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Les compositions, décompositions et recompositions familiales contemporaines nous alertent : nous vivons aujourd’hui des métamorphoses de la famille. Meurt la famille modèle, naît la famille module. Avec cette dernière est mise à mal, voire critiquée, une sacralisation intemporelle de la famille, exaltant une forme, la famille bourgeoise, pour en faire l’idéal de « la » famille. Cette évolution nous rappelle que la famille, porteuse d’enjeux éthiques, politiques et religieux liés à ce qu’elle cherche à transmettre et à faire vivre, est aussi une institution culturelle et sociale. De fait, celle-ci connaît, outre la variabilité de chaque histoire domestique, une relativité culturelle – dans l’espace et dans le temps – de ses modes d’organisation. En son temps, Émile Zola décrivit cette idée dans le grand cycle des Rougon-Macquart, cette Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. Cette relativité est vérifiable dans le temps auquel l’historien est sensible (passage de la famille élargie à la famille nucléaire, voire monoparentale). Elle l’est également dans l’espace, avec les différences qu’étudie l’anthropologie de la parenté (les modèles de parenté patrilinéaire, matrilinéaire, polygynie, polyandrie, lévirat, sororat1, etc.). Peut-on alors, sachant cette diversité, donner de la famille une définition? Peut-on dire ce qui explicite son essence, s’il est vrai, pour parler encore une fois comme Zola, que « l’hérédité a ses lois, comme la pesanteur »2 ?
Ces questions s’imposent à nous qui expérimentons cette diversité. Nous voyons disparaître une conception traditionnelle de la famille bourgeoise dans le « démariage » et les recompositions familiales; nous vivons la contemporanéité des différents modèles sous l’effet de la mondialisation (immigration, adoption internationale, pluralités culturelles). Ce passage du modèle vers le modulable s’enregistre dans des déplacements sémantiques qui rénovent la question du familial : beau-père, parent biologique, parentalité, démariage, homoparentalité, patrimoine génétique, vrai parent, etc. La famille traditionnelle, dont l’autorité pourrait être représentée par la racine, est remplacée par une structure en rhizome composée de liens divers : la « parentalité ». La parentalité serait le lien familial sans l’autorité traditionnelle attachée à la famille. Ce serait la sainteté de ce lien, sans la sacralisation d’un modèle de famille. Plus généralement, l’apparition de la parentalité serait le signe de ce que sont devenues les traditions, jugées aliénantes dans notre modernité – si l’on admet que la famille est une réalité traditionnelle organisant une modalité du temps traversé ensemble. Pour cette raison, l’on parlera moins de l’être familial que de ce que « faire famille » signifie.
Mais prenons d’abord une précaution : penser la famille, y compris dans sa dimension normative, est, depuis la Seconde Guerre mondiale, une tâche délicate, voire suspecte. En effet, la défense et l’illustration de la famille furent soutenues de façon désastreuse dans le cadre d’une valorisation de l’identité nationale par la politique vichyste du « Travail, Famille, Patrie ». Son projet était moins de promouvoir l’identité familiale qu’une conception sacralisante de l’ordre social traditionnel : le discours organiciste et nationaliste de la famille entendue comme « cellule de base de la société nationale », comme unité donnée par nature, de naissance, et non comme unité construite. La défense de la famille traditionnelle a ainsi entretenu délibérément une confusion entre la sacralisation d’une conception de l’ordre familial et le discours religieux sur le modèle de la Sainte Famille, la Sagrada Familia. Comme si celle-là était la traduction et l’expression achevée de celle-ci! En ce sens, l’idée de « famille chrétienne », plutôt que d’être un appel à vivre chrétiennement le « faire famille », a contribué à ce parasitage du sacré et du saint, de la logique de l’ordre inhérente au sacré – la famille traditionnelle ne supporte pas le sacrilège que constitue toute atteinte à l’ordre des bonnes mœurs – et d’une logique du sens que porte l’idée de « sainteté », la famille comme hospitalité à l’égard d’une altérité qui la travaille et la bouleverse. Sans doute est-ce en raison de cette sacralisation de l’ordre familial autoritaire que les philosophes ont délaissé la question de la famille pour l’abandonner aux sciences humaines (psychologie et sociologie) plus descriptives que normatives.
