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Depuis la mise en œuvre des 35 heures, on entend souvent dire - pas seulement dans les milieux patronaux - que « la réduction du temps de travail démobilise les salariés ». Certains se réjouissent de constater que les loisirs, autrefois temps résiduel arraché au labeur, constituent aujourd’hui l’un des pôles majeurs de l’existence, participant à la construction des identités individuelles au moins autant que le travail 1. D’autres, plus nombreux, s’inquiètent de la situation atypique de la France 2. Quand on regarde hors de nos frontières, on constate en effet que la tendance est plutôt à l’allongement de temps passé au travail au cours de l’existence, sous l’effet notamment du recul de l’âge de la retraite.
À voir la souffrance des chômeurs, à voir l’engagement professionnel intense de nombre de nos concitoyens, il semble toutefois que la « valeur travail » ne se porte pas si mal. La place prise par les loisirs ne réduit pas forcément la centralité du travail, ne serait-ce qu’à cause des moyens financiers et du sentiment de sécurité nécessaires pour profiter réellement des premiers ! Le travail a encore de beaux jours devant lui. Pourtant, ce n’est pas sans raison que court l’idée d’un changement profond de son rôle dans la vie sociale. Pour dire les choses trop schématiquement, ce changement concerne moins sa place dans la vie de chacun que ses fonctions de socialisation et d’intégration collective. Le travail n’est plus ce qui unifie et structure la société et il y a bien, en ce sens, une « nouvelle question sociale » du travail.
La nouvelle question du travail ne se substitue pas à l’ancienne : elle s’y superpose. Comme au siècle dernier, pour un nombre encore trop grand de salariés (et de non-salariés !), le travail est une « peine », un temps d’effort et de contrainte subi pour « gagner sa vie ». Le récent ouvrage de Philippe Askenazy 3 a justement attiré l’attention sur la réalité d’un « nouveau productivisme » synonyme de dégradation des conditions de travail. Toutefois, cette permanence de la souffrance au travail ne saurait masquer de profonds changements : le travailleur du xxie siècle est certes soumis à une combinaison de contraintes physiques et psychiques liées à des exigences accrues de polyvalence et de réactivité dont les effets peuvent être délétères. Mais ce qu’il doit endurer ne ressemble guère à l’effort physique massif, continu et prolongé demandé à l’ouvrier d’autrefois. Les enquêtes sur les conditions de travail soulignent le paradoxe d’un accroissement parallèle de l’autonomie et du stress. Cette pénibilité d’un nouveau type est liée à ce que les sociologues appellent la « contrainte marchande », l’obligation de se plier en temps réel aux exigences de la clientèle.
La réalité contemporaine du travail ne se résume pas, toutefois, à ce problème ergonomique. Pour nombre de travailleurs, le travail revêt un contenu et des significations plus mêlées : contrainte, certes, mais également terrain d’expression de soi et d’épanouissement, lieu de vie où se construit l’identité sociale, où s’expérimente la solidarité et se tissent des réseaux d’amitiés et de relations. En fin de compte, c’est la diversité qui domine : plus de bonheur pour les uns, de souffrance pour les autres et une forte ambivalence pour beaucoup. Le travail est aujourd’hui une réalité complexe, faite d’expériences, d’aspirations et de valeurs contradictoires, qui tend à se différencier à l’extrême, créant une multitude de mondes du travail opaques et indifférents les uns aux autres.
L’industrialisation avait fait émerger la réalité sociale du salariat à partir de la figure de l’ouvrier, du travailleur productif astreint à des tâches physiques, répétitives et souvent pénibles, force de travail aliénée, mais individu libéré des ancrages sociaux traditionnels, intégré dans un collectif uni par la conscience d’être exploité. Le « patron », individu en chair et en os, exerçait directement et personnellement son pouvoir de propriétaire sur le lieu de travail. Cette figure n’a pas totalement disparu mais est devenue minoritaire, laissant place à un paysage brouillé et diversifié. Pour prendre la mesure de cet éclatement, il est commode de se référer aux unités de lieu, de temps et d’action qui, à l’instar de la tragédie classique, donnaient sa cohérence à la réalité sociale du travail. Que le travail soit devenu plus éclaté dans ses dimensions temporelles et spatiales est une évidence. Les grands ateliers regroupant des milliers de salariés ont cédé la place à des organisations éclatées, ramifiées et diffuses : petites équipes plus ou moins autonomes, sous-traitance, mobilité, etc. Quant à la temporalité du travail, sa déstructuration est reconnue et souvent décrite.
