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Dossier : Attention pauvretés

Amartya Sen, la pauvreté comme absence de capacité


Resumé L’apport du prix Nobel d’économie a-t-il influé sur les politiques ?

Projet - Les thèses d’A. Sen sur la capabilité, sur l’intégration des aspirations individuelles dans les logiques de développement, ont-elles contribué à modifier les réflexions des économistes ?

Christian de Boissieu – Depuis fort longtemps, Sen travaille sur les façons de réconcilier deux objectifs souvent disjoints : l’efficacité économique et la justice sociale. Ses premiers travaux, très techniques, s’inscrivaient dans le prolongement de ceux d’un autre prix Nobel, l’économiste américain Kenneth Arrow. Le Nobel est venu, fort heureusement, donner encore plus d’impact aux analyses de Sen, qui apportent un éclairage décisif sur l’articulation entre l’individuel et le collectif, entre les dimensions économique, sociale et politique de la vie en société. Définir le développement comme un « processus d’expansion des libertés individuelles substantielles » peut paraître, en 2004, presque banal. Mais cette apparente banalité traduit justement la percée de l’œuvre de Sen auprès de l’ensemble des acteurs du développement, des organismes internationaux, etc.

Pierre Jacquet – Amartya Sen conteste les visions réductrices de la pauvreté uniquement fondées sur l’observation du niveau et de l’évolution du revenu par habitant des différents pays. Sa réflexion l’amène à mettre au cœur du processus de développement l’accroissement des « capacités » de l’individu : un ensemble de libertés réelles qui lui permettent d’exploiter ses capacités et d’orienter son existence. A côté de la richesse monétaire, les travaux de Sen prennent en compte toutes les possibilités économiques, sociales et politiques offertes à l’individu, qui sont directement liées à son état de santé, son niveau d’éducation, son espérance de vie ou encore la possibilité de faire entendre sa voix dans les débats locaux et nationaux. La démocratie devient centrale dans le raisonnement : la question n’est pas de savoir si elle conforte ou non la croissance économique, mais d’affirmer qu’elle relève de la définition même d’un développement qui prend en compte les aspirations de l’individu.

Contrairement à la grande tradition du XIXe siècle, les économistes de la seconde moitié du XXe se sont largement retirés de l’analyse des choix sociaux et de la théorie de la justice. Le souci d’accompagner la démarche théorique de vérifications empiriques a également conduit à privilégier la collecte de statistiques et l’approche quantitative. Tout cela explique que la pauvreté ait souvent pu être définie dans les travaux des économistes à partir d’indicateurs simples (même si leur calcul et leur collecte représentent un lourd investissement), comme le revenu réel par habitant.

Laure Jaunaux et Jérôme Sgard - Par rapport à une approche utilitariste et simplement quantitative de la pauvreté, axée sur le revenu monétaire, Amartya Sen a enrichi considérablement la compréhension des phénomènes de pauvreté : à un principe d’égalité fondé sur les résultats de l’initiative individuelle ou sur les accomplissements, il a substitué l’égalité dans la liberté d’accomplir, la faculté pour chacun d’exprimer ou de valoriser son potentiel, dans un environnement social donné. C’est ce qu’il appelle les inégalités de « capabilités », qu’il distingue de la seule inégalité des revenus finaux (mesurés en termes de revenus monétaires). Sen donne souvent l’exemple des handicapés, mais aussi bien l’origine ethnique, le genre, l’âge sont à prendre en compte : ces variables peuvent réduire les chances des individus, quand bien même la distribution initiale des ressources serait équitable. Il suffit de penser, par exemple, à la possibilité pour les femmes de tirer le meilleur revenu d’un niveau donné d’éducation et de travail, par rapport aux hommes.

Sen reconnaît que la « capabilité » ou la liberté d’entreprendre peut être très différente selon les personnes. Il n’est pas égalitariste au sens traditionnel du terme : le problème de l’équité se pose sur un fonds de différences entre individus. Ces différences viennent de l’hétérogénéité humaine (psychologie, éducation, capital social, richesse) mais aussi des ouvertures que permet l’environnement social et naturel (isolement, sécurité physique, proximité des marchés, des infrastructures publiques, etc.). Il propose donc une définition multidimensionnelle de la pauvreté, à la fois individuelle et sociale, à partir de laquelle il cherche à identifier les critères d’équité sur lesquels fonder une société éthiquement satisfaisante.

Projet - Peut-on dire que les évolutions des politiques de la Banque mondiale intègrent cette dimension ? Qu’en est-il des autres acteurs ?

Christian de Boissieu – La Banque mondiale s’est comportée ces dernières années de façon beaucoup plus pragmatique que d’autres organismes internationaux, par exemple que le Fmi. Elle a intégré, dans sa démarche, dans ses modèles et ses recommandations, au moins l’esprit et souvent la lettre de l’analyse de Sen. Comment ? En mettant l’accent sur les politiques de réduction de la pauvreté entre Nord et Sud, mais aussi à l’intérieur de chaque économie, en soulignant les conditions économiques, sociales et politiques pour tirer profit de la libéralisation en cours un peu partout et de la mondialisation. Sen ne remet pas en cause le rôle essentiel du marché ou les avantages de l’ouverture et de l’intégration. Il s’intéresse à juste titre aux modes de régulation et à la façon de faire prévaloir une véritable « économie sociale de marché ». Ce message a grandement influencé, dans un sens favorable, l’action de la Banque mondiale à un moment où il était et reste important de faire le tri entre les vrais défis nés de la mondialisation et les faux procès qui lui sont faits.

