Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Ce qui rassemble en définitive les « jeunes de banlieues », au contact desquels travaillent les éducateurs, c’est moins la nature des dommages qu’ils causent que leur statut social. Le jeune de banlieue, qui se discrimine parfois lui-même, est d’abord le représentant de la partie la plus pauvre de la jeunesse. Et non pas le jeune décrit par certains comme n’attendant que l’occasion de nuire à la société, au point d’en faire la nouvelle « classe dangereuse ».
Le discours dominant s’appuie sur des faits bien réels, d’une gravité indéniable. Mais l’amalgame est fait entre des formes de violence et de délinquance plus ou moins graves et plus ou moins légitimes, comme si « la violence » avait une réalité homogène. Ce discours, qui privilégie la suspicion et appelle à la sévérité, oublie que les problèmes en question concernent l’ensemble de la société française et que la délinquance n’est pas l’apanage des jeunes des classes populaires.
Il ne s’agit pas d’être inattentif aux demandes de certains habitants, ni aux difficultés intellectuelles et pratiques que pose aux représentants de la puissance publique et au praticien la transposition d’une vision globale à l’action de terrain. Il s’agit d’évaluer la déviance avant d’intervenir, de la comprendre et de la cerner avant de la réprimer ou de la refouler. « Toute jeunesse est en danger, mais point toutes également »1. L’assimilation jeunes des cités= délinquants contribue à disqualifier les démarches éducatives. La bienveillance et la main tendue, taxées d’angélisme et décrédibilisées2, ont cédé la place à la suspicion et à la répression, dont les déclarations fracassantes soulignent l’esprit de revanche, l’impuissance masquant le manque de moyens humains mis en œuvre sur ces quartiers. Comment éviter les pièges de ces deux approches, sans recourir à des solutions « simples et pratiques » risquant de renforcer la marginalisation et l’exclusion, déjà à l’origine de nombreux phénomènes de délinquance ?
Dès son origine, le travail des éducateurs de rue est vu comme une opportunité par la récupération d’une pratique informelle dont l’efficacité avait fait ses preuves : une démarche de proximité contribuant à la neutralisation des éléments d’une jeunesse résistant à l’embrigadement. Certes, l’action des premiers éducateurs n’avait pas cet objet pour première ambition. Mais par la souplesse et l’aspect informel des relations, l’attention portée au détail de la vie quotidienne, elle pouvait être un outil pertinent et intéressant pour les pouvoirs publics. Lesquels n’avaient pas nécessairement une ambition de pacification ; mais comme des problèmes émergeaient dans l’espace des relations de vie dans les quartiers, la sphère politique devait traiter la question.
Reste que les déclarations de « guerre aux voyous » peuvent mettre à mal les stratégies de coproduction locale de sécurité. Ces multiples dispositifs partenariaux3, mis en place à partir de la fin des années 1990 pour inciter les acteurs (police, justice, travailleurs sociaux…) à dialoguer sur leurs missions respectives, risquent d’avoir l’effet inverse. Compte tenu des différences de représentations, de valeurs, de normes d’actions, ils pourraient in fine entraver l’émergence de rapports de complémentarité sur la scène locale. Les travailleurs sociaux redécouvrent dans ces stratégies le danger de ne souscrire qu’à des pratiques de contrôle social, au moment où le fossé se creuse entre une partie de la population des banlieues et l’ensemble de la société. Le risque est d’être incompris et rejeté par leur public. La méfiance s’installe dans certaines zones où il existe des ruptures sociales graves, et où les institutions ont des objectifs décalés.
Communiquer sur des problématiques individuelles, en particulier, loin d’être un tabou pour les éducateurs, dépend des relations de confiance avec leurs partenaires et de la conformité de la démarche avec les valeurs dont ils sont porteurs. La loi de 2007 relative à la prévention de la délinquance, qui les y contraint, est perçue comme l’expression d’un système de délation.
Éduquer est une nécessité. Or transmettre c’est se confronter aux autres. L’enjeu est de réactualiser les pratiques d’éducation populaire. Certains jeunes estiment que leur révolte ne peut s’exprimer que dans des actes de délinquance ou d’incivilité. Ils sont souvent « sans pitié » avec plus faibles qu’eux, comme avec les plus favorisés, et même entre eux. Il incombe aux professionnels de les confronter à une réalité sociale plus dure que la leur pour qu’ils constatent qu’ailleurs, des gens s’organisent et luttent sans délinquance. Des pistes d’actions éducatives existent, insuffisantes sans doute, parfois surmédiatisées, voire décrédibilisées.
Une grande humilité s’impose aux éducateurs, qui ont une mission difficile. Ils doivent se mettre en mouvement pour faire prévaloir, chez leurs interlocuteurs, la possibilité de trouver leur place dans l’espace social. C’est faire le pari qu’il est possible d’entraîner dans le jeu de la contribution sociale les publics qui posent problème à l’intégration démocratique, puis à l’ordre public. C’est faire admettre l’idée qu’une frange de la jeunesse ne bénéficie pas de l’intérêt bienveillant de la société et qu’il y a un effort à fournir pour ne laisser personne sur le côté. Faute de quoi, les structures « de socialisation carcérale » sont les seules désignées pour intervenir dans ces trajectoires individuelles, avec ce qu’elles induisent comme souffrance personnelle et comme risques à long terme pour nos concitoyens.
Les pouvoirs publics entrent de plus en plus dans une spirale répressive, y compris les collectivités territoriales, contraintes ou consentantes. Quand l’opinion publique est persuadée que la réduction de la délinquance dépend de la répression, les relations entre les professionnels de terrain et la concertation avec l’État risquent de se résumer à des questions de sécurité, à l’exclusion de toute réflexion sur la prévention. Sans opposer l’une à l’autre, augmenter le nombre d’adultes qui développent dans ces quartiers une sensibilité aux problèmes de la jeunesse nous semble être une perspective d’avenir. La logique de la rigidité est vouée à l’échec. Les sanctions seront peut-être plus dures mais, même en renforçant les pouvoirs de police, la société ne parviendra pas à exister sans adhésion.
1 / André Comte Sponville, « Le danger de vivre » Jeunesse et sécurité, Les cahiers de la sécurité intérieure, n°5, 1991, pp. 9-10.
2 / Au lieu de « jeunes en danger », on parle de mineurs délinquants.
3 / En 1983, ont été créés les Conseils communaux de prévention de la délinquance, puis en 1997, les Contrats locaux de sécurité, devenus Contrats locaux de sécurité et de prévention de la délinquance. Ils côtoient les Groupements locaux de traitement de la délinquance et les Conseils départementaux de prévention de la délinquance.