Reste l’unité d’action. Ce qui conférait au travail ouvrier sa signification exemplaire, c’était la logique d’une situation marquée par l’effort physique, la subordination et la prégnance d’un objectif concret : une tâche précise et répétitive à accomplir, un objet matériel à produire. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les situations de travail composent des scènes sociales complexes et diversifiées qui mettent en jeu une pluralité d’acteurs : clients, fournisseurs, collègues et autres partenaires. La domination de l’employeur sur le salarié tend à se diffracter en une multitude de contraintes techniques et relationnelles, génératrices de souffrances d’un type nouveau.
Ces tendances socio-économiques lourdes sont aggravées par un autre phénomène qui offre plus de prise aux actions correctrices : le monde du travail a perdu son unité juridique. Entre les secteurs de l’économie, des inégalités de fait se sont creusées face au droit du travail. Selon le secteur et la taille de l’entreprise, le contrat de travail n’offre plus les mêmes garanties. Sur un même lieu, on trouve des personnes aux statuts les plus divers – salariés stables, sous-traitants, intérimaires et autres travailleurs précaires. Avant d’y revenir, rappelons brièvement les causes économiques de cette situation. Les deux principales sont la tertiarisation du travail et l’accroissement de la contrainte marchande, que l’on peut analyser comme une perte d’autonomie des mondes socio-productifs par rapport au marché.
La tertiarisation du travail apparaît de manière évidente dans les statistiques à travers l’accroissement de la part des services dans l’emploi (35 % dans les années 50, 57 % en 1980, plus de 73 % actuellement). Dans le même temps, la part des ouvriers n’a cessé de décliner (de 40 % en 1975 à moins de 20 % actuellement). Mais la tertiarisation n’est pas entièrement reflétée par ces chiffres. On peut en effet la définir plus largement comme l’intensification des interactions sociales dans l’ensemble des tâches productives. Cette évolution, désormais fort avancée, résulte d’un triple phénomène d’évolution de la demande (l’importance relative de la demande de services croît avec le niveau de vie), de délocalisation des activités de production de masse et d’impact différentiel du progrès technique. Ce dernier facteur est sans doute le plus fondamental. Le noyau dur du travail productif « s’évide » sous l’effet du progrès technique et l’activité humaine se recompose à la périphérie et aux interfaces des systèmes productifs automatisés.
Des activités se développent qui, par contraste avec la relative homogénéité du travail productif, apparaissent très différenciées. On peut distinguer cinq grands paradigmes, qui correspondent à des modes d’intervention spécifiquement humains, peu susceptibles d’être totalement assurés par des machines : 1) le savoir, la création et la communication (production de l’immatériel), 2) les soins et les services relationnels (prise en charge de l’humain), 3) l’accueil, la vente (interface), 4) la sécurité, la surveillance et la supervision (gestion du risque) et 5) le nettoyage, la maintenance et la réparation (lutte contre l’entropie). Bien que ces activités comportent souvent des éléments de pénibilité physique, elles diffèrent du travail productif par l’importance, au moins pour les quatre premières, des tâches relationnelles, communicationnelles et informationnelles. La tertiarisation a aussi de multiples conséquences pour le fonctionnement du marché du travail, les inégalités salariales, voire la dynamique de la croissance économique (c’est l’une des causes majeures du ralentissement de la croissance). Au plan social, son effet le plus clair est d’accroître l’hétérogénéité du monde du travail.
Le travail est affecté aussi par les profondes mutations que connaît l’entreprise. Ces changements concernent à la fois l’organisation interne des firmes (l’allègement des pyramides hiérarchiques et le développement des structures en réseau), la diffusion de la contrainte marchande au cœur de l’entreprise (des travailleurs en nombre croissant sont soumis à des objectifs de résultat) et l’emprise de la logique financière sur le management (l’importance prise par les objectifs de profit à court terme). Ces divers mécanismes agissent tous dans le même sens, celui d’une perte d’autonomie des mondes socio-productifs par rapport au marché. L’organisation productive n’est plus un monde à part sécrétant des normes (techniques, sociales) et des valeurs particulières, mais un terrain d’expansion de la logique marchande. Or celle-ci va de pair avec une individualisation du rapport social de travail, chacun étant plus directement comptable du résultat économique de l’entreprise.
Selon la taille et le secteur de leur entreprise, les salariés sont inégalement affectés par ces évolutions. Par rapport à ceux des grands groupes et a fortiori du secteur public, les salariés des PME subissent un cumul de contraintes et de désavantages : risque de chômage accru, flexibilité imposée, salaires inférieurs, avantages sociaux réduits.