Pierre Jacquet – Les mesures de la pauvreté ont considérablement progressé en vingt ans, notamment depuis que le Pnud, sous l’impulsion de Sen, a introduit « l’indicateur du développement humain » (Idh), qui prend en compte, aux côtés du revenu par habitant, la longévité et l’accès à l’éducation. On obtient ainsi une photographie plus élaborée du niveau de développement, qui se rapproche de la notion de capacités, même si les simplifications et fragilités statistiques sont considérables. Deuxièmement, la communauté internationale, en écho aux travaux de Sen, s’est engagée de façon explicite dans une démarche active de réduction de la pauvreté qui accorde une place essentielle à la construction de capacités et à l’implication des communautés concernées. Troisièmement, cette philosophie a inspiré l’adoption, lors du Sommet des Nations unies en 2000, des « Objectifs du millénaire pour le développement », liste de 8 objectifs et 18 cibles qui engagent la communauté internationale à faire disparaître l’extrême pauvreté et la faim, à garantir une éducation primaire universelle, à promouvoir l’égalité des sexes, à réduire la mortalité infantile et améliorer la santé maternelle, à combattre le Sida, le paludisme et les autres maladies, à protéger l’environnement, et à mettre en place un partenariat mondial pour le développement. Ces objectifs représentent un défi considérable et reflètent une tendance salutaire : l’attention est portée sur les finalités humaines du développement plutôt que sur les seuls indicateurs de croissance. Il reste cependant à transcrire ces discours et objectifs dans les faits.

Laure Jaunaux et Jérôme Sgard – D’un côté, Sen a eu clairement un impact sur la manière de penser les problèmes de pauvreté : dans tous les documents de la Banque mondiale sur ce thème, son influence est très perceptible. Cet effet n’est pas négligeable, il témoigne d’un consensus nouveau, que les institutions de Bretton Woods partagent : la réduction de la pauvreté ne peut plus être considérée comme une simple conséquence à terme de la croissance. Au contraire, des politiques spécifiques, diversifiées, doivent être mises en œuvre pour espérer progresser sur le plan de l’éducation, de la santé, de l’égalité des sexes, par exemple. Depuis 1999, tous les pays qui ont recours aux financements du Fmi et de la Banque mondiale doivent élaborer un programme de lutte contre la pauvreté (Document stratégique de réduction de la pauvreté).

Mais, d’un autre côté, les progrès dans l’application concrète sont beaucoup plus difficiles. Le premier problème est celui des critères utilisés. Alors que Sen insiste sur la dimension pluridimensionnelle de la pauvreté, concrètement on en revient toujours à la mesure quantitative la plus simple : un « seuil de pauvreté » (un, deux dollars par jour et par habitant), à partir duquel on décide de l’application ou non de telle politique publique. Ce type de critère est évidemment commode, mais il contredit le fond de l’analyse de Sen.

La seconde question, pour la Banque mondiale, est celle de la définition d’une stratégie générale, applicable dans ses grandes lignes à tous les pays, ou à tous les pauvres. Bien sûr, elle ne saurait faire partout du « sur-mesure ». On peut espérer qu’elle puisse bénéficier de la diversité de son expérience, pour en faire profiter ses clients. Mais, dans les faits, la singularité de chaque cas, l’héritage et l’expérience de chaque pays sont essentiels. Qui plus est, la réussite des politiques de réduction de pauvreté comporte une forte dimension collective : une mobilisation communautaire, des actions conjuguées au niveau local, la capacité des acteurs sociaux à prendre en charge les politiques publiques. On est dans du très « local », et la capacité de la Banque mondiale à interagir avec ces acteurs est limitée par sa propre centralisation. La faiblesse du processus participatif, l’absence d’une mesure des besoins réels de la population et d’évaluation de l’impact des politiques rendent difficile l’application des concepts énoncés par Sen. D’où le soupçon : le thème de la lutte contre la pauvreté est-il, pour la Banque mondiale, un beau slogan cachant une pratique éloignée des propositions d’Amartya Sen ?

Projet - La manière dont Amartya Sen articule éthique et économie, son refus d’une disjonction complète, bénéficient-ils d’une plus large audience ?