Ceci dit, observons en premier lieu qu’en famille, le lien n’est pas qu’électif. La famille est un involontaire absolu (on ne choisit pas sa famille), auquel on peut éventuellement, non sans un travail de reconfiguration de soi et un combat, consentir. Mais le lien n’y est pas non plus que contractuel et positif, artificiellement établi par la loi comme dans le lien politique. Les théoriciens politiques classiques parlaient d’une « communauté naturelle » ou communauté du besoin, ce qui n’interdit pas qu’il y ait, dans nos sociétés du moins, un droit de la famille. Aux croisées de la nature et de la culture, du sexe et de la mort (l’arrière-plan de la mort des générations et de la procréation/engendrement), toute famille articule trois altérités : celle du sexe, de l’âge et du désir.
En parlant d’articulation, on pense d’abord à un problème logique. Et l’on présente ce qui fait la famille en mettant l’accent soit sur la logique du chronologique (la verticalité du lien générationnel ou de filiation qui produit des chaînes généalogiques, des lignages), soit sur la logique de la circulation (l’horizontalité des relations d’alliance qui voit les familles se faire et se défaire au fur et à mesure que, pour créer des familles nouvelles par le conjugal, on en défait des anciennes dans la circularité des alliances). Platon, dans Le politique, comparait l’homme politique à un tisserand dont le travail est de réussir à croiser fil de chaîne (soit le lien généalogique diachronique) et fil de trame (soit le lien synchronique du réseau d’alliances). Cette nécessité d’articulation tient « à la nature duelle de la famille, tout à la fois fondée sur des nécessités biologiques – procréation des enfants, soins qu’ils réclament, etc. –, et soumise à des contraintes d’ordre social. Car si chaque famille biologique formait un monde clos et se reproduisait par elle-même, la société ne pourrait exister. Entre la nature et la culture, la famille telle qu’on l’observe par le monde réalise toujours un compromis »3. Claude Lévi-Strauss concluait, et Françoise Héritier avec lui, que les compositions familiales sont autant de façons différentes d’articuler nature et culture dans une combinatoire qu’offre, lisible, « le grand répertoire des sociétés humaines », cet inventaire raisonné des mille et une façons de faire famille telles que l’histoire et l’anthropologie nous les rapportent.
Pourtant, cette articulation du même et de l’autre en famille n’est pas qu’un problème logique. Elle est aussi un enjeu chronologique : il s’agit pour les identités personnelles et les identités familiales de comprendre ce que peut signifier cette façon propre de faire famille qui se dira et s’exprimera lorsque nous dirons de ces autres qu’ils sont des nôtres, qu’ils sont de notre famille. La famille « fait des histoires ». Ainsi, à la différence du nom commun, le nom propre dit notre singularité; il est également le nom d’un collectif qui nous précède et dans l’histoire duquel nous prenons place : le nom d’une famille. Paul Ricœur explicite cette dimension de la famille comprise comme une modalité du temps traversé ensemble sur fond d’une dimension généalogique, dans l’idée d’un « apprendre à se reconnaître dans un lignage »4. Chaque famille ne peut faire l’économie de l’histoire pour épeler ce qu’elle cherche à être et à faire vivre. La famille, si elle a une structure, est une histoire. Certes, la statique des inventaires qui nous disent à quel type d’organisation familiale nous avons affaire nous rend lucide sur le fait que, sous l’apparent désordre des passions amoureuses et familiales, il y a l’ordre des structures de parenté et d’alliance. Mais cela ne dispense pas d’une dynamique, la reprise de ce que signifie pour moi, pour nous, être de « cette famille ». Comment d’un involontaire – on ne choisit pas sa famille – faire une reprise volontaire, quand les attitudes peuvent aller du refus au consentement, découvrant qu’il faut du temps, une vie peut-être, pour consentir à sa famille? Se reconnaître dans un lignage va bien au-delà du partage des mêmes signes d’identification : l’air de famille qui se lit dans une posture du corps, des habitudes, la forme d’un visage ou le partage des mêmes obstinations durables (politiques, valeurs, etc.). L’enjeu est bien plus profond. Il est question d’une reconnaissance de chacun dans la singularité de ses capacités – l’on sait a contrario la douleur provoquée par cette absence de reconnaissance, une humiliation subtile, le refus ou l’impossibilité d’aimer. Il est question également d’une reconnaissance mutuelle : on apprivoise sa liberté et son altérité en même temps que celles d’autrui. En famille, on s’essaye à l’altérité sur fond d’appartenance au même lignage. De la sorte, entre l’individuel et le politique, la famille est une institution tierce qui prépare et ouvre à la prise en compte de l’autre – y compris dans la douleur : les frères peuvent être des frères ennemis (voir Caïn et Abel) – et des autres.
