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Dossier : Une société d'individus

Les individualismes en Europe


Resumé Les enquêtes sur les valeurs des Européens révèlent les formes de l’individualisme contemporain. Non pas un égoïsme calculateur, mais un culte de l’épanouissement personnel, privilégiant la tolérance et la sociabilité amicale. Cette volonté de choisir son destin fragilise les institutions, appelées à être plus modestes.

L’individualisme est souvent identifié avec l’égoïsme et avec une attitude consistant à ne penser qu’à soi, à toujours agir en fonction de son intérêt immédiat. Je voudrais montrer que la tendance dominante dans les sociétés européennes ne réside pas d’abord dans la montée d’un individualisme égoïste, calculateur, étroit, mais plutôt dans la montée de l’individualisation. La place de l’individu comme acteur autonome, comme personne ayant prise sur sa vie devient centrale. On passe d’une situation où les individus étaient contraints, sous des dominations diverses et variées, à une situation où les personnes sont davantage maîtres de décider de leur devenir.

Il n’est cependant pas simple de repérer les tendances lourdes d’évolution de la société européenne, très complexe et composite. Les divers groupes et milieux n’évoluent pas tous dans le même sens. Les différences nationales restent très fortes en Europe. S’il y a des évolutions que l’on retrouve dans presque tous les pays, les cultures gardent des spécificités. Chaque pays connaît aussi des différences régionales, des écarts selon le genre, les classes d’âge et les générations : hommes et femmes, jeunes et vieux ne partagent pas en tous domaines les mêmes valeurs. Il y a des groupes sociaux très contrastés : des riches et des pauvres, des gens qui ont fait des études universitaires et des illettrés, des fonctionnaires dont l’emploi est garanti jusqu’à la retraite, des personnes en situation d’emploi précaire et des chômeurs, des travailleurs indépendants, des cadres supérieurs, des employés et des ouvriers. On peut encore ajouter les gens de droite et ceux de gauche, les catholiques plus ou moins fervents, les membres d’autres religions, les indifférents et les athées. Tout ces groupes n’ont pas le même rapport à l’individualisation et à l’individualisme. Entre un jeune des banlieues, sans beaucoup d’espoir de futur professionnel et un jeune de « bon milieu », étudiant dans une grande école, les différences sont multiples dans leur vie quotidienne, leurs cultures et leurs valeurs.

Pour interpréter les évolutions contemporaines, je m’appuie notamment sur les résultats des enquêtes sur les valeurs des Européens 1, à partir d’échantillons représentatifs de population. Elles tentent de mesurer ce que les gens croient, quelles sont leurs valeurs, ce qui les fait vivre. Dans les principaux domaines de valeurs, quelles formes d’individualisme peut-on repérer aujourd’hui 2 ?

De la famille-institution à la famille individualisée

La famille représentait autrefois une unité de vie stable, fondée sur le mariage, qui était un contrat définitif, où le divorce était inenvisageable. Le sens de la vie était de se marier et d’avoir de nombreux enfants, élevés dans le cadre d’une famille hiérarchisée, où la femme avait surtout le droit d’être soumise à son mari. Le premier objectif était que la cellule familiale perdure, qu’elle soit une cellule de subsistance économique pour les membres de la famille. L’idée que le mariage puisse être rompu par un divorce est entrée très lentement dans les esprits. La progression du divorce a été forte depuis trente ans, à des rythmes cependant assez différents selon les pays. Cette montée est le signe que l’individu prime aujourd’hui sur la cellule familiale.

En fait, le sens de la famille a changé. Elle n’est plus perçue comme une institution, elle est construite par les membres du couple, fondée sur l’amour mutuel que se portent deux personnes, que l’on appelle époux, conjoints, partenaires, amis, compagnon et compagne, ou parents. Le vocabulaire est flottant, à l’image des situations familiales vécues, beaucoup plus plurielles. Partout en Europe, la première préoccupation est de réussir son couple et sa vie familiale. Chaque individu doit y trouver son compte, la femme aussi bien que l’homme. L’idéal du partage des tâches entre hommes et femmes est clairement affirmé, sinon vécu. Hommes et femmes veulent partager les rôles professionnels, mais aussi les tâches ménagères et éducatives.