Christian de Boissieu – Tous les scandales intervenus depuis 2001, d’Enron à Parmalat, ont ramené au premier plan les exigences éthiques. Sous cet angle, les travaux précurseurs de John Rawls, de Sen et de quelques autres ont, du fait des circonstances, la possibilité de passer du stade conceptuel à une application concrète. Car le capitalisme, débarrassé, depuis la chute du Mur de Berlin, de son adversaire de l’extérieur, doit affronter de nombreux défis de l’intérieur : transparence de l’information, conflits d’intérêts, normes comptables, gouvernement des entreprises… Les réponses doivent être adaptées à l’ampleur de la tâche et à l’objectif affiché : renouer le fil de la confiance, condition nécessaire – mais pas suffisante – du retour de la croissance. Comment intégrer plus et mieux les valeurs morales dans le raisonnement économique et dans la conduite des politiques économiques ? Comment renforcer la place de l’éthique dans les comportements individuels et collectifs ? La famille, l’éducation, la religion, la réglementation… fournissent, chacune à sa façon, des éléments de réponse, mais la problématique de l’éthique nécessite pour chacun de faire la synthèse entre certaines composantes, voire toutes.

Pierre Jacquet – Amartya Sen considère que la science économique est morale. Il me semble préférable de considérer qu’elle est plutôt en elle-même amorale et qu’il faut lui adjoindre une éthique explicite pour avancer des recommandations concernant les choix sociaux. Ce n’est pas au raisonnement économique de définir les préférences individuelles et collectives. Ces dernières relèvent bien davantage de la philosophie politique. Elles définissent l’espace dans lequel s’exerce le raisonnement économique. L’une des leçons salutaires de l’œuvre d’Amartya Sen est donc de souligner la pauvreté éthique de nombreuses analyses, mais aussi de montrer que l’économie de marché proprement régulée peut être un vecteur des choix sociaux et que l’on peut réconcilier la rationalité économique avec les valeurs morales.

Laure Jaunaux et Jérôme Sgard – Selon Sen, la principale faiblesse de la science économique moderne a été de considérer l’éthique et l’économie comme deux notions antinomiques. Sa démarche consiste à démontrer que le bien-être économique peut substantiellement s’accroître en prenant en compte les questions d’éthique. En effet, les comportements éthiques complexes des individus influent sur le comportement économique : une analyse normative en économie peut donc s’avérer utile. Sa thèse n’invalide nullement la pertinence des concepts économiques ; sa démarche consiste à utiliser les instruments logico-mathématiques sophistiqués et les raisonnements forgés par les économistes pour éclairer la nature éminemment complexe de l’interdépendance sociale. Au-delà, de manière plus pratique, il remet en question avec d’autres la thèse selon laquelle plus de croissance implique, de fait, plus d’inégalités. Lutter contre la pauvreté et les inégalités ne se ferait pas nécessairement au détriment de la croissance.

Projet - Cette articulation entre économie et éthique est-elle susceptible d’avoir un véritable impact, en termes de lutte contre la pauvreté, de redistribution des richesses ?

Christian de Boissieu – La problématique de Sen conduit à mieux articuler l’individuel et le collectif, l’économique et le social (« l’impact de la croissance économique dépend, pour l’essentiel, de l’usage fait des fruits de cette croissance », rappelle-t-il). En poussant aussi à mieux articuler le court terme et le long terme, elle contribue à éclairer l’exigence féconde, même si elle n’est pas toujours dénuée d’ambiguïté, du développement durable. Avec le développement durable, l’optique économique s’élargit heureusement vers la solidarité souhaitable entre générations, vers de nouvelles normes de comportement, éthiques, environnementales, etc., vers une meilleure compréhension entre les mécanismes du marché et les questions de distribution ou de redistribution.

Pierre Jacquet – L’approche de Sen mérite d’être approfondie dans deux directions : l’élaboration des préférences collectives, puisque l’exercice des libertés individuelles doit s’appuyer sur un pacte social définissant les droits et devoirs de chacun ; et le mode de prescription des « capacités » nécessaires à l’exercice de ces libertés, qui amène à poser le problème de l’appropriation par les individus des stratégies de développement qui leur sont proposées. Sen attache beaucoup d’importance à l’éducation : mais la demande d’éducation n’est peut être pas ou pas toujours la première revendication de l’individu en situation d’extrême pauvreté. Qui décide pour les pauvres ? Amartya Sen suppose de façon implicite l’existence d’un processus social d’élaboration des choix collectifs ou de principes universels fondateurs des libertés individuelles. Ses travaux ont contribué à introduire une dimension humaniste essentielle dans le partenariat entre pays riches donateurs et pays pauvres destinataires de l’aide publique au développement.

Laure Jaunaux et Jérôme Sgard – Peut-être, au total, la tentative de réarticuler les enjeux de croissance et d’équité a-t-elle surtout un impact dans les pays en développement eux-mêmes. Elle a légitimé des politiques nouvelles de redistribution, qui ne sont plus axées sur le seul transfert de revenu, par des moyens fiscaux, mais sur l’acquisition par les pauvres de « ressources » nouvelles qui vont les aider dans la durée à obtenir un meilleur revenu : l’éducation d’abord, mais aussi la santé par exemple. On peut penser, par exemple, aux expériences lancées au cours des dernières années au Mexique ou au Brésil. Peut-être est-ce là que l’on peut espérer voir une application relativement large des thèses de Sen, bien plus qu’au sein d’organisations forcément technocratiques et centralisées comme la Banque mondiale ou le Fmi. Peut-être, alors, ces dernières auront-elles la clairvoyance de soutenir les politiques qui, localement, sont mises en œuvre et font leurs preuves ?


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