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Dossier : Un seul monde ... un monde pour tous?

Conclusions : encore faut-il que ce soit un monde


Luis Eugenio Di Marco, dans son article, nous rappelle un texte de 1596 (opportunément trouvé sur Internet) : « Le marché domine le monde... L’économie de la planète s’est ouverte, internationalisée et globalisée... L’économie s’est intégrée. La pensée s’est uniformisée. La religion s’est monothéisée. » A la fin du XVIe siècle, déjà ! Evidemment, les nouveautés sont considérables aujourd’hui, dans l’ordre des transports et des communications, et qui induisent tant d’autres choses. Mais il est bon de se voir rappeler – relisons aussi le Manifeste du Parti communiste de 1848 – que d’autres ont déjà pensé comme nous, rencontré des problèmes semblables aux nôtres.

Brassage ou laminage

A cette globalisation, il y a des limites... Culturelles, ethniques, dit Philippe d’Iribarne. On observe même un durcissement des résistances culturelles (on ne passe pas du national au global par simple transfert, nous avertit aussi Zaki Laïdi). Les cultures politiques diverses continuent de nous marquer, et de susciter tous les jours des oppositions. En Europe, par exemple, entre gens de culture contractualiste anglo-saxonne, de culture communautariste allemande, de défense des autonomies plus française. Les identités ethniques, quant à elles, flambent. Elles ont repris vigueur récemment, à la fin des régimes communistes. Mais le constat vaut aussi de l’affaiblissement d’autres autoritarismes : Catalans, Basques, Galiciens, Valençais ont repris vie, de manière variée, après le décès du franquisme.

Il ne fait cependant pas de doute que bien des particularismes s’évanouissent, passent aux musées. Des langues, des traditions disparaissent avec les derniers vieillards de vieux villages ! Un ancien qui meurt, c’est une bibliothèque qui s’en va en fumée, dit le proverbe. Est-il possible de recréer de la différence ? Dans de grands groupes, peut-être. L’anglais américain est une création neuve. Et la langue dit plus que la langue : il y a, outre-Atlantique, un style, une manière de vivre et d’organiser, qui diffèrent fort de ceux de la Grande-Bretagne. Le Québec ne devient pas la France.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, diront d’autres, que les globalisations (partielles mais plus ou moins universelles pour l’époque) brassent les cultures ? Qu’est-il arrivé dans les brumes nordiques, chez les Gaulois, en Afrique du nord, au Proche-Orient, jusqu’à Palmyre..., du temps des Romains ? Quelle rencontre, dans l’Evangile, entre monde juif et Grèce, voire romanité ? Notre Evangile grec a un substrat araméen ! Il n’y a que le laminage d’où rien plus n’émergerait qu’il faut craindre.

Besoin de droit

Le plus grand monde d’aujourd’hui a besoin de droit pour être humain. Toutes les rencontres neuves d’hommes, de produits, de cultures, d’églises, de créations artistiques appellent une régulation des processus de contact, pour qu’on ne s’écrase pas, ne se brise pas les uns les autres : pour que cette conjonction ne soit pas monde indistinct ou chaotique seulement mais société.

A l’arrière-plan de notre situation, l’opinion se répand chez plusieurs que, si les Etats-nations qui régulaient naguère disparaissent, ce n’est pas pour qu’on ré-institue du pouvoir, du droit, de la régulation, à un autre niveau. C’est pour qu’on n’en ré-institue pas ! Une opinion qui se fait souvent formidable pression. Il est troublant, de plus, que ce soit, et chaque jour davantage, l’opinion des plus forts, « du plus fort », avant tout. Notre unique monde est dominé, donc. Dans les affaires politico-militaires, dans celles économiques aussi, un nombre restreint d’acteurs décide du destin du plus grand nombre. Cinq (avec veto) ou Sept (compères du G7 ou G8), telle est la figure du monde présent. Il y a beaucoup d’oubliés, quand l’engagement (humanitaire, par exemple) des principaux acteurs est sélectif et discriminant.

