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Qu’il soit permis de confronter, dans ces quelques lignes, droit et santé afin de tenter d’éclairer comment l’évolution du droit positif et de la jurisprudence nous renseigne sur le rapport que notre société entretient avec la santé. Deux éclairages différents seront ici retenus : le champ constitutionnel qui situe la portée du droit à la protection de la santé et le champ administratif illustré par la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Dans le champ constitutionnel, le droit positif est en l’occurrence constitué par l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Cet alinéa proclame que « La Nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». La Constitution actuelle de 1958 y renvoie explicitement. Cet alinéa fait donc partie du droit positif. Ainsi, lorsque des parlementaires déposent un recours devant le Conseil constitutionnel, ils peuvent faire valoir que telle ou telle disposition législative y contrevient.
De ce fait, le Conseil constitutionnel a progressivement précisé sa jurisprudence en la matière. D’abord, dans une décision de 1975 (à propos de la loi Veil), le Conseil a souligné la valeur constitutionnelle de l’alinéa 11 susvisé qui appartient donc au bloc de constitutionnalité en qualité de principe particulièrement nécessaire à notre temps. Puis, à propos des lois bioéthiques (décision du 27 juillet 1994), tout en confirmant cette consécration de la protection de la santé, le Conseil a indiqué que ce principe devait être concilié avec d’autres principes, notamment celui de la liberté individuelle et celui de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Aussi constitutionnelle soit elle, la protection de la santé a donc un caractère relatif.
Ainsi, au-delà de l’affirmation, la portée du principe demeure floue. Certains, d’ailleurs, n’ont pas manqué d’assimiler cet alinéa de la Constitution à une simple pétition de principe. En tout état de cause, cette disposition s’assimile davantage à un droit créance (accès des titulaires du droit à un système de soins, droit à l’obtention des prestations sociales...) qu’à un droit individuel. La valeur constitutionnelle du droit à la protection de la santé a donc trait à la protection collective plutôt qu’au droit individuel à vivre en bonne santé (« à l’état de complet bien-être physique, mental et social » selon la définition de l’OMS).
Pourtant, deux textes de loi de 1999 ont été l’occasion d’un développement de la jurisprudence constitutionnelle en la matière. D’abord, la loi Voynet sur l’aménagement et le développement durable du territoire. Ce texte pose le principe d’un égal accès aux soins, quelle que soit la localisation sur le territoire. Ensuite est intervenue la loi portant création de la Cmu. Elle a fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel
(23 juillet 1999) qui contient deux apports majeurs : la reconnaissance du droit à la santé et à l’égalité devant l’accès aux soins et la qualification du droit à la santé comme objectif constitutionnel. Néanmoins, cet objectif est doté d’une portée relative puisque le législateur n’est pas pour autant soumis en la matière à un effet de cliquet. Il lui appartient d’apprécier dans chaque cas le contexte juridique et matériel. Cela confère au législateur une indéniable marge de manœuvre en ce qui concerne la mise en œuvre du droit à la santé.
Dans le champ administratif, il peut être intéressant de cerner comment le juge administratif a tenté de définir les contours d’un droit (individuel) à la santé ? Comment, en particulier, un patient peut-il exercer son droit à réparation en mettant en cause l’établissement public de santé et le faire condamner non seulement pour faute, mais même éventuellement en l’absence de faute. Les dix dernières années ont été en la matière particulièrement fertiles en évolutions jurisprudentielles.
D’abord, la responsabilité pour faute. Depuis la reconnaissance de la responsabilité médicale, le juge administratif considérait que l’art médical était suffisamment difficile et périlleux pour ne retenir concernant les actes médicaux et chirurgicaux que des fautes caractérisées, dites lourdes. Or, depuis 1992 (arrêt Epoux Vergoz), une faute non caractérisée suffit à obtenir l’engagement de la responsabilité de l’hôpital public. L’exercice de la médecine est entré dans le droit commun de la responsabilité : il ne bénéficie plus de cette « franchise en responsabilité » (selon l’expression de René Chapus) que représente la faute lourde.
Mais la faute ne concerne pas seulement l’acte médical, elle concerne également l’organisation et le fonctionnement d’un service. Ceci implique notamment, de manière très concrète, la question de l’articulation du droit à la santé avec celle des moyens contraints dont dispose un établissement hospitalier. Face à un patient qui dépose une requête, à la suite d’un dommage survenu lors de son hospitalisation, l’établissement peut-il invoquer les moyens qui lui sont alloués pour réfuter toute idée de faute dans le fonctionnement du service ? Les délibérations de son conseil d’administration en font foi : l’établissement avait demandé des moyens supplémentaires (en postes d’anesthésistes, d’infirmières de garde...) mais l’autorité de tutelle n’a pas fait droit à ses demandes. Le Conseil d’Etat refuse que la responsabilité de l’hôpital soit ainsi évacuée mais apprécie néanmoins le caractère de la faute éventuelle en considération des moyens. Naturellement, il s’agit toujours d’une appréciation in concreto au regard de chaque cas d’espèce.
