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Dossier : Euroméditerranée
Dossier : Euroméditerranée

Mare nostrum, ou ouverture au plus large ?


Sortir d’une économie de la rente pour entrer dans une économie de marché. Rompre avec le « Pacte colonial » pour s’ouvrir à la concurrence internationale.

La Méditerranée a été, pendant 1 400 ans, le terrain d’affrontements entre la chrétienté et l’islam. Affrontements armés ou hostilités larvées. Durant les six premiers siècles, l’islam a eu le dessus et la chrétienté lui a emprunté ses universités, ses productions intellectuelles, scientifiques et techniques. Ces emprunts n’ont donné lieu à aucun sentiment de gratitude, au contraire. La chrétienté a pris le dessus à partir de 1 500. A cette date se place un événement considérable : la découverte de l’Amérique et ses conséquences ont donné un considérable répit aux pays musulmans. La suprématie de la chrétienté a été supplantée à partir du XVIIe siècle par la domination de l’impérialisme occidental. Les peuples musulmans colonisés ont emprunté à l’Occident post-chrétien ses universités, ses productions intellectuelles, scientifiques et techniques. Ils ont emprunté sans manifester le moindre sentiment de gratitude, sans exprimer de remerciements.

Cependant, l’islam, vaincu à partir de 1500, a connu alors sa plus grande expansion à travers le monde. Celle-ci était le fait de simples commerçants qui se sont établis en Inde, en Chine, en Indonésie et massivement en Afrique sub-saharienne. La religion musulmane a servi dans ces pays de protection contre la tyrannie coloniale.

Tel est, brièvement brossé, le tableau de la Méditerranée qui nous échoit aujourd’hui en partage. Sur le long terme, les conflits armés ou larvés n’ont pas influencé durablement le destin des peuples méditerranéens. En revanche, les échanges culturels et scientifiques poursuivis dans le bruit et la fureur ont modelé durablement le paysage culturel de l’ensemble méditerranéen.

Il n’existe plus, aujourd’hui, de contentieux spirituel ou matériel entre les deux rives de la Méditerranée. Les pays du sud sont amarrés à l’Europe depuis le traité de Rome (1958). Les échanges commerciaux sont multiples. Chaque pays du Sud réalise 70 % de son commerce extérieur avec ceux du Nord. Le tourisme représente également une activité intense. Des millions d’Européens se retrouvent dans les pays du Sud et certains d’entre eux s’y installent durablement. A l’inverse, des millions des personnes du Sud vivent dans le Nord de manière légale ou illégale. Il y a transfusion. Par ailleurs, les pays du Nord consentent aux pays du Sud une multitude d’aides et de dons censés les aider à sortir de la pauvreté. La complémentarité est très forte entre les deux rives.

Doit-on aller plus loin dans l’osmose ? Cette satellisation à l’extrême ne servirait ni le développement économique des pays du Sud ni leurs intérêts stratégiques. Et la bunkerisation actuelle des pays du Nord ne peut aboutir qu’à une cannibalisation des pays du Sud !

En tant qu’homme du sud, je voudrais avancer trois idées : la première est que les pays du sud de la Méditerranée considèrent leur alliance avec la France comme stratégique et non négociable, malgré toutes les vicissitudes de l’histoire. La seconde est que le processus de Barcelone fut une charte octroyée au Sud par le Nord et, à ce titre, n’avait aucune chance de réussite ! La troisième est que l’Amérique est appelée à ce jour à jouer un rôle fondamental.

Le refus de l’économie de marché

Le retard historique du Sud remonte au refus de l’imprimerie ; tous les pays qui ont refusé l’imprimerie ont été colonisés. Ce refus a entraîné l’anéantissement de la mémoire culturelle par absence de livres. Anéantissement de la mémoire, mais aussi blocage de son développement à travers une production écrite.

Et cette situation est toujours d’actualité ; elle se traduit, sur le plan économique, par la peur d’entrer dans l’économie de marché, considérée à tort comme un facteur d’appauvrissement et d’injustice sociale. Le commerce intermaghrébin est très faible. Même si les relations politiques entre les pays maghrébins étaient au beau fixe, il resterait négligeable : au cours de ces 50 années d’indépendance, ces pays ne sont pas encore sortis de l’économie administrée.

