Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le sens de ces mots, - habiter, résider, demeurer -ne se décide pas uniquement à l'intérieur de ces quartiers. Le regard porté de l'extérieur, soit à travers les médias et la télévision dont on sait le poids, soit par le biais des politiques publiques, ou encore des discriminations, est aussi lourd que le combat intérieur de ceux qui résident ces lieux : l'événement le plus banal se situe toujours à la rencontre des deux espaces. La destruction des grandes barres de HLM est un exemple significatif. Souvent présentées dans les politiques publiques comme des actes décisifs pour remettre de l'humain dans l'habitat des quartiers, leur destruction provoque des deuils et des souffrances importantes chez ceux-là mêmes qui y ont habité. Il y a quelque chose d'extrêmement violent à voir son appartement, qui a été son lieu de galère, soufflée en cinq minutes par des explosions. Comment se représenter à nouveau la sécurité, le refuge, qui peut être celui d'un appartement quand tout d'un coup le voilà détruit ? Le lieu qui était repoussoir était en même temps un abri.
Dans cette problématique, les frontières et les limites sont des lieux emblématiques du sens que l’on peut donner au territoire. Combien de fois n’a-t-on pas dit des territoires de banlieue qu’ils étaient enclavés : par des autoroutes, des canaux, des voies ferrées. A partir du moment où l’identité se joue à travers l’appartenance à un espace, le fait de pouvoir sortir, la manière dont on peut sortir, et inversement celle dont les « autres » pénètrent dans les lieux contribuent à structurer pour ainsi dire physiquement à l'identité du territoire. Ne pourrait-on pas rêver pour les quartiers d’une transformation « analogue » à celle opérée avec le grand Louvre ? L’espace poussiéreux, presque sacral, qu’était le musée a été réinscrit au cœur de la ville. Le badaud prolonge sa promenade des quais de Seine au palais royal, goûtant la magie d’une visite nocturne de la cour carrée. Le chaland parisien fait ses courses sous la pyramide inversée et ne craint pas de rencontrer le chaland touriste venu d’Asie ou d’Amérique qui est attiré par la première pyramide, celle de l’entrée des musées. Certes, les quartiers ne parviendront pas à eux seuls à évoquer 3000 ans d’histoire et à relier autant de civilisations, mais il nous faut aujourd’hui rêver d’un autre paysage, d’un autre sens donné à ces territoires.
Comment donc sortir de manières de voir qui s’imposent à tous, ceux du dehors, comme ceux du dedans ? N’y a-t-il pas une manière de résider en banlieue ou d’y entrer qui conforte, voire durcit, les frontières et les séparations ? Quand les jeunes, les habitants, les policiers ou les autres acteurs de la politique tentent d’assumer cette frontière entre un dehors et un dedans, ils risquent évidemment de durcir les séparations et de renforcer l’écart entre les réalités sociales. Les intervenants, enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs ou entreprises au service de la collectivité sont contraints d’adopter un langage et une position de « médiation » dont on sait la difficulté. Jusqu’où ceux-ci peuvent-ils porter et assumer les contradictions de jeux structurels que plus personne ne parvient à porter ? La position n’est possible que si elle est transitoire, que si elle participe d’un mouvement plus vaste pour relier et inscrire ces territoires dans une circulation fondatrice pour l’identité des personnes. L’image d’un grand Louvre des banlieues invite à s’interroger autant sur l’identité des habitants dont la diversité peut être positive que sur les portes et les circulations à construire.
Aussi bien les attitudes, les comportements, que les politiques publiques, tendent à assumer le fait de l'existence d'un écart important entre les « quartiers sensibles » et le reste du territoire national. Le réalisme des comportements ne risquent-ils pas de se retourner au détriment de ceux qui l'adoptent et finalement de devenir un piège ?