A côté de la faute, la jurisprudence administrative a consacré la responsabilité de l’hôpital public en l’absence de faute. La réparation est alors fondée sur le risque. Élaborée par le Conseil d’Etat d’abord dans des domaines étrangers à la sphère sanitaire, cette notion a fait l’objet de plusieurs jurisprudences dans les années 90.
L’arrêt Consorts Gomez (CAA Lyon, 1990) appliquait la responsabilité sans faute à la technique nouvelle. Le patient avait subi une intervention qui faisait appel à une innovation chirurgicale pour des raisons qui n’étaient pas vitales. Les conséquences de l’intervention n’étaient pas entièrement connues. Mais le dommage subi était de l’ordre des conséquences exceptionnelles et anormalement graves. Il devait donner lieu à réparation.
Une autre jurisprudence (Conseil d’Etat, Bianchi, 1993) concerne l’acte à risques. Le dommage, ici, était survenu à l’occasion d’une artériographie cérébrale. Le Conseil d’Etat précise les conditions pour que le patient soit indemnisé : que l’acte médical soit nécessaire au diagnostic ou au traitement, qu’il y ait un risque dont l’existence est connue mais la réalisation exceptionnelle, que le patient ne soit pas particulièrement exposé à la réalisation de ce risque, que l’exécution de cet acte soit la cause directe du dommage, que celui-ci, enfin, présente un caractère d’extrême gravité.
Depuis, le Conseil d’Etat a développé cette jurisprudence sur la responsabilité en l’absence de faute. Dans un nouvel arrêt (Hôpital Joseph Imbert d’Arles, 1997), le Conseil a jugé que les considérations avancées en 1993, à propos d’un acte d’artériographie, s’appliquaient à tout acte d’anesthésie générale. De plus, le jeune garçon concerné – il avait subi une intervention rituelle – est ici qualifié de patient et non de malade. Cette qualification concerne également, par exemple, les femmes enceintes.
Aujourd’hui, le législateur devrait prendre le relais de l’œuvre prétorienne. Une vingtaine de projets ou de propositions de loi ont déjà été élaborés. Mais ils ont achoppé sur le problème du financement du dispositif de prise en charge du risque.
Autre élément, d’actualité, le débat sur le droit à l’information qui occupe une place de plus en plus importante dans les médias. Il est intéressant de relever comment, en la matière, une jonction des droits (administratif et civil) se fait jour.
On avait coutume de dire que les patients soignés dans un établissement privé ou à l’hôpital ne bénéficiaient pas des mêmes garanties. Pourtant, sur ce thème de l’information, comme sur d’autres, le juge judiciaire et le juge administratif tendent à produire des jurisprudences convergentes. Que dit le code de déontologie à propos de l’information des patients ? L’information doit être loyale, claire et appropriée (art. 35 du code de déontologie médicale). La jurisprudence judiciaire demandait d’informer des risques normalement prévisibles.
Mais, dans un arrêt du 7 octobre 1998, la Cour de Cassation indique qu’il convient désormais d’informer préalablement des risques graves, afférents à l’acte pratiqué, fussent-ils exceptionnels. La Cour a opéré une translation entre exceptionnalité (qui pouvait être tue) et gravité (qui doit être dite). En effet, à multiplier les risques, même exceptionnels, on augmente en définitive la probabilité d’un accident.
A travers deux arrêts du 5 janvier 2000 (Consorts Telle et Assistance publique-Hôpitaux de Paris), le Conseil d’Etat a rejoint la Cour de Cassation. Le Commissaire du Gouvernement résumait ainsi son argumentation : « L’information doit être la réponse à la question suivante : quel est l’ordre de grandeur du risque de décès ou d’invalidité que je cours en acceptant l’acte en question ? » Beaucoup évoquent à ce propos une « américanisation » de la vie médicale française : multiplication des signatures à apposer sur des pages de protocoles, précisant tous les risques éventuels, afin d’exonérer les praticiens de toute responsabilité. Toute une littérature annonce que nous sommes entrés dans le consumérisme médical, parfois qualifié de conséquence au plan médical de la loi de 1978 sur la consommation !
Gardons raison. Le Conseil comme la Cour acceptent la preuve de l’information par tout moyen, notamment la mention de l’information dans le dossier médical. Le juge examinera le dossier médical, le formulaire éventuellement signé par le patient. Mais le juge administratif pourra aussi, comme il l’a fait dans d’autres domaines, considérer qu’une motivation stéréotypée, non personnalisée, est inexistante. Des signatures réitérées ne seront pas forcément exonératoires. L’information doit s’inscrire dans le cadre du colloque singulier.
En définitive, l’évolution dépeinte à très (trop ?) grands traits ici illustre une sorte de continuum en matière de responsabilité médicale : irresponsabilité, responsabilité pour faute lourde, pour faute simple, responsabilité sans faute... Nous aurions pu encore parler de la présomption de faute.
Le doyen Savatier s’interrogeait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le progrès que représentait la substitution de la responsabilité sociale à la responsabilité de l’individu. Il est vrai qu’en écho Paul Ricœur a écrit que « Toute l’histoire contemporaine du droit de la responsabilité tend à faire face à l’idée de responsabilité sans faute sous la pression de concepts tels que ceux de solidarité, de sécurité et de risques ». Nous sommes là au cœur de la confrontation entre droit et santé.