Le pacte colonial stipulait que toute activité économique était interdite, sans l’agrément préalable des autorités. Cet agrément était délivré à des fins d’exploitation monopolistique, à l’abri de toute concurrence. Il servait une rente aux heureux bénéficiaires. Le tiers-mondisme vertueux a conservé le pacte colonial. La rente était toujours servie, mais au nouvel Etat indépendant, dont les rouages sont monopolisés par un parti unique ou des forces de sécurité. L’oppression demeurait.

Mais une intégration régionale suppose l’implantation d’une économie de marché avec la fin des rentes abusives et des subventions inutiles, ainsi qu’un taux de change monétaire réaliste. Pour être productive, une économie doit répondre aux lois du marché : libre accès de tous aux biens matériels ou culturels, ce qui ne signifie pas égalité d’accès (mais la liberté est un bon début). On ne peut pas échanger entre eux des produits diversement subventionnés. Quant au taux de change administré, surévalué en général, il pénalise les exportateurs des pays maghrébins. Quant aux importations, elles sont soumises à l’agrément préalable des autorités de chaque pays. Certes, il existe un commerce transfrontalier intense, sous forme de contrebande, qui permet d’approvisionner à bon prix la population des deux côtés de chaque frontière et participe à la stabilité politique de ces régions. Finalement, les procédures administratives, compliquées et coûteuses, retardent le développement économique ; elles ne résolvent pas les problèmes de pauvreté, mais satisfont complètement la minorité qui bénéficie de rentes confortables profitant des agréments de monopole.

Il a fallu du temps à l’Europe pour mettre en train les réformes du marché : de 1945 à 1958. Il a fallu aussi la pression des Etats-Unis.

Si les échanges commerciaux et financiers entre les Etats maghrébins sont marginaux, il n’en est pas de même des infrastructures culturelles. Dans ce domaine, l’intégration se réalise progressivement. Des écrivains tunisiens, algériens et marocains ont mis fin au désert culturel colonial. Ils ont relevé le défi en vue de créer une pensée maghrébine en harmonie avec les nouvelles conditions des indépendances. Ils ont marqué la seconde moitié du xxe siècle maghrébin en formulant le besoin de culture de façon endogène. De même, la coopération politique va son train.

Les pays maghrébins sont arrivés à un point crucial de leur évolution ; désormais, 50 % de leur population est alphabétisée. Si l’on se réfère à l’histoire économique européenne, lorsqu’un pays atteint ce stade d’alphabétisation, il connaît une croissance exponentielle en termes de progrès et… de conflits.

D’Algésiras à l’Organisation mondiale du commerce

En tout état de cause, il serait bon d’introduire les Etats-Unis dans le jeu méditerranéen. Toute l’histoire économique du xxe siècle indique qu’une région ne peut se développer sans amorcer un partenariat plus large. Ce fut le cas de l’Europe après 1945, le cas de la Corée du Sud et de Taiwan pendant la guerre froide, le cas de la Chine et du Vietnam en ce début du xxie siècle. L’économie américaine représente le marché en dernier ressort qui permet l’explosion des exportations d’un pays qui veut se développer. L’Europe n’y suffit pas.

Les Etats-Unis sont aussi le banquier en dernier ressort, par le biais du Fond monétaire international. Seul le Trésor américain est capable de faire face aux crises qui, régulièrement secouent le monde financier des pays émergents. Mais les Etats-Unis financent en priorité le secteur privé, quand l’Europe privilégie les organismes publics. Or le principal problème des pays maghrébins réside dans les déficits publics, soigneusement ignorés et entretenus, jusqu’à leur inévitable explosion.

Les solutions sont douloureuses, c’est pourquoi les Américains sont peu aimés. En 1906, le traité d’Algésiras avait vu pour la première fois les Etats-Unis intervenir dans les affaires méditerranéennes. Ce traité, considéré comme un non événement, fut pourtant un succès de la diplomatie marocaine. Il permettait aux Etats-Unis de réaliser pour le Maroc ce qu’ils avaient concrétisé à Cuba et aux Philippines : il déclarait hors la loi le pacte colonial. Ce qui gênait la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne, signataires du traité. Le pacte colonial réserve l’exploitation d’un pays au seul colonisateur : celui-ci met la main sur les richesses du pays colonisé et le contraint à lui acheter ses propres produits.

