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Dossier : Attention pauvretés

Un objectif pour l'Europe


Resumé Chaque Etat européen produit désormais un Plan d’action pour l’inclusion. La volonté d’en mesurer l’impact peut être le fer e lance des acteurs de la société.

Depuis les sommets de Lisbonne et de Nice (mars et décembre 2000), une « stratégie européenne » de lutte contre les exclusions est en place. A Lisbonne est affirmée la volonté de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Une « méthode ouverte de coordination » est mise en œuvre, qui donne à tous les sommets de printemps un rôle essentiel dans le pilotage de cette stratégie. Les États sont invités à produire des Plans d’action nationaux pour l’inclusion tous les deux ans et une batterie d’indicateurs permet une mise en perspective.

Les Plans d’action nationaux ont été élaborés, en juillet 2001 puis juillet 2003. La Commission a publié des rapports conjoints (Commission – Conseil) à partir de ces plans et donné ainsi une analyse désormais européenne de ce que l’on comprend par pauvreté et exclusion sociale. Décidés au sommet de Laeken, les 18 indicateurs de base retenus et publiés par Eurostat, pays par pays, permettent des comparaisons et une mesure des évolutions. Le pilotage est assuré par un Comité de protection sociale (CPS) regroupant des experts nationaux et européens. Les sommets de printemps ont tenu leurs objectifs, avec des annonces parfois fracassantes comme celle faite à Barcelone (mars 2002) sur les durées de travail pour accéder à la retraite.

La pauvreté ne recule pas en Europe des Quinze : environ 15 % des personnes sont toujours sous le seuil de pauvreté (de 10 % en Suède à 21 % en Irlande). L’analyse souligne la situation difficile des familles nombreuses ou monoparentales, des enfants « pauvres » (10 % des enfants vivent dans des foyers sans emploi), de certains retraités, des migrants mal intégrés, des jeunes qui accèdent difficilement à l’emploi (19 % quittent l’école sans aucune formation). Elle pointe des inégalités entre hommes et femmes et entre territoires. Mais elle ignore encore la situation des demandeurs d’asile, gens du voyage et personnes sans domicile, des habitants des quartiers difficiles, des populations vieillissantes issues de « galères ».

D’abord simples catalogues de mesures, les plans nationaux ont évolué vers des débuts de stratégie, sans pour autant oser afficher pleinement des objectifs chiffrés ni des budgets affectés. Mais une voie est ouverte, vers une plus grande transparence des politiques publiques pour essayer d’atteindre des résultats. Selon les pays, les cultures et contextes, les affichages politiques ne sont guère comparables : l’Espagne veut réduire de 2 % le niveau du risque de pauvreté dans les deux ans à venir ; le Royaume Uni affiche comme objectif une baisse de 25 % du nombre d’enfants vivant dans des ménages à faibles revenus avant 2005 ; la France prévoit une diminution de 10 000 du nombre de jeunes quittant le système éducatif sans qualification ; la Suède se propose d’atteindre un taux d’emploi de 80 %. D’autres essaient de croiser des stratégies à effets multiples, comme la Finlande qui entend retarder de 2 à 3 ans l’âge moyen de départ réel à la retraite avant 2010, ou la Suède qui cherche à diminuer de 50 % le nombre de jours de congés maladie d’ici 2008. Surtout, un lien est réalisé entre les Plans nationaux d’action pour l’inclusion et les Plans nationaux d’action pour l’emploi. Désormais, la politique pour l’emploi inscrit, dans ses objectifs, le renforcement de la cohésion sociale.

Des échecs persistants

L’objectif de Lisbonne, éradiquer la pauvreté à l’horizon 2010, semble inatteignable ! Le président de la Commission vient d’ailleurs de le reconnaître, dans le but peut-être de provoquer les gouvernements et l’opinion. Au seuil de l’élargissement à dix nouveaux pays, tous plus pauvres que les 15 membres actuels de l’Union, les programmes et leurs moyens financiers, qui iront prioritairement à l’Est, sont-ils à la hauteur ?

Le sommet de Nice parlait de mobiliser toute la société. La volonté a manqué clairement dans ce domaine, dans la plupart des pays. Les Ong ont été consultées marginalement et trop tard, les institutions sociales et les administrations décentralisées ne se sont pas approprié la démarche. Certains pays (Irlande, Danemark, Finlande, Allemagne, Grèce) ont avancé vers la mise en place d’une plate-forme de dialogue. Les expériences menées, réunissant des personnes pauvres de toute l’Europe, travaillant comme une assemblée d’experts, ont montré toute leur pertinence 1.

Mais dans chaque État, les résistances demeurent. Les décideurs politiques invoquent des questions méthodologiques ou déontologiques et préfèrent mettre en avant les instances officielles (comme le Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en France). Les Ong elles-mêmes ne se sont pas donné de marge de manœuvre pour « oser » accompagner cette parole des « pauvres » et la porter officiellement. Le ressort de la démocratie participative (inscrit dans le projet de constitution européenne) n’a pas été utilisé pour renvoyer dans toutes les couches sociales cette question fondamentale de l’exclusion. Car la pauvreté ne concerne pas seulement des personnes en marge qu’il faudrait ramener vers le centre, mais bien toute la société. Celle-ci est concernée par ce tourbillon où les sécurités et les protections se décomposent et se recomposent incessamment. « L’insécurité sociale » 2 est bien là, engendrée par le délitement des systèmes de protection, accéléré par certains choix politiques. La pauvreté est un « risque » que nos systèmes de protection sociale ne savent pas réellement couvrir.