Pour le succès du couple et du mariage, l’important est, selon les Européens, de se respecter, d’être tolérant, s’apprécier, être fidèle à l’autre, discuter les problèmes lorsqu’il y en a : tout est dans la communication. A l’inverse, ce qui est matériel, le revenu, les conditions de logement, être de même milieu social, avoir les mêmes idées politiques ou religieuses, tout cela est considéré comme secondaire. Chacun s’affirme autonome et original. Si on s’aime, il n’y a pas besoin d’être identique, l’essentiel est de faire l’effort de se rencontrer, d’éprouver qu’on a envie de rester ensemble malgré des différences 3. Cette vision du succès du couple, fondée sur la communication interpersonnelle, se retrouve dans tous les pays européens.

Un véritable culte de l’épanouissement s’est développé aujourd’hui. Du coup, dans le domaine familial, on ne restera ensemble que si on réussit à trouver le bonheur dans sa vie de couple ; si au contraire la vie commune devient trop conflictuelle, peu épanouissante, on se séparera. Non pour rester célibataire mais pour former un nouveau couple, une nouvelle famille, en espérant enfin accéder au bonheur auquel on estime avoir droit. Cette famille idéalisée contemporaine, qui doit faire le bonheur d’ego, est une réalité très fragile. Les déceptions sont parfois à la hauteur des attentes très fortes, peut-être trop fortes. L’individualisation fait à la fois la grandeur des sociétés contemporaines et leur fragilité 4.

Expériences, tolérance, éducation

La famille se forme de plus en plus dans le tâtonnement et les expériences. La plupart des jeunes dans de nombreux pays européens ont des relations sexuelles ou vivent ensemble avant de se marier. Dans la culture jeune contemporaine, il faut expérimenter : on ne veut pas se couler dans des moules tous faits. Les jeunes veulent donc d’abord éprouver et sentir s’ils sont bien ensemble. Après quelques mois ou années de vie commune, ils sentent souvent le besoin de stabilité, d’instituer ce qu’ils vivent : beaucoup de cohabitations débouchent alors sur un mariage, notamment au moment ou après la naissance d’un ou deux enfants. Beaucoup continuent donc à croire au mariage. Seulement 19 % des Européens et un tiers des Français (quel que soit leur âge) disent que le mariage est une institution dépassée. Pour beaucoup, le mariage reste utile, mais à consommer avec discernement, après expérience. Au fond, certains estiment qu’ils ne sont pas mûrs, c’est un bel idéal mais qui demande de savoir vivre avec autrui sur le long terme.

En matière de vie privée, chacun revendique de vivre comme il l’entend. La tolérance s’impose. La société n’a pas à nous imposer nos choix. « Le mariage, si je veux, quand je veux », et mon voisin peut vivre aussi comme il l’entend, marié ou célibataire, volage ou pas, homo, bi ou hétéro ; ses pratiques sexuelles ne me regardent pas. Tout est permis en matière de vie privée et de sexualité tant que cela n’a pas de conséquence sur les autres. Chacun adopte la morale qu’il veut. Cela ne signifie pas que l’individu vive sans valeurs et sans idéal. Dans leur propre vie privée, les Européens, qui croient beaucoup, comme on l’a vu, à la vie familiale, se donnent des valeurs. 84 % trouvent que la fidélité conjugale est très importante pour la réussite du couple. Cette valeur fidélité remonte même chez les jeunes dans la plupart des pays européens. Ils ne croient pas à la sexualité la plus débridée, sans affection et sans amour. Il veulent construire un couple sur des interrelations riches, sur un dialogue fort, qui suppose la fidélité. L’infidélité, si elle survient, doit aussi pouvoir se dire. Elle risque fort de conduire au constat qu’il vaut mieux se séparer ; l’infidélité sera souvent considérée comme la marque de l’échec du couple.

Au-delà des relations vécues au sein du couple, la famille se crée aussi dans la relation avec les enfants. Nos sociétés croient toujours beaucoup aux enfants. Certes, il en naît beaucoup moins qu’il y a deux siècles. On contrôle la fécondité, tombée à des niveaux très bas dans certains pays (1,3 en Italie, 1,4 en Allemagne). On choisit son nombre d’enfants et on n’accepte plus tous ceux que la nature ou Dieu pourraient nous donner. On veut peu d’enfants parce qu’on investit énormément sur l’éducation de chacun, à la différence des siècles passés. Celle-ci n’est plus conçue comme un dressage mais comme une éducation à la liberté. Il faut laisser l’enfant exprimer ses qualités, faire ses expériences, il faut lui apprendre le sens de la responsabilité, l’éduquer au sens critique. L’éducation comporte pourtant une part de directivité : on doit lui donner un sens moral, lui apprendre le respect d’autrui, faire de lui un être sociable et bien intégré. En fait, le sens de l’enfant a complètement changé. Nous sommes entrés dans l’ère de l’enfant roi, dorloté et chouchouté, de l’enfant programmé, dont les parents veulent pouvoir être fiers ; sa réussite est l’objet d’une grande attention et de stratégies nombreuses de la part des parents.

