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Dossier : Reconnaître le travail

Evaluation, l'intériorisation des normes


Resumé Que signifient les nouveaux modes de management ?

Depuis une trentaine d’années, un nouveau type d’encadrement et d’organisation s’est développé dans les entreprises qui a remis en cause l’ancien ordre productif issu du xixe siècle et du modèle taylorien. L’attention accordée à l’individu, la remise en cause des « petits chefs » autoritaires et butés, celle des cloisonnements bureaucratiques, la volonté de prendre en compte les idées des salariés… ont répondu à des aspirations nouvelles et produit des effets en termes de productivité et de qualité qu’il serait vain de nier. Mais la réconciliation de la compétitivité et de la valorisation de la « ressource humaine », qui fut fortement célébrée dans les années 80, ne va nullement de soi. Non seulement, elle s’est heurtée aux fortes contraintes de la concurrence internationale, mais la façon dont on a pris en compte la « ressource humaine » a été d’emblée porteuse de confusion et son évolution a produit des effets délétères. C’est un nouveau type de management paré au départ de ses bonnes intentions et de ses outils d’évaluation qui mérite d’être soumis à l’analyse critique.

Quelles évolutions ?

Comprendre les nouveaux modes de management et d’évaluation des salariés implique d’abord de les resituer dans une évolution sociale et historique. De ce point de vue, les années 70 et les années 80 marquent un changement décisif par rapport à l’ordre productif issu du xixe siècle et du taylorisme façonné par les idées d’ordre et de hiérarchie, de discipline et de division stricte des tâches. Ces années voient en effet se combiner trois grands types d’évolution (sociale, économique et technologique) qui entraînent de profonds changements. Tout d’abord, les nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail sont plus instruites que par le passé et porteuses d’exigences nouvelles d’autonomie et de participation, remettant en question le modèle taylorien basé sur des stricts rapports de commandement et une division extrême des tâches. En 1975, le rapport Sudreau sur La réforme de l’entreprise 1, commandé par le président Giscard d’Estaing, dresse un constat de la crise du taylorisme : « L’entreprise est critiquée au nom d’aspirations nouvelles ». Le malaise n’épargne pas l’encadrement : « L’exercice du commandement est rendu plus difficile par le refus croissant des salariés à s’identifier à l’entreprise, dès lors que celle-ci est perçue comme une organisation sur laquelle ils n’ont aucune prise 2. » Cette crise sociale et culturelle se combine avec la sortie des Trente glorieuses. Le ralentissement de la croissance entraîne le passage d’une production de masse standardisée à une production où la diversité et la qualité du produit deviennent des exigences clés.

Le développement de l’informatique et des nouvelles technologies constitue un autre facteur décisif de cette évolution qui remet en cause les anciens modes d’organisation et d’encadrement. L’attention va être désormais portée sur la mobilisation et la gestion de la « ressource humaine ». Des formes d’organisation du travail plus souples sont mises en place, qui réduisent les lignes hiérarchiques, opèrent des décloisonnements entre services, valorisent la polyvalence, l’enrichissement des tâches et l’autonomie. Telles sont les lignes de forces d’une mutation qui, si elle n’a pas concerné pareillement l’ensemble des entreprises, a cependant abouti à une nouvelle figure de l’ordre productif.

Les compétences nouvelles requises ne sont pas seulement de l’ordre des connaissances techniques et des savoir-faire. Elles impliquent des capacités cognitives et de communication liées aux nouvelles technologies, à l’analyse et à la résolution collective des multiples aléas de la production. Le décloisonnement et la coordination accrue entre les différents services, la multiplication des réunions collectives, l’attention plus grande portée aux exigences de l’usager ou du client… font que les relations et la communication dans le travail occupent une part importante de l’activité. De tels changements heurtent des identités professionnelles structurées autour de la technique et des savoir-faire traditionnels ; ils déstabilisent et dévalorisent les catégories de salariés peu formés et qualifiés, attachés auparavant à des postes fixes et centrés sur des activités étroitement spécialisées.

Dans ce cadre, la nécessité d’acquérir et de développer des compétences par la formation va se trouver valorisée dans les années 80 comme elle ne l’avait jamais été auparavant. L’approche du travail en termes de compétences entend au départ faire reconnaître et valider des savoir-faire impliqués dans l’activité professionnelle et sociale que le diplôme scolaire ne prend pas en compte. Il s’agit de faire tenir ensemble adaptation nécessaire et promotion sociale, en particulier pour les catégories peu qualifiées. Telles sont les intentions premières présentes notamment dans les milieux syndicalistes et de la formation.

