de préparation du numéro.
1 Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, Presses universitaires de Rennes, 2008.
2 Jean-Paul Bozonnet, « Socialisation et engagement écologiste en Europe », Congrès de l’AISLF, Istanbul, juillet 2008.
3 Voir la représentation de la « croissance endogène » dans le Rapport de la Réserve fédérale de Dallas, 1993, p. 23 http://www.dallasfed.org/assets/documents/fed/annual/1999/ar93.pdf
4 C’est pour cette raison que Marcel Gauchet a écrit, en 1990, un article intitulé « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes » et de l’humanisme. C’est aussi ce qui explique les arguments et le succès du livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologiste (1992).
5 Paul Romer, post-scarcity prophet – Economist Paul Romer on growth, technological change, and an unlimited human future, Reason, décembre 2001. http://reason.com/archives/2001/12/01/post-scarcity-prophet/3
6 Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1999 [1962].
7 Jean Baechler, Démocraties, Calmann-Lévy, 1985.
8 In Madhav Gadgil & Ramachandra Guha, Ecology & Equity, UN Research Institute for Social Development, 1995.
9 Joan Martinez-Alier et Ramachandra Guha, Varieties of environmentalism, Earthscan, 1997; Mohamed Taleb, L’écologie vue du Sud, Sang de la Terre, 2014.
10 Robert Poujade, Le ministère de l’impossible, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
11 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977.
12 Fabrice Flipo, « Moishe Postone », in Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini (coord.), Radicalité – 20 penseurs vraiment critiques, Paris, L’Échappée, 2013, pp. 299-315.
13 Numéros spéciaux des Revues Mouvements et Ecologie & politique.
14 Reach est un règlement européen entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication, l’utilisation et la commercialisation des substances chimiques en Europe. D’ici 2018, plus de 30 000 substances seront connues et leurs risques potentiels établis [Ndlr].
15 Créé en 1892 en Californie, le Sierra Club est l’une des plus anciennes associations écologistes américaines [Ndlr].
16 Philippe Quirion, « L’effet net sur l’emploi de la transition énergétique en France », Working paper n° 46-2013, Centre Cired, avril 2013.
17 C’est pour dépasser ces difficultés que j’ai publié récemment un livre écrit avec un syndicaliste CGT. Cf. Fabrice Flipo et Christian Pilichowski, L’écologie: combien de divisions – la lutte des classes au 21e siècle, Le Croquant, 2015.
18 Fabrice Flipo et al., Peut-on croire aux TIC vertes?, Presses des Mines, 2012, repris dans un petit ouvrage, La face cachée du numérique, L’Échappée, 2013.
19 Fabrice Flipo et al., Écologie des infrastructures numériques, Paris, Hermès Science, 2007. Voir aussi les documents ici: https://rt08.wp.mines-telecom.fr/documents/