Recherche de l’épanouissement professionnel, sans oublier les loisirs

Après la famille, le second domaine qui apparaît dans le palmarès des valeurs est celui du travail. Il faut réussir et sa famille et sa vie professionnelle pour être pleinement comblé. Dans une « société de consommation » où les individus ont davantage qu’avant des moyens de vivre et de consommer, y compris des produits considérés autrefois comme futiles, le salaire reste un élément important de la réussite professionnelle. Mais les attentes ne se résument pas à un travail gagne-pain. Le bon travail doit épanouir l’individu, permettre le développement de la personne et la prise de responsabilités. Les cinq attentes les plus fortes qui ressortent des enquêtes, à des niveaux voisins, sont un bon salaire (davantage attendu dans les pays les moins riches de l’Europe de l’Est qu’à l’Ouest), une bonne ambiance de travail, un travail qui donne le sentiment de réussir quelque chose, la sécurité de l’emploi et un travail intéressant. Curieusement, les Européens sont assez satisfaits de leur travail.

Malgré l’intensité des attentes professionnelles, le travail n’est pas le tout de la vie. Les loisirs se sont fortement développés. Beaucoup affirment que le travail ne doit pas tout envahir. Il faut préserver du temps pour la réalisation de soi, pour les loisirs, la culture. Il semble important de s’occuper non seulement de développer son intellect, de se cultiver, mais aussi d’entretenir son corps, de chercher à rester jeune dans son apparence. Le culte de la réalisation personnelle – que l’on vit à plusieurs, dans une sociabilité amicale – s’exerce à la fois dans la famille, dans le travail, dans les loisirs. Les gens souhaitent trouver des liens sociaux, des petits groupes amicaux, des relations cordiales. Globalement d’ailleurs, la vie associative se porte bien. 46 % des Européens sont membres d’au moins une association. Les écarts sont cependant très forts selon les pays, de 24 % au Portugal à 96 % en Suède ! Les types d’associations qui se sont le plus développées depuis 20 ans sont les associations sportives, culturelles et de loisirs. Les associations plus politiques ou syndicales sont au contraire plutôt en recul.

Morale et relations sociales

Pour savoir ce qui est bien ou mal, 61 % des Européens considèrent surtout les circonstances et seulement 28 % se décident selon des lignes directrices intangibles. Beaucoup veulent juger dans chaque cas, en fonction du concret et non pas des grands principes. Le jugement moral s’individualise. La morale est relativiste, chacun « se la concocte ». La société ne saurait me l’imposer. D’où l’importance d’être tolérant face à des choix très différents des miens, sinon la société serait très conflictuelle. Dans le palmarès des qualités à inculquer aux enfants, ce qui vient en tête des réponses européennes, c’est la tolérance et respect des autres, le sens des responsabilités et, quand même, les « bonnes manières » qui présentent l’avantage aux yeux des parents de faire des êtres adaptés à une société.

La tolérance doit particulièrement se manifester à l’égard du respect de la vie privée des individus. La permissivité s’impose en matière de mœurs. L’homosexualité, par exemple, est considérée comme une forme de relation sexuelle que l’on n’a pas à condamner par principe, du fait de la liberté de comportement des individus. Par contre, pour tout ce qui concerne l’ordre public, des règles sont nécessaires, on veut de l’ordre. Le vivre ensemble doit être régulé. La police, dont l’image est bonne dans pratiquement tous les pays européens, doit intervenir pour éviter la petite délinquance et contrôler les incivilités.

Quasiment tous très tolérants « en principe », les Européens sont moins nombreux à accepter concrètement les « autrui dérangeants ». Nombre d’entre eux ne veulent pas avoir comme voisins des gens déviants, des drogués (56 % de rejet), des alcooliques (46 %), des personnes ayant un casier judiciaire (34 %), qui pourraient troubler leur vie privée. Les déviants ne sont pas rejetés pour des raisons de principe 5, mais par crainte des nuisances... Tolérants mais sélectifs dans leurs relations de voisinage, les Européens veulent pouvoir se faire des amis, se choisir un cercle de relations. Ils sont d’ailleurs prêts à se déplacer assez loin de leur habitation pour rencontrer des amis ou pratiquer en petit groupe leurs loisirs, alors qu’autrefois on se limitait aux solidarités de voisinage, quasi imposées.

