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Par le détour du costume, des femmes défient l’enfermement, se choisissent une identité et se réapproprient leurs corps. Malika Mihoubi et Loïc Xavier, photographes, signent une série de portraits aussi burlesques que vrais. Entretien.
Comment est né le projet « Misses Jones » ?
Malika Mihoubi – Avant la photographie, j’étais costumière de théâtre. Un jour, au cours d’un atelier d’arts plastiques dans une prison pour femmes, ça m’a frappée : il n’y avait aucun miroir. À part dans le salon de coiffure (auquel les détenues ne pouvaient accéder que via une logique de carotte et de bâton), elles ne pouvaient pas se voir. Quel rapport entretient-on à son image lorsqu’on n’a pas accès à celle-ci ?
J’ai décidé d’entamer un travail de perversion de leur identité. Pour moi, le mot « pervertir » n’est pas forcément négatif. Il recouvre aussi la notion de transgression, de détournement. C’est une forme de manipulation de l’identité. Notre intention était de montrer à ces femmes une image détournée d’elles-mêmes, grâce au costume et à la photographie.
Comment se sont déroulées les rencontres ?
Loïc Xavier – On a voulu travailler en totale transparence, en expliquant la finalité du projet. Nous avons été honnêtes : « On ne sait pas exactement comment on va procéder, mais on va le faire ensemble. » Le partage des tâches était essentiel. Chacune avait une responsabilité : habillement, maquillage, prise de vue, éclairage… Et ça tournait.
Ce projet, l’avez-vous fait pour les détenues ou pour l’extérieur ?
M. M. – Bien sûr, nous voulions surprendre, apporter au dehors une autre vision des détenues. Mais nous voulions surtout que ces femmes se réapproprient leur image, leur identité, par le détour du costume.
En se préparant pour la séance, on voyait ces femmes retrouver le goût du vêtement, de l’allure.
Au-delà de celles participant à l’atelier, toutes les femmes détenues ont été photographiées. Nous nous sommes convertis en photomaton. À ce moment, nous avons réalisé à quel point le soin de soi est essentiel : en se préparant pour la séance, on voyait ces femmes retrouver le goût du vêtement, de l’allure. J’étais heureuse de les voir chercher dans leur valise leur plus beau chemisier, parfois complètement démodé… Certaines étaient là depuis plus de dix ans !
Quelle place avez-vous donnée au passé de ces femmes ?
L. X. – On ne leur a jamais posé de questions. Ce n’était ni notre envie, ni notre rôle. Mais toutes, sans exception, ont fini par nous raconter leur histoire. Elles se sont justifiées, confiées. Elles en avaient besoin. On a travaillé ensemble pendant trois semaines, huit heures par jour… Ça crée un lien.
Ce n’est pas toujours facile. On atteint parfois une limite personnelle quant à ce que l’on juge acceptable ou non. Et cette limite ne doit pas interférer avec le projet. Surtout, le cœur de la relation n’était pas là. Un jour, nous avons échangé les rôles : les détenues nous ont costumés, maquillés, bichonnés, puis photographiés. Ça a été un moment de franche rigolade, d’autant plus qu’elles nous ont grimés… en clowns ! Ce qui en dit long sur la manière dont, peut-être, elles nous voyaient.