En face des difficultés, des agressions, des violences, le postulat des habitants d'une cité est souvent que la cause est « ailleurs ». La détérioration du cadre de vie, ascenseurs en panne, ou souillés, parking transformés en casse de voiture, excréments de chiens dans les espaces publics, les nombreuses incivilités sont souvent attribuées aux enfants des autres, à ceux de la cité à côté, à une bande de jeunes que l'on ne connaît pas. Le phénomène est renforcé par le sentiment d'abandon, sentiment légitime quand certains bailleurs contribuent passivement à la détérioration du cadre de vie. L'utilisation de menaces excessives ou le silence organisé en système par certains bailleurs entretient le climat conflictuel des relations. Ce ressenti fait de l’autre une menace et fragilise pour entrer dans des négociations de voisinage. C’est ainsi que se renforce la perception de la frontière.
La logique de destruction des jeunes était analogue. Constatant combien les voies de sortie leurs étaient inaccessibles, ils sont entrés dans une logique de destruction de même type. Puisque la frontière est infranchissable, ils l’ont assumés en la rendant encore plus infranchissables. Les écoles primaires sont les premiers lieux de l'échec qui a commencé avec l'apprentissage de la lecture. Certaines ont été incendiées. Les transports publics permettent de sortir, au risque d'affronter les forces de l'ordre dans d'autres terrains, ils ont été pris d'assaut. Les voitures peuvent être des symboles de cette sortie impossible du territoire, certaines ont été brûlées.
Pour inexcusable que puisse être cette violence, elle avait sa contrepartie dans la stratégie des forces de l'ordre. Il faut d'une part saluer leur relative maîtrise de la force et son usage mesuré, mais il faut aussi voir dans quelle logique d'affrontement elles se sont déployées sur le terrain. En particulier, l'échec ou le discrédit des forces de police locales a conduit à faire appel à des compagnies de CRS venant de l'extérieur, comme s'il fallait reconquérir le terrain. Alors qu'une réforme profonde des forces de la police, notamment pour en rapprocher la composition de celle du monde populaire, a été engagée, le résultat n'est pas probant. Au sein de la police nationale, le sentiment persiste que ce monde des quartiers est un monde extérieur, à reconquérir. Même si cette stratégie aboutit à faire prévaloir l'État de droit, elle contribue aussi à renforcer les limites du territoire.
Ce mouvement est relativement cohérent avec une politique de la ville qui a consisté principalement à désigner des territoires devant faire l'objet de dispositifs spécifiques. Depuis 30 ans, sous des formes diverses, l'action publique a ciblé des zones. L'objectif était évidemment de tenter de mobiliser des ressources, et de formaliser des projets. Comme il a été dit pour les zep, l'effet aurait plutôt été inverse. Il a permis d'identifier des zones à risques, c'est-à-dire des zones à éviter quand on a suffisamment de ressources pour le faire. En matière économique, cela a conduit à créer des espaces de moindre droit et à encourager de fait des pratiques douteuses. Les écarts tendent donc à se renforcer entre un extérieur et un intérieur des zones, rendant difficile voire impossible la médiation.
Le renforcement de l’effet de frontière conduit presque inéluctablement vers celui de la médiation. Pour éviter les conflits, ont fait appel à un tiers pour faire le lien entre le dehors et le dedans. Le gouvernement s'est à nouveau engagé dans cette voie en voulant faire appel aux associations. Comme s'il s'agissait d'un recours naturel. A y regarder de plus près, les acteurs « médiateurs » sont bien plus nombreux : outre les associations, ne faut-il pas aussi voir les HLM, les collectivités locales, les transports publics, les éducateurs... Aujourd'hui, après les événements, beaucoup ont fait part de leurs troubles exprimant l'impossibilité de leur mission. L'État manifeste une tendance lourde à chercher des relais pour son action tout en peinant à redéfinir précisément ses missions, de ce fait le médiateur se trouve dans l’impossibilité d’interpréter positivement son rôle entre le dehors et le dedans des quartiers..
Les intervenants en banlieue sont aujourd'hui pléthoriques. D'abord pour la gestion, puisqu’il s'agit d'espaces urbains, toute transformation même modeste du cadre de vie doit mobiliser des acteurs locaux, départementaux et nationaux. Il y a donc un certain nombreux « d'extérieurs » qui sont mis à contribution. Les services de l'État ou des services publics, éducation, communication, voirie, transports publics, sont souvent pauvres lorsque le territoire est pauvre. Dans le domaine social, les familles « suivies » font l'objet de plusieurs dispositifs qui peuvent aller de l'accompagnement médical et psychologique, au soutien de l'ANPE pour la recherche d'emploi, à la présence d'une aide familiale à domicile,... De ce côté-là, il y aurait plutôt abondance.