Si de nombreux Européens ne veulent pas être troublés dans l’intimité de leur foyer, cela ne veut pas dire qu’ils ne manifestent plus d’intérêt pour autrui. Il existe toujours un potentiel de solidarité et de générosité. Mais cette solidarité vise d’abord des catégories proches : on est prêt à faire beaucoup de sacrifices pour les membres de sa famille et les amis, on est prêt aussi à un peu de solidarité pour les personnes âgées du voisinage et pour les malades, on est beaucoup plus réservé pour la manifester à l’égard des exclus et des marginaux, comme des immigrés. La tendance varie selon les pays, certains comme la Suède étant davantage prêts à se montrer solidaires des étrangers.

Des Européens relativement peu politisés, mais plus protestataires

Investissant beaucoup dans le domaine familial et professionnel, dans leurs loisirs et relations amicales, les Européens ne manifestent qu’un intérêt limité pour les questions politiques et religieuses. L’abstention monte dans pratiquement tous les pays européens, elle est particulièrement forte chez les moins de 40 ans. Le vote s’est en quelque sorte individualisé. Il faut être convaincu que l’élection permet de trancher de vrais enjeux de société, qu’elle exprime de vraies différences entre candidats, pour aller voter. On ne se déplace que si on a le sentiment que son vote a du sens.

Les Européens sont aussi plus protestataires. D’abord, ils se montrent très critiques à l’égard des hommes politiques, attendant beaucoup d’eux, sans doute trop. On voudrait que ceux-ci apportent le bonheur sur terre, qu’ils arrivent à écarter toutes les contraintes que subissent les citoyens sans leur créer aucune obligation. On voudrait un accès gratuit aux services publics mais payer de moins en moins d’impôts. Les hommes politiques sont aussi nettement plus contrôlés dans leur action qu’autrefois. On n’a jamais tant manifesté et pétitionné en Europe que ces dernières années, toutes catégories de population confondues. La manifestation n’est plus une spécificité ouvrière, toutes les professions et groupes d’intérêt la pratiquent, depuis les lycéens et étudiants qui font ainsi leur éducation politique. Autrement dit, les Européens peuvent se mobiliser ponctuellement lorsqu’ils sentent l’importance de réagir et de défendre une cause. L’individu contemporain, plus éduqué, est moins un adhérent et un militant de grandes organisations politiques et syndicales 6, mais il est plus revendicatif.

En matière d’idées politiques, nos contemporains apparaissent moins dichotomiques et tranchés qu’autrefois. Les différences entre gauche et droite sont plutôt en baisse. On s’en remet moins facilement à de grands maîtres à penser dont on prendrait de manière toute faites les idées. Chacun veut penser par lui-même, se bricoler ses idées politiques, conscient de la nécessité de tenir compte de multiples contraintes antithétiques. Les mêmes individus empruntent des idées aussi bien à la droite qu’à la gauche. Nombre des adeptes du libéralisme économique veulent aussi que les acquis sociaux soient maintenus et que les Etats interviennent dans l’économie pour assurer à tous la satisfaction des besoins les plus fondamentaux.

Des valeurs religieuses très relatives

Partout en Europe, on voit baisser l’influence des grandes Eglises, catholique, protestante ou orthodoxe. Les religions ont une image mitigée dans nos sociétés. Soupçonnées de porter un message trop absolu, trop intolérant, elles apparaissent plus comme des facteurs de conflit que de paix. Certes, pour beaucoup, tous les grands systèmes religieux véhiculent une part de vérité sur l’homme, ils sont utiles à condition de savoir « en prendre et en laisser dans leurs messages », de savoir trier et faire son marché dans ce qu’ils proposent, en ne retenant que ce qui semble bon pour chaque individu 7.