L’articulation du même et de l’autre est enfin, en famille, un enjeu ontologique. Il s’agit de préserver l’irruption et l’avènement de l’autre dans le triomphe parfois étouffant du même. Emmanuel Levinas en parlera à partir de l’idée d’extériorité et de hauteur de l’étranger : « Mon enfant est un étranger (Isaïe 49), mais qui n’est pas seulement à moi, car il est moi. »5 Dans des catégories logiques, on dira que la famille cherche à faire du même avec de l’autre (« l’air de famille », au risque de l’apologie mortifère de la ressemblance) et de l’autre avec du même (la singularité, au risque de l’éclatement égotiste de la différence). Mais dialectiquement, elle est un espace-temps qui cherche à « rendre la différence compatible avec la similitude » (Paul Ricœur), déployant une herméneutique de soi et une herméneutique des cultures. On apprend à se comprendre et à se déchiffrer comme étant de telle ou telle famille. Ce trait général fait dire de la famille qu’elle est une réalité pré-politique ayant une face privée, qu’analyse le psychologue, et une face publique, que prend en charge le politologue. La famille revêt aussi une dimension publique, car elle est une institution qui organise le déploiement du lien générationnel, la structuration des lignages.
Elle est cette institution du tiers qui mène de soi à l’autre, puis aux autres, et à l’Autre, que ce dernier désigne les grands ancêtres pour les religions qui leur vouent un culte, le père symbolique ou archaïque auquel pense la psychanalyse, la Terre-mère des cultes animistes, ou le Tout-autre des religions monothéistes. À cet endroit, métaphysique et religions voient et célèbrent dans la famille l’accueil d’une forme d’altérité, dans son hospitalité généalogique. Elles font de la famille le connecteur reliant une vie à la Vie, l’histoire d’une famille à la famille humaine et à son épopée dans l’être. N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre qu’un évangéliste (Matthieu I, 1-16), pour essayer de rendre compte de l’incarnation du Christ, en fasse un fils accueilli dans une généalogie?
On passe ici de l’éthique et du politique au poétique, qui vise l’originaire, l’ancrage dans l’être. La famille n’est pas seulement ce qui a affaire à la question de la différence. Cet aspect est certes important dans nos sociétés démocratiques où l’affirmation d’une différence (de sexe, d’âge) est souvent perçue comme une atteinte portée à notre passion pour l’égalité – homme/femme, jeune/vieux, hétérosexuel/homosexuel, droit de l’enfant/droit à l’enfant. L’affirmation d’une différence n’est pas le refus de l’égalité, mais bien une résistance à cette caricature de l’égalité qu’est l’égalisation. À cette première façon d’entendre la différence, il faut en adjoindre une autre : la famille comme point de recueil d’une altérité qui l’emporte et la dépasse.
Lieu d’accueil d’une épiphanie pour Levinas, hospitalité du miracle qui sauve le monde pour Hannah Arendt, espace d’une responsabilité sans réciprocité pour Hans Jonas, etc., la philosophie contemporaine ne cesse de creuser cette disponibilité à l’égard de la vulnérabilité de la vie qui oblige. Ces trois philosophes qui pensent, de près ou de loin, dans l’orbe d’un judaïsme attentif à la promesse faite à Abraham d’une bénédiction dans et par sa descendance, le font toutefois fort différemment. Levinas le fait à partir d’une éthique dont le projet est de résister à la tentation permanente d’enfermer autrui dans les logiques du même, de l’appartenance, de la soumission au principe d’identité dans l’identification et la ressemblance. Contre l’idolâtrie d’une identité familiale sacrée, la famille s’y fera hospitalité à l’égard d’une altérité tenue et reconnue comme sainte : celle de la vulnérabilité de l’enfant qui oblige. Hannah Arendt, quant à elle, réfléchit sur la question de l’enfant entendu comme « miracle qui sauve le monde » à partir de considérations politiques prévenant le goût totalitaire pour le même et la planification. Avec cette attention à mettre en place des institutions justes, capables de préserver ce trait temporel propre à l’action (l’accueil de l’événement-avènement de la surprise dont la natalité-nativité est le symbole), on se demandera ce que pourrait être une politique de la famille juste. Enfin, Hans Jonas aborde la famille comme schème – le paradigme de la filiation – grâce auquel penser ce qui solidarise toute la famille humaine dans le cadre d’une civilisation technologique. Si cette dernière nous solidarise de fait face à la catastrophe, elle ne produit pas encore la solidarité de projet ou de destinée dont nous avons besoin. Le concept de responsabilité pour les générations futures est une façon de donner une extension qualitative et quantitative à l’idée de famille : la responsabilité pour l’autre qui n’est pas encore. Ici, éthique de la famille et éthique environnementale se rejoignent pour faire cause commune.