Mais le nombre ne fait pas tout. Beaucoup de ceux qui ont des responsabilités dans ces cadres et sont donc des médiateurs doivent recourir à des compétences professionnelles « impliquantes ». Il ne saurait y avoir de médiation sans implication. Pour nombre d'entre eux, le territoire de travail n'est qu'une partie de leur territoire de vie. Souvent, ils résident ailleurs, ils sont appelés eux-mêmes à faire le passage d'un lieu à un autre. Témoins ces enseignants qui traversent la banlieue parisienne pour rejoindre le collège où ils ont été nommés. La médiation commence dans ce passage, dans la dissociation entre le cadre professionnel et le cadre de résidence et dans la transhumance quotidienne qui la symbolise.
Mais la médiation pourrait supposer bien davantage. Elle est souvent portée par une logique descendante : aux médiateurs de traduire des normes, des cadres, des directives, énoncés à l'échelon national pour leur donner une application pratique au cas par cas. Aux médiateurs aussi d'allouer les moyens et les budgets dont il dispose. En même temps être ne sont-ils pas confrontés à leur propre impuissance: ils sont quotidiennement au contact de situations qui sont autant de vrais défis. Une véritable médiation supposerait l'existence ou la possibilité d'une autre logique, montante : que ces personnes puissent participer à un inventaire global des situations, que leurs expériences trouvent une expression politique.
Aujourd'hui, dans des départements où la demande d'État est relativement forte, comme en Seine-Saint-Denis, toute la tension ne peut être portée par les seuls individus. Comment en témoignent les nombreux conflits sociaux, les médiateurs portent les conséquences d'une absence de redéfinition du rôle de l’Etat. Celui-ci ne peut se contenter d'être un simple « animateur » des territoires. Deux visions s’opposent, l’une libérale, qui donne à l'État un rôle minimal, de garant de l'ordre public et de régulateur, et l’autre qui fait de l’Etat un acteur interventionniste et aménageur. Tout individu aujourd’hui en position de médiation – de l’enseignement, au travailleur social ou à l’élu local peine à trouver des références communes. Tout comme l'habitant, confronté au risque de ne pas trouver sens dans le fait de résider dans un territoire dont les frontières se durcissent, le médiateur ne peut trouver de sens à son action s'il n'est pas soutenu par un projet qui fasse davantage que prétendre concilier les contraires inconciliables.
La métaphore du Grand Louvre permet d'imaginer plusieurs points d'appui pour une mutation de la banlieue, mutation qui pourrait contribuer à redonner un sens au fait d'habiter en banlieue ou d'y travailler comme médiateur. Certes, les quartiers sensibles ou difficiles n'ont pas tous les atouts d'un grand musée national : ils ne sont pas au centre des villes mais constituent de petites enclaves à la périphérie ; ils n'ont que rarement un patrimoine ancestral ; leurs habitants risquent de s'y enfermer et n'y sont pas de passage comme les touristes visiteurs de musée. Pourtant, c'est bien à partir d’eux qu'il faut commencer à envisager une autre logique qui permettrait de remailler toutes les petites enclaves en les arrimant à des territoires plus dynamiques plus vastes. Ceci suppose de partir du dynamisme des populations, de reconstruire les éléments défaillants des structures publics, et enfin de travailler à une identité politique plus vaste de ces territoires.