Peu de nos contemporains croient fermement, sans avoir de doutes, à leur religion et à leur Dieu. A l’inverse, très peu de personnes se déclarent athées et sans aucune croyance religieuse. La masse de la population adopte des croyances molles concernant la divinité et la religion. Relativement indifférents, ils veulent bien croire en la possible existence d’un Dieu impersonnel, une sorte de principe transcendant, un ordre du cosmos ou de la nature, une source d’énergie incontrôlable... Dieu est sur le mode du possible, non d’une présence qui impliquerait une réponse de l’homme. Beaucoup de contemporains ont quelques vagues croyances religieuses, ils aimeraient que le monde ait une suite, parce que ce qu’ils vivent ici-bas « n’est pas si mal » ; mais de là à croire de manière précise à un credo religieux, il y a un pas important que peu franchissent.

Contrairement à ce que laissent entendre les médias à propos des sectes, les fanatiques du religieux sont très minoritaires et on ne saurait dire que le fanatisme religieux se développe. Les groupes sectaires sont multiples et font beaucoup parler d’eux. Mais ils n’ont souvent que des nombres d’adeptes très faibles. Dans des échantillons représentatifs de population, les membres de sectes n’arrivent pas à apparaître de manière significative. Ils représentent au maximum 1 % de la population.

C’est plutôt le relativisme religieux qui progresse, dans une ouverture aux religions exotiques. Les valeurs religieuses se transmettent de plus en plus mal, parce que les parents ressentent moins la nécessité d’une telle éducation religieuse. Beaucoup ont, pour tout bagage religieux, ces bribes de connaissances données par l’école ou les médias. Dans cette situation de faible connaissance, chacun se bricole ses petites références, dans une grande incertitude. La méconnaissance des systèmes religieux, la liberté que chacun prend aussi avec les discours religieux officiels, tout cela conduit au grand bricolage individualisé, incertain et possibiliste.

Si l’on assiste partout à un mouvement d’individualisation, celui-ci n’induit pas nécessairement le développement d’un individualisme. Nos sociétés ne sont pas plus égoïstes qu’autrefois, il y a autant de solidarités vécues, peut-être même davantage du fait des systèmes de Sécurité sociale et de correction des inégalités, certes très imparfaits, mais qui n’existaient pas il y a un siècle. Les Européens ne veulent pas faire « tout ce qu’ils veulent », en ne pensant qu’à leur intérêt strictement personnel. Très ouverts à autrui en principe, ils sont en pratique assez sélectifs dans leurs relations. Des tendances existent au repli des individus sur le petit cercle de leurs relations familiales et amicales.

Mais la grande nouveauté est dans la distance prise avec les institutions, qu’on ne veut plus suivre de façon conformiste, pour pouvoir choisir son avenir et son destin sans qu’une société, un Etat ou une religion ne l’imposent de l’extérieur. Nous entrons dans l’ère des bricolages individualisés, dans des sociétés où la régulation se fait moins par de grandes institutions imposées, mais par la richesse des interrelations sociales. C’est dans l’expérimentation collective que désormais notre société vit ses transformations, sur la base de quelques repères provisoires. L’ère de l’individualisation est aussi celle des institutions fragiles, qui se doivent d’être modestes si elles veulent encore faire sens.



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1 / L’enquête a d’abord été réalisée en 1981, puis répétée en 1990 et en 1999. Elle permet donc de comparer des évolutions sur 18 ans. Celle de 1981 portait pour l’essentiel sur l’Europe de l’Ouest, celle de 1999 couvre 34 pays, « de l’Atlantique à l’Oural » !

2 / Plusieurs publications récentes présentent de manière approfondie les résultats des enquêtes Valeurs. Cf. Pierre Bréchon (dir.), Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Armand Colin, 2000 ; Olivier Galland et Bernard Roudet (dir.), Les valeurs des jeunes. Tendances en France depuis vingt ans, L’Harmattan, coll. Débats jeunesses, 2001 ; Futuribles, numéro spécial sur L’Europe des valeurs (dir. Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia), juillet-août 2002.

3 / On veut à la fois exister sous le regard de l’autre, être confirmé par lui et avoir sa vie autonome, sans forcément tout se dire. Cf. François de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Nathan, 2000.

4 / Cf. Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann-Lévy, 1995.

5 / D’ailleurs, seulement 9 % rejettent de leur voisinage les personnes d’une autre race, mais 36 % ne veulent pas avoir de gitans comme voisins. C’est la peur des nuisances qui explique ce décalage dans les chiffres.

6 / Les militants eux-mêmes fonctionnent sur un mode plus individualisé. Cf. Jacques Ion, La fin des militants ? éd. de l’Atelier, 1997.

7 / Pour une analyse de l’évolution des croyances et des pratiques religieuses, voir le n° 260 de Futuribles, janvier 2001.


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