Historiquement et dans des approches philosophiques extrêmement hétérogènes, la Nature (avec la loi naturelle), l’Être, la Substance, la Vie ont été autant de façons différentes de signaler cette dimension par laquelle la famille touche en elle un donné qui l’excède ou, dans d’autres mots, un infini – l’infini des prédécesseurs et des successeurs. On le pressent, notre histoire de famille nous connecte avec la vaste histoire de la famille humaine. Elle revêt une dimension énigmatique qui touche à de l’originaire, à de l’historique et à du destinal. Originaire du « pourquoi y a-t-il de la vie plutôt que pas », engagé dans ce que, de façon parfois trop courte, on appelle aujourd’hui « le droit d’accéder à ses origines » : d’où viennent les enfants? Historicité de ce temps traversé ensemble dans les familles, par lequel on ne peut faire l’économie de découvrir ses capacités dans la reconnaissance mutuelle. Horizon destinal, enfin, de ce que nos familles osent secrètement espérer quant à ce qui ouvre leur attente, non seulement en tant que réussite ou ascension sociale, mais en termes d’attestation : le oui de la vie qui passe en elles, plus fort que la mort des générations. Sans doute la promesse faite à Abraham d’avoir une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel est-elle une façon de célébrer cette jonction de l’infini du ciel et de l’infini du générationnel. Ce sont là autant de raisons qui peuvent faire de la famille un espace privilégié pour penser l’hospitalité, même s’il y a aussi, pratiquement, une « insociable sociabilité »6 familiale, la famille vivant parfois l’« infamille »7.
Emmanuel Levinas pourra alors écrire : « La situation où le moi se pose ainsi devant la vérité en plaçant sa moralité subjective dans le temps infini de sa fécondité – situation où se trouvent réunis l’instant de l’érotisme et l’infinité de la paternité – se concrétise dans la merveille de la famille. Elle ne résulte pas seulement d’un aménagement raisonnable de l’animalité, elle ne marque pas simplement une étape vers l’universalité anonyme de l’État. »8 Ici, distance est prise avec l’idée de la famille comme provisoire communauté du besoin, propre à la tradition de la philosophie politique du XVIIIe siècle qui voit dans le lien naturel le contraire du lien contractuel, du lien politique9. Distance est prise, également, avec la théorie hégélienne de l’État et sa philosophie du droit où, stratégiquement, la famille n’est qu’un instrument vers une universalité rationnelle : celle de la loi ou du citoyen. Le cœur de l’interrogation porte sur le type d’appel à l’universel que contient la famille, alors qu’elle est souvent pensée comme ce qui enferme sur des particularismes (le clan, la tribu, la famille « troupeau »). On interrogera alors cette idée très grecque de l’universel, à partir d’une réflexion sur la famille et son infini hébraïque (l’infini de la fécondité) : la gloire de l’infini d’une bénédiction aussi nombreuse que les étoiles du ciel. En distinguant avec Levinas entre le sacré et le saint, on voit bien que l’on peut vouloir sacraliser l’ordre familial dans l’affirmation d’une unité sentie, partagée, exaltant la communauté du sang, la dangereuse pureté de l’être familial préparant toutes les intolérances à l’égard de la différence : celle de l’enfant naturel, de la fille mère, du « poil de carotte », etc. En opposant au sacré domestique l’idée du saint, il est question de dire et de faire entendre que la famille est irréductiblement l’espace-temps du recueil d’une altérité qui passe en elle mais la dépasse, à savoir la vulnérabilité de la vie qu’elle accueille et qui la bouleverse assez pour qu’à chaque naissance, elle ait envie d’en faire part!
1 / . La polygynie est le fait, pour un homme, de vivre avec plusieurs femmes; la polyandrie, le fait, pour une femme, de vivre avec plusieurs hommes; le lévirat consiste, pour une veuve, à épouser le frère de son mari; le sororat consiste pour un veuf à épouser la sœur de son épouse [ndlr].
2 / . Préface de La Fortune des Rougon, 1871.
3 / . Claude Lévi-Strauss, Préface, in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (dir.), Histoire de la famille, Mondes lointains, tome I, Armand Colin, 1986, p. 11.
4 / . Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004.
5 / . Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, rééd. Le livre de poche, 2000, p. 299. L’italique est de l’auteur.
6 / . L’expression vient de Kant, pour qui l’homme est à la fois sociable et insociable [ndlr].
7 / . L’infamille est un roman publié en 1997 par Christophe Honoré, aux éditions de l’Olivier [ndlr].
8 / . Totalité et infini, op. cit., p. 342.
9 / . Cf. Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, 1762.