Parler de droits fondamentaux, alors qu’existe depuis le sommet de Nice une charte européenne, n’est pas inutile. Cela inclut le droit à un revenu minimum, à un logement décent, à un emploi, à l’enseignement et la formation, aux soins pour la santé, à la culture et à la participation sociale, et l’on pourrait ajouter le droit d’accéder à des services d’intérêt général. Les réseaux d’Ong se sont battus depuis 20 ans pour faire reconnaître que la pauvreté est une violation des droits humains et de la dignité humaine. Mais il faut des ressources financières pour faire exister ces droits ou, au moins, orienter les fonds structurels européens vers cet objectif. Les plans nationaux ont mis en lumière des stratégies possibles mais les moyens sont secondaires au regard d’autres objectifs.

Mesurer et communiquer…

Face aux gouvernants, la volonté de mesurer l’impact des politiques sur la pauvreté doit être le fer de lance des acteurs de la société. L’affichage des plus beaux plans demeure vain quand leur impact ne se mesure pas et quand des stratégies parallèles créent des courants perturbateurs. Une vision purement sécuritaire, qui tend à criminaliser les « gens de la rue », victimes de la prostitution et de l’errance, stigmatise sans rien résoudre. Ou encore, la création de « sous-statuts » de travailleurs (le Revenu minimum d’activité…) pose de nombreuses questions : acceptera-t-on de la revoir après les quelques mois d’expérimentation qui montreront son inapplicabilité ? Il faut prendre au mot le Président de la République française quand il veut faire un bilan de la loi de 1998 contre les exclusions et donner la parole aux personnes en situation de pauvreté.

La communication et l’alerte des opinions publiques sont des enjeux essentiels. Les sociétés actuelles ont besoin d’être éveillées, secouées sur tout ce qui touche leur cohésion. Le rassemblement autour des « 50 ans » du cri de l’abbé Pierre a montré comment l’on peut avoir tricoté pendant des années puis détricoté en un rien de temps la réponse en matière de logement social. Une campagne régulière d’information-communication est nécessaire sur chaque problème, afin de permettre aux citoyens de mesurer la part qu’ils prennent ou peuvent prendre dans cette construction de la cohésion. Les enquêtes de l’Eurobaromètre le montrent, la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et les inégalités figure aux premières places des attentes des citoyens quant au projet de constitution européenne : utilisons concrètement ce levier !

…et articuler les réponses

Si la période de la construction des droits est derrière nous, celle de l’articulation entre acteurs nationaux (État et organismes sociaux) et locaux (collectivités départementales, régionales et municipales) commence. De nombreux pays vivent déjà cette réalité (Allemagne, Espagne, Italie, Royaume Uni). Nous serions bien inspirés d’aller voir comment cela marche, un État garant et des collectivités territoriales qui dressent des plans locaux de lutte contre la pauvreté. Cette recherche de cohérence entre les différents niveaux peut apporter une dynamique nouvelle. Celle d’une approche plus directe et pragmatique des réponses, en s’appuyant sur les ressources locales et les réseaux organisés. Celle aussi d’une meilleure lisibilité, visibilité, pour les citoyens. Celle d’une approche plus politique de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion par des élus réceptifs au sens de la cohésion sociale.

Réinterroger notre vision de l’Europe

La stratégie de Lisbonne visait à la fois la croissance, les besoins de cohésion et de développement des connaissances. Elle ne prenait pas en compte la montée des discriminations ni la perspective d’un vieillissement du continent européen. Les stratégies doivent concerner l’effectivité des droits humains fondamentaux, et aborder les attitudes et les comportements culturels qui créent de l’exclusion. Nos sociétés ont peur et se protègent en partie parce qu’elles vieillissent.

Saura-t-on anticiper ces évolutions sociales et démographiques ? Et comprendre que l’on ne se sauvera pas seul mais tous ensemble, européens et toutes générations réunies ? « Promouvoir le vieillissement actif en incitant les travailleurs âgés à demeurer actifs et en modernisant à cet effet les systèmes de formation continue et d’organisation du travail, ainsi que les systèmes de prévention et de soins de santé », cette affirmation de la Commission européenne traduit une prise de conscience récente.

De même, la question des flux migratoires en Europe est mal posée en termes de prospective. Elle en reste au modèle de la protection, voire de la forteresse (cf. l’interpellation de Kofi Annan au Conseil de l’Europe). L’Europe n’existera pas à l’abri du contexte mondial. Les pauvres aujourd’hui dans nos pays, et plus encore demain après l’élargissement, seront pour une large part des non-Européens. Pour assurer leur survie, ils sont déjà prêts à tout (exil, passeurs, boat people, séparation familiale…) et accepteront de vivre en Europe dans les conditions sociales dégradées que préparent nos gouvernants (même s’ils ne sont plus des sans papiers). Ce serait un recul de civilisation très inquiétant.

La mondialisation augmente l’insécurité, fragilisant bien des situations, notamment par la mise en place d’emplois précaires. L’ouverture des marchés est devenue la priorité, même si des continents entiers vont mal (voir le dernier Forum social mondial de Bombay). Les citoyens voient dans l’Europe à la fois un danger (31 % des Français en janvier 2004 demandent un arrêt de la construction européenne) et une réponse (64 % attendent que l’Europe trouve sa voie). Si l’on parle souvent de la distance qui sépare les citoyens du « projet européen », c’est bien par une coopération renforcée dans le champ de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale que l’on pourra prétendre combler ce fossé.



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1 / Le réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN) a piloté deux rassemblements de ce type (à chaque fois près de 100 personnes en situation d’exclusion). Des comptes rendus sont disponibles sur le site wwww. eapn. org, qui frappent par la pertinence des propos et propositions présentées.

2 / Titre du dernier ouvrage de Robert Castel.


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