Les Etats-Unis sont nommés ou évoqués plus d’une fois dans notre dossier. Il n’importe pas qu’il s’agisse des Etats-Unis et, à la limite, « les Américains » n’y sont pour rien, le problème est celui de leur situation. Le plus grave, c’est que l’économisme – une vision des choses cette fois – domine si fortement : au nom d’un bien économique (pas forcément, hélas, un bien pour tout le monde : Di Marco parle d’un « mécanisme d’appétits insatiables »), on n’hésite pas à faire passer le rouleau compresseur sur nombre d’autres expressions d’humanité. Tant pis, dit-on, bien qu’on ne s’en réjouisse évidemment pas, si drogue, alcoolisme, dégradation écologique et banlieues désocialisées prolifèrent et si la pauvreté a repris sa marche. L’économique commande ! Di Marco souhaite que les Etats ne laissent pas tout filer ; il relève en même temps que les pays plus pauvres ne savent plus quelle politique autonome ils pourraient bien poursuivre. On s’accordera sur la nécessité pour les Etats de garder leur rôle aussi longtemps que de besoin, qu’ils soient une force critique, qu’ils aiguillonnent, mais il importe surtout qu’ils constituent ensemble une forme d’autorité commune pour que les problèmes soient humainement gérés. Eric J. Hobsbawm, l’historien britannique, auteur du Court XXe siècle, récemment traduit en français, a prolongé sa réflexion par des considérations sur l’avenir1. Il y manifeste son inquiétude : qu’il n’y ait bientôt plus d’autorité d’aucune espèce capable de prendre les décisions nécessaires dans le monde (il ne croit même pas que les Etats-Unis le puissent pour tout le monde), alors que s’accentuent des inégalités « très préoccupantes et pas seulement d’un point de vue moral ». Comment ne pas tendre l’oreille aux signaux d’un si remarquable observateur du siècle précédent ?

L’absence de gouvernement mondial

Zaki Laïdi nous dit, lui, lapidairement : la mondialisation – l’indiscutable mondialisation (même s’il y a des antécédents) – renvoie aux Etats, pour décider ensemble les régulations nécessaires. Mais les Etats, tels qu’ils sont devenus, sont-ils encore capables, se demande-t-il, de jouer efficacement ce rôle ? M. Griffon et L. Tubiana nous impliquent fortement et concrètement dans le problème des négociations internationales sur la répartition, la régulation, la gestion des biens publics internationaux (environnementaux surtout). Les mécanismes des négociations internationales sont « très imparfaits », hélas, constate M. Griffon. Ou bien, nous voici en train d’essayer de gouverner le monde sans gouvernement du monde (« Gouverner la mondialisation sans gouvernement mondial », dit l’un des sous-titres de L. Tubiana). C’est assurément l’une des plus grandes questions posées, dès qu’on entre dans le détail des urgences environnementales comme des urgences d’équité sociale : la globalisation commerciale, voire financière, peut bien n’être pas si nouvelle, les unes et les autres de ces urgences ont pris, au cours des trois ou quatre dernières décennies, une importance insoupçonnée jadis.

On peut certes se demander aussi, il est vrai : y a-t-il vraiment un monde ? Les bateaux et les avions arrivent partout (dans les continents massifs toutefois, on a du mal à parvenir au fond des forêts quand il y a la famine ou la guerre). Certes, il y a un seul web, unique toile d’araignée (il faut ajouter « araignée » à « toile », pour que le francophone comprenne bien). Une puissance au moins est capable de mener une opération militaire où que ce soit dans le monde. Mais il n’y a pas un seul monde pour les hommes, qui pourraient aller s’établir, librement, ici ou là, dans leur monde. Ils n’y sont pas autorisés (bien qu’il y ait quelques fissures par où passent les illégaux). Il y a eu bien plus de mobilité des travailleurs à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : il n’y aurait pas d’Etats-Unis ni d’Argentine, ni de Brésil sans cela !

Du coup, on pourrait avancer un diagnostic presque aux antipodes de l’idée de « mondialisation » : les hommes qui sont à de bonnes places, en situation favorisée, dans l’univers (et dans l’histoire) mettent le reste du monde en coupe réglée, lui imposent leurs manières de faire, et résistent à l’idée que d’autres puissent venir profiter des mêmes avantages qu’eux. Ils sont, dira-t-on peut-être, les auteurs de leur privilège... Mais les enfants tout juste nés ne sont, eux, les auteurs de rien dans ces avantages. Chacun dispose d’un avantage comparatif ? Il est bien mince pour beaucoup ! Un quartier de ciel bleu à l’orée d’un désert, par exemple. Peut-on obliger des hommes, nos frères, aussi hommes que nous, à rester là, point ? Comme l’a rappelé Jean-Paul II, ce sont aussi « les produits de notre activité », destinés à tous, selon la vieille règle d’usage commun des biens de la terre.

On mesure l’urgence à s’ingénier et à ouvrir son cœur, pour que le monde devienne pour tous les hommes leur monde. Bien sûr, l’ouverture de toute frontière (non seulement un visa de touriste d’un mois, de trois mois, mais la possibilité de s’établir librement, en respectant certes la loi du vivre-ensemble et en ne s’appropriant pas simplement ce qu’on n’a pas soi-même fait) ne peut être que progressive et ordonnée. Mais si mondialisation/globalisation il doit y avoir, elle passe évidemment par celle de l’espace des hommes, par l’ouverture de l’espace aux hommes. Et de vastes tâches s’imposent en conséquence quand on regarde ce « monde » nullement devenu monde de tous. Une tâche morale d’abord, dont est fonction, je pense, la tâche de gouvernance, évoquée à maintes reprises dans les articles de ce dossier, autrement impossible.



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1 Les enjeux du XXIe siècle, Entretien avec Antonio Polito, éd. Complexe, Bruxelles.


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