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Dossier : Attention pauvretés

Le durcissement de l'opinion


Resumé De plus en plus, l’opinion tend à renvoyer sur les pauvres la responsabilité de leur situation.

Quelles sont les représentations de l’opinion publique sur la pauvreté et l’exclusion ? Les évolutions des politiques publiques et sociales dans un sens plus libéral correspondent-elles à l’état d’esprit de l’opinion ?

Depuis une vingtaine d’années, la combinaison de facteurs structurels et conjoncturels a changé en profondeur l’environnement et la vie des entreprises : le marché de l’emploi et ses valeurs (position et existence sociales, sécurité), les parcours professionnels…

La mondialisation et l’interdépendance des systèmes économiques et financiers exercent une influence tangible sur notre existence. L’organisation professionnelle et privée, mais aussi les rythmes de vie, de loisirs sont marqués par de nouveaux schémas auxquels nous nous adaptons, à défaut de pouvoir en modifier les périmètres et les principes. Dans le même temps, ces évolutions ne sont pas sans conséquence sur les formes de précarité et d’exclusion. Au fil des années, de nouveaux visages de la pauvreté sont apparus. Ils se sont démultipliés et complexifiés. Le « pauvre » n’est plus le clochard, ni le mendiant. Il est intégré, malgré lui, à un ensemble : celui des plus démunis, des exclus. Quelle est, dès lors, la représentation de la pauvreté aujourd’hui ? Qu’est ce que la pauvreté ?

La définition est différente aux yeux de ceux qui vivent la pauvreté et de ceux qui en sont éloignés. Les personnes en difficulté parlent de leur situation personnelle en regard des politiques sociales mises en œuvre (familles monoparentales, travailleurs pauvres, chômeurs, etc.). Les autres continuent de raisonner en termes de privations : le manque de nourriture, de logement, d’accès aux soins. Cette manière de caractériser la pauvreté, constante dans l’opinion publique, est identifiée comme telle par les analyses de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale en 2000, 2001 et 2002. Or, en choisissant de se représenter à travers les caractéristiques propres à leur situation individuelle, les personnes en difficulté soulignent la diversité de la pauvreté, contredisant le traitement informatif stéréotypé, encore centré finalement sur la figure du sans domicile ou du mal logé.

La responsabilité personnelle mise en cause

Mais autant que la manière d’appréhender la pauvreté, ce sont les causes de son origine qui répondent à une constante dans l’opinion, Elles sont à rechercher d’abord dans le surendettement et le licenciement pour respectivement 81% et 84% de réponses. Ces pourcentages, qui varient peu d’une année sur l’autre, laissent apparaître un consensus entre toutes les catégories représentatives de l’opinion.

Au-delà cependant, c’est une mise en cause de la responsabilité personnelle qui est observée de plus en plus clairement. 56 % y croient en 2002, contre 47 % en 2000. Cette évolution traduit une étape nouvelle dans la hiérarchisation des causes de la pauvreté : « le manque d’emploi » est relégué à un niveau second, à l’instar du « manque de chance »…

Entre 2000 et 2002, la conjoncture économique favorable avait entraîné une baisse sensible du nombre de chômeurs. Et l’opinion a voulu croire qu’il était possible de trouver du travail à condition de le vouloir. Mais si une telle argumentation prévaut dans une situation économique favorable, comment expliquer son renforcement entre 2001 et 2002, au moment où la croissance économique marque le pas ? Une étude de l’Observatoire national de la pauvreté, réalisée cette année, montre sur ce point des divergences dans l’opinion française qui éclairent ce paradoxe. Elle révèle en effet des disparités sensibles entre les personnes de plus de 65 ans et la tranche des 18-49 ans, mais aussi des variables importantes selon le niveau d’études des personnes et leurs catégories socioprofessionnelles, Si l’idée d’une responsabilité personnelle semble de plus en plus partagée, seules 43 % des personnes diplômées considèrent le refus de travailler comme cause de pauvreté et d’exclusion. A l’inverse, les moins diplômés sont, avec les personnes sans activité, les plus sévères : respectivement 56 % et 60 % s’expriment dans ce sens. Un effet sans doute imputable à l’âge, les personnes sans activité étant à 45 % des retraités. La méconnaissance des situations d’exclusion et l’éloignement du marché du travail expliqueraient ce durcissement, les incompréhensions qui en découlent, la persistance de préjugés, comme « le pauvre ne fait rien pour s’en sortir », « s’il cherchait du travail, il en trouverait »… Les représentations de la pauvreté sont des représentations « construites », en fonction de l’environnement social et économique, du niveau d’études, de l’âge, de l’emploi occupé, de données plus personnelles.

La responsabilité des médias dans la manière dont ils traitent de la pauvreté et celle des politiques – par leur manque de courage pour informer leurs électeurs sur les « oubliés de la croissance » – est réelle : la méconnaissance des situations de pauvreté et des dispositifs pour y répondre est de plus en plus grande. Ainsi, la majorité des personnes interrogées surestiment la valeur du Rmi. Elles sont cependant favorables au maintien de ce dispositif et à son extension vers les jeunes de moins de 25 ans. L’opinion se montre divisée sur l’idée que son obtention soit conditionnée à des contreparties, comme l’obligation d’accepter un emploi proposé.

La précarité ignorée de l’opinion

Peu de personnes associent la précarité à la pauvreté. Alors qu’elle est « entrée dans les mœurs », devenue la condition de vie de beaucoup, établie en système de gouvernance des entreprises et du personnel, la précarité reste méconnue de l’opinion. Or il existe en France un million de travailleurs dont les revenus directement liés au travail ne permettent pas une vie décente. Une telle réalité se traduit massivement pour des associations comme le Secours catholique. Parmi les 1,6 million de personnes qu’il reçoit chaque année, dans ses 2 500 centres d’accueil, une sur quatre travaille sans que les revenus de son travail ne lui suffisent pour vivre.

La grande exclusion échappe à tous les rapports officiels. Outre le bouleversement dans la hiérarchisation des causes de la pauvreté, on observe une évolution dans ses caractéristiques, en particulier avec un glissement de l’emploi vers le logement. La situation des jeunes influe assez largement sur cette nouvelle donne : confrontés à l’alternance de périodes chômées et de travail, ils hissent le logement au rang de la spécificité première de la pauvreté.

Au regard des facteurs multiples qui entourent la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, peut-on penser que les politiques publiques actuelles, orientées dans un sens plus libéral, correspondent à un état d’esprit de l’opinion ? Organiser la lutte contre la pauvreté et l’exclusion nécessite d’intervenir au niveau économique, dès que la pauvreté est associée à un manque de revenus, et au niveau politique pour agir contre l’exclusion, rendre opérationnelles les réponses et permettre un véritable accès aux droits sociaux. Mais, si le politique différencie les personnes en difficulté de celles qui sont exclues, créant des catégories distinctes, l’opinion ne semble pas distinguer une pauvreté « légitime » d’une autre qui ne le serait pas. Certes, des propositions traduisent une volonté de solidarité, comme la loi de lutte contre l’exclusion en 1998, celle de Solidarité et de renouvellement urbain – réaffirmant le droit au logement – en 2000, ou la Couverture maladie universelle. D’autres, en revanche, fruits de politiques libérales, mobilisant les ressources individuelles plus que la solidarité collective, divisent davantage l’opinion selon son niveau de connaissance sur le sujet. Celle-ci est sensible à des schémas et des modes qui, s’ils ne conditionnent pas complètement son jugement, ont un impact réel, parfois générateur de positionnements ambivalents.


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