Une telle situation est problématique à plus d’un titre. Elle n’est pas seulement synonyme d’insécurité, mais également d’opacité. Elle induit des fractures peu visibles au sein du salariat qui compliquent le débat sur les inégalités. Plus gravement, elle affaiblit la fonction intégratrice du travail. Le nouveau régime de la division sociale du travail atomise le salariat, à rebours du mouvement de massification qu’avait provoqué la révolution industrielle. Le travail devient un terrain d’autonomisation, de promotion et de mise en compétition des individualités au détriment de ses fonctions d’intégration collective et de production de normes sociales.
La nouvelle question sociale du travail appelle des réponses multiples, sur divers plans : politique, économique, institutionnel. Les questions de l’emploi (chômage, précarité), des inégalités (salaires, pauvreté, exclusion) et de la qualité de la vie au travail interfèrent sans se confondre, formant un nœud de problèmes imbriqués. Quitte à simplifier, posons que le premier objectif de la politique sociale, le critère de sa cohérence stratégique, devrait être la réunification du monde du travail comme lieu de citoyenneté. Il s’agit de rendre au monde du travail sa qualité de monde commun.
Un aspect au moins de la réalité du travail, à savoir son cadre juridique, relève directement de l’action publique. La condition salariale doit être régie par un ensemble de principes et de règles homogènes. Ce qui implique d’abord de mettre fin à la multiplication des statuts dérogatoires sous couvert de lutte contre le chômage. Mais il faut aller plus loin et traiter au fond la contradiction entre une flexibilité apparemment inévitable du travail et les exigences de la citoyenneté sociale. Depuis une dizaine d’années, plusieurs réponses ont été avancées, à travers des notions comme la sécurité sociale professionnelle, le contrat d’activité ou le statut de l’actif. Derrière la diversité des formules, l’objectif est le même : donner plus de souplesse aux entreprises et faciliter la mobilité sans développer la précarité. Les entreprises ont besoin de flexibilité, mais les travailleurs doivent bénéficier d’une continuité de leurs revenus et de leurs droits sociaux.
De manière complémentaire – ou alternative ? –, la question est souvent posée d’une refondation institutionnelle de l’entreprise. En tant qu’elle fournit un cadre social aux activités productives, ne faut-il pas considérer celle-ci comme une institution ? Or, actuellement, la société de capitaux est la seule institution juridiquement reconnue : « Les seuls membres de la société sont les actionnaires, même s’ils ne possèdent que peu d’actions et souvent ignorent la nature de l’activité de production qui s’y réalise. Ils ont fait un placement dont ils attendent la valorisation et le versement d’un dividende, mais dont ils ignorent souvent l’objet » 4. La communauté de travail, pour sa part, n’est pas véritablement instituée. Alors qu’ils constituent la substance humaine et économique de l’entreprise, les salariés sont en situation d’extériorité par rapport à la société de capitaux. Certes, ils ne sont pas pour autant considérés comme de simples loueurs de service : ils ont obtenu des droits collectifs et même, dans certaines limites, un pouvoir sur la marche de l’entreprise. Mais les évolutions actuelles font apparaître la fragilité de ces avancées, toujours susceptibles d’être remises en cause ou vidées de leur contenu au nom de la libre concurrence et du profit. On ne pourra s’opposer à l’éclatement des situations sociales de travail sans ré-instituer conjointement le marché, l’entreprise et le travail.
S’engager dans cette voie peut sembler aventureux, tant la domination de l’argent et du marché paraît constitutive du système économique. On voit mal comment établir une parité entre le travail et le capital sans lier d’une manière ou d’une autre la libre circulation des marchandises et le statut juridique du travail qui les a produites. Une telle perspective est aujourd’hui fort utopique, mais elle finira par s’imposer. Il serait contradictoire en effet de vouloir faire du travail le fondement du lien social et la clef d’un ensemble de droits sans l’instituer plus solidement comme un pilier de notre existence collective.
Bernard Perret
1 / Roger Sue, La société contre elle-même, Fayard, 2005, p. 79.
2 / Observons au passage que la (relativement) bonne situation démographique de la France n’est sans doute pas sans lien avec l’aménagement du temps de travail, qui facilite la conciliation du travail et de la maternité. Cet élément est rarement pris en compte par ceux qui associent, non sans de bons arguments, RTT et déclin de la France.
3 / Les désordres du travail, enquête sur le nouveau productivisme, coll. La république des idées, Seuil, 2005.
4 / Jean Clément et Hugues Puel, communication présentée au colloque « Enjeux du management responsable » les 18 et 19 juin 2004 à l’Université catholique de Lyon.