Les populations des quartiers défavorisés, tout comme celles plus généralement des « banlieues » constituent un milieu populaire ouvert. Les lois restrictives sur l’immigration n’ont pas complètement empêché cette ouverture. Depuis cent ans, et malgré les visions réifiantes issues d’un mouvement ouvrier constitué politiquement, l’identité populaire se construit dans un brassage. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, et ceux qui peinent davantage sont les descendants de la plus récente immigration africaine. Une partie importante des personnes qui vivent dans ces quartiers d’exil y sont transitoirement, dans l’attente d’un meilleur jour. Leur horizon ne s’y limite pas, ils continuent d’entretenir des liens avec leur pays d’origine ou leurs proches résidents dans d’autres pays européens. Ce réseau est un atout que ne possède pas les migrants des générations précédentes ayant été obligé de vivre certaines ruptures. Ils sont en attente forte d’un relai. Les politiques intégratrices qui pourraient vouloir imposer un mode de socialisation à la française ne doivent pas le faire au détriment de ces atouts que possèdent ces populations et qui les encouragent à davantage de mobilité.
Dans ce cadre, il est essentiel qu’une véritable politique de l’emploi soit mise en place qui incluse une réflexion sur l’école. Si des assouplissements du droit du travail sont envisageables, ils ne doivent être ni l’unique solution, ni ouvrir des brèches dans la protection des personnes. Des formules suggérées qui proposaient un renforcement progressif des droits et obligations dans le cadre du contrat de travail avaient l’avantage de faciliter les embauches tout en protégeant le salarié et en évitant les effets de seuil. Les difficultés de l’emploi ne peuvent empêcher de réexaminer plus à fond la question de l’école, de son rôle, notamment dans l’acquisition des apprentissages fondamentaux. Pour ce faire, il n’est nul besoin de mettre l’école au cœur des cités. Au contraire, l’implantation géographique des collèges et lycées doit servir à démontrer qu’il est possible de sortir de ce territoire, trop facilement territoire de la honte.
L’école n’est pas le seul levier d’action d’un Etat qui doit être davantage relieur que médiateur ou aménageur. Elle peut mettre en selle et encourager la mobilité, à condition d’être en cohérence avec d’autres domaines de l’action publique. Une politique de logement plus ouverte, plus large et moins restrictive dans ses modes d’attribution peut favoriser la mobilité, aider les personnes à s’en sortir. Il est aussi du ressort de l’Etat de développer une logique de transport, et notamment publics, qui éliminent les poches ou les isolats. Il est de son ressort de développer des services publics, comme la poste, ou les télécommunications, pour encourager les liens.
Ce travail de relai doit trouver une transcription politique, dans un projet qui ne fasse pas d’une agglomération un pôle refermé mais au contraire l’inscrive dans un espace plus vaste. C’est un défi actuel pour toutes les collectivités locales et notamment celles de banlieue. Les populations qu’elles accueillent participent souvent de réseaux qui transcendent les frontières, tandis que les logiques de la politique locale sont plus étroites. Alors que l’on a imaginé des jumelages européens, ne peut-on imaginer d’autres formes de liens qui permettent aux jeunes immigrés de la deuxième génération de s’éprouver dans la rencontre avec les pays d’origine de leurs parents ? Un tissu associatif est déjà constitué, il peut encore se développer et favoriser des circulations, des stratégies de développement croisés, qui permettent au nord et au sud, ou à tous les pays européens de mutualiser leurs ressources.
Si la « crise des banlieues » a été révélatrice, elle n’a rien révélé du malaise profond de ces territoires dont les difficultés avaient été évaluées et analysées de longue date, les débats qui ont suivi n’ont guère suggéré de pistes nouvelles. Les événements permettent de mettre le doigt sur un malaise plus profond de l’Etat et de ses missions. Le Grand Louvre avait un architecte visionnaire, capable d’imaginer un projet et de réaliser quelque chose qui y corresponde. Dans le cadre européen, devant la mondialisation qui tend à affaiblir les Etats à cause de leurs ancrages territoriaux, il faut travailler à une redéfinition des missions de l’Etat, et avec lui évidemment des collectivités territoriales. Devant des territoires déliés, et pourtant qui continuent d’être des points d’appui pour la construction des identités, l’Etat doit pouvoir être un relieur, qui met en relation des univers locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Sans cette mutation, sans ce changement de vision, les médiateurs que sont ses agents risquent d’être rapidement écartelés intérieurement entre des injonctions contradictoires et incapables de poursuivre leur mission, quant aux habitants des cités ils risqueront d’avoir du mal à sortir des logiques d’enfermement qui peuvent les tenter.