Logomachie et « boîtes à outils »

Mais, dans les faits, le croisement des outils d’évaluation des milieux de la formation avec un nouveau discours managérial, qui fait alors de nombreux adeptes 3, aboutit à la confusion, entraînant les pratiques dans une direction qui érode les intentions premières. Le marché de l’audit, du conseil et de la formation sur mesure se développe de façon importante. Le jargon, les méthodologies et les outils en tout genre impressionnent le néophyte, brouillent le sens commun et rendent méconnaissables les réalités les plus banales.

À en croire les spécialistes, il existe de nombreux types de compétences. Elles peuvent être « générales » (permettant la réalisation de tâches variées) ou « spécifiques », « professionnelles » (relatives à l’activité de travail), « techniques » (« savoirs généraux scientifiques et techniques applicables au travail »), « polyfonctionnelles » (capacité à effectuer des activités différentes, comme les tâches de fabrication et de contrôle) 4. Les compétences sont aussi « transversales » et donnent lieu à de multiples classements en fonction de telle ou telle activité et selon les besoins des entreprises : compétence d’« animation », « de travail en groupe », voire d’« adaptation » et de « changement », « compétence relationnelle », « compétence en résolution de problème », en « conseil », en « planification et organisation » 5

Au-delà de cette diversité, on retrouve finalement dans les outils d’évaluation un cadre global de classement qui divise les compétences en trois grandes catégories : « savoir » (connaissances théoriques), « savoir-faire » (habileté acquise dans la pratique professionnelle), « savoir être » (attitudes et comportements). Chacune de ces trois grandes catégories donne lieu à des définitions et à des sous-catégories qui se déclinent elles-mêmes en de longues listes d’items de compétences selon une méthode d’emboîtement qui rappelle les « poupées russes ».

Cette confusion peut-elle être prise au sérieux ? N’avons-nous affaire qu’à un vocabulaire insignifiant issu des milieux de plus en plus imbriqués de la formation et du management ? L’important, comme le reconnaissent souvent ceux qui manient ces outils, n’est-il pas la façon dont on les utilise, beaucoup plus que le discours qui les accompagne ? Plus fondamentalement, cette logomachie de la compétence paraît symptomatique des difficultés à appréhender des évolutions bien réelles du travail. Les praticiens sont ainsi amenés à « bricoler » des notions et des outils pour approcher une réalité nouvelle difficile à cerner, l’important en l’affaire étant de disposer de moyens pour pouvoir agir au mieux sur le réel. Les outils d’analyse et d’évaluation des compétences peuvent être ainsi considérés comme de simples instruments utilisables différemment selon l’« éthique » et la perspective de celui qui les utilise.

Mais une telle approche demeure aveugle sur la vision bien particulière du travail développée par ces outils. Ce n’est pas l’intention des managers et des formateurs qui est en question, mais la conception du travail sous-jacente à cette approche et ses effets possibles de déshumanisation. Le travail humain est en effet appréhendé en termes de mécanismes et de comportements élémentaires que l’on décompose à l’extrême et instrumentalise en vue d’objectifs à atteindre. Découpée et « mise à plat », sous forme de compétences parcellisées, codifiées dans de multiples catégories et schémas, l’activité professionnelle est ramenée à une machinerie fonctionnelle qu’on prétend maîtriser et perfectionner en vue d’en améliorer les performances. L’expérience professionnelle se réduit ainsi à un processus d’acquisition d’informations, le savoir-faire à des stocks d’énoncés et de procédures que les spécialistes vont s’empresser de formaliser. Évaluer consiste à mesurer l’écart par rapport à l’objectif grâce à des indicateurs qui permettent de quantifier le degré d’acquisition.

La longue liste des « compétences » déclinées dans les outils d’évaluation véhicule un modèle de la performance individuelle qui ne souffrirait d’aucun défaut. Aucune part de l’individu n’est supposée échapper à l’implication dans le travail : on évalue non seulement ses « savoirs » et « savoir-faire » mais aussi son « savoir être ». Dans la trilogie des savoirs, le « savoir être » est la notion la plus confuse. Elle renvoie aux aspects comportementaux et relationnels, mêlant la psychologie et l’idéologie. Autonomie », « esprit d’initiative », « loyauté », « franchise »… coexistent dans une longue liste qui dessine un modèle de bon comportement auquel l’individu est censé se conformer. Ce modèle efface les frontières entre compétences professionnelles et comportements relevant des libres activités sociales ou de la vie privée. Il implique subrepticement un mode d’engagement dans le travail et l’entreprise qui crée de graves déséquilibres. Les cadres ont été les premiers concernés par ce modèle, mais celui-ci touche désormais l’ensemble des personnels à travers de multiples évaluations. L’individu a le sentiment qu’on attend tout de lui et qu’il n’a pas droit à l’erreur. Un tel modèle de la performance intériorisé engendre un stress permanent et la sourde crainte de ne jamais pouvoir être « à la hauteur » : est-on jamais sûr de ses propres compétences et performances non seulement vis-à-vis des autres, mais de soi-même ?

Injonctions et contraintes paradoxales

« Évaluation », « autonomie » et « responsabilité » sont devenues les maîtres-mots d’un management qui affirme volontiers s’être débarrassé des scories de l’autoritarisme et des contraintes du passé. Celui-ci redessine cependant une nouvelle figure du pouvoir dont la principale caractéristique est qu’elle ne se présente plus explicitement comme telle. Les normes ne paraissent plus fixées d’autorité et imposées par une discipline productive contraignante. Elles sont censées être le résultat d’évaluations et d’audits en tout genre, résultat transformé en objectifs à atteindre par « contrat ». À la contrainte externe se substitue une tentative d’intériorisation des contraintes et des normes, réputées traduire une évaluation et un libre engagement de chacun. La réalité est autre, mais ces discours et ces pratiques n’en placent pas moins les individus devant une situation contradictoire profondément déstabilisatrice. L’évaluation doit être « auto-évaluation » alors qu’elle implique procédures et outils sophistiqués, élaborés et manipulés par des spécialistes. Chaque salarié est sommé d’être autonome en même temps qu’il doit se conformer à des normes strictes de performances. Il est appelé à être « responsable » de son travail et des performances de l’entreprise dans une logique sacrificielle de la survie et de l’urgence qui n’offre guère d’autre choix et se traduit souvent par une charge accrue de travail.

En mettant hors champ les conditions concrètes, l’injonction managériale à l’autonomie tend à rendre les salariés responsables de leurs compétences et de leurs performances, et finalement de leur « employabilité » dans l’entreprise et sur le marché du travail. Évaluée comme une des premières compétences requises pour le « changement », l’autonomie décrétée place les plus faibles en situation difficile, ceux qui n’ont ni les conditions, ni les acquis de formation pour y accéder. Un tel poids de responsabilité projeté sur chacun provoque des effets d’angoisse et de stress qui sapent les rapports de coopération et l’ambiance de travail. Soumis à des injonctions paradoxales, préoccupés par leurs performances individuelles et le maintien de leur « employabilité », les individus tendent à s’auto-centrer, à développer un activisme qui masque mal leur inquiétude et délie les rapports d’entraide et de solidarité dans le travail. Les phénomènes de « harcèlement moral » s’inscrivent précisément dans le cadre de ce management paradoxal et de la psychologisation des rapports sociaux qu’il entretient et exacerbe 6.

Ce n’est pas la nécessité de l’encadrement et de l’évaluation du travail qui sont en question, mais la déshumanisation qu’ils impliquent quand le management prétend s’affranchir de l’expérience commune, tente de dénier les contraintes et normes, les repères symboliques de l’autorité. Les outils d’évaluation, et plus encore d’« auto-évaluation », tendent alors à enfermer l’individu dans une logique de face-à-face avec lui-même, qui le coupe des conditions concrètes du travail et de la trame des rapports humains. Le travail n’est pas une simple affaire de « compétences », il n’est pas seulement un « processus » à rationaliser, il est aussi un « monde » dans lequel l’individu se confronte aux limites du possible, entre en coopération et en conflits avec d’autres, acquiert des habitudes et des valeurs constitutives d’une identité individuelle et collective. Cette dimension anthropologique essentielle demeure l’arrière-fond que les évaluations ne sauraient faire oublier. En la mettant hors champ, on rend le travail insensé et, comme tel, apte à toutes les manipulations.

Jean-Pierre Le Goff



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1 / La réforme de l’entreprise. Rapport du comité présidé par Pierre Sudreau, UGE, 1975.

2 / Ibid, p. 22.

3 / Cf. Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise. Critique de l’idéologie managériale, La Découverte, 1992 et 1995 et Les illusions du management, La Découverte, 1996 et 2000.

4 / Michel Huteau, « Compétence », in Philippe Champy, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Nathan, 1994, p. 182.

5 / Gérer les compétences aujourd’hui et pour demain, document entreprise en possession de l’auteur.

6 / Cf. Jean-Pierre Le Goff, « Que veut dire le harcèlement moral ? » Le Débat, n° 123, janvier-février 2003 et n° 124, mars-avril 2003.


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