Les Etats-Unis ont joué un autre rôle important dans la protection des populations marocaines, à travers l’application du concept de « dettes odieuses ». Sous leur pression, la France, principal créancier du Maroc, rachète en 1918 les autres dettes marocaines et les décroche du franc-or.

Il est frappant de voir comment les autres dispositions du traité d’Algésiras sont reprises pour l’essentiel par les politiques d’ajustement structurel du Fmi et de la Banque mondiale : assainissement de l’environnement macro économique, liberté du commerce et promotion d’un secteur privé. Les mêmes maux appellent les mêmes traitements.

En un sens, le traité d’Algésiras de 1906 est un point de départ de longues négociations qui aboutiront à l’Organisation mondiale du commerce, à laquelle le Maroc a adhéré lors de sa création, en 1994 (accord de Marrakech). Le Maroc a accompli les réformes nécessaires qui lui ont permis de constituer des zones de libre-échange avec ses principaux partenaires : Union européenne, Association européenne de libre échange, monde arabe dans le cadre de l’accord d’Agadir (Tunisie, Egypte et Jordanie) ou dans le contexte de la Ligue arabe.

L’accord de libre échange avec les Etats-Unis (mars 2004) s’inscrit dans la stratégie globale d’ouverture maîtrisée de l’économie marocaine. A première vue, ce traité ne s’imposait pas ; les échanges entre les deux pays sont faibles et les entreprises américaines peuvent s’installer au Maroc comme elles l’entendent. Les exportations marocaines sont faiblement taxées, de l’ordre de 4 % ad valorem, à l’entrée sur le territoire douanier américain.

Le volume global du commerce bilatéral Maroc/Etats-Unis (850,3 millions de dollars en 2003) représentait 3 % des exportations globales marocaines et 0,05 % de celui des Etats-Unis. Cependant, depuis la signature de l’accord, ce volume, encore peu signifiant, a augmenté de 64 % : hausse des exportations marocaines de vêtements confectionnés de 120 %, des produits de parfumerie de 41 % ; mais baisse des exportations de conserves de poisson, d’olives et d’huile d’olive ; hausse des exportations américaines de 87 %. L’accord sera vraiment profitable quand les autorités marocaines se décideront à concevoir une politique de croissance économique fondée sur le développement des exportations.

Déjà, quelques avancées sont significatives. De façon générale, le marché marocain est largement ouvert aux exportations venues des Etats-Unis. Ceux-ci ont réclamé une forte discipline en matière de matière de passation de marchés publics (achats émanant des organismes gouvernementaux, aussi bien centraux que régionaux). Ils ont aussi mis l’accent sur la lutte à mener contre les contrefaçons et pour une protection efficace des brevets américains. Par ailleurs, les opérateurs marocains craignent la liberté donnée aux banques, aux assurances et aux courtiers d’assurances américains de s’installer librement sur le marché marocain. Ce secteur, très protégé depuis près d’un siècle, vit à l’abri de toute concurrence. Une mesure apparaît plus sympathique : liberté est donnée aux opérateurs américains de s’installer dans l’enseignement privé. Il existe déjà des écoles américaines à Tanger, Rabat, Casablanca et Marrakech. Ce sont sans doute des unités universitaires qui vont s’installer.

En faveur des Marocains, l’accord établit un large accès pour tous les produits sur le marché américain. Le point le plus important concerne le quota de textiles (le Maroc pourra exporter par an 30 millions de m² de textile – vêtements confectionnés au Maroc avec du tissu provenant de Corée de Sud, par exemple). En dehors de ce quota, le Maroc peut exporter tout le textile. Cette disposition unique donne au Maroc un grand avantage par rapport aux autres pays. Autre point essentiel, les Etats-Unis aident les entreprises marocaines à exporter sur le marché américain par l’intermédiaire de subventions diverses. Un bureau officiel, à Casablanca, répond aux demandes des entreprises marocaines.

Mais les principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis au Maghreb sont l’Algérie et la Libye. Les Etats-Unis investissent un milliard de dollars par an en Algérie depuis dix ans. L’Algérie est le principal exportateur du Maghreb aux Etats-Unis (7,4 milliards de dollars en 2004), et le 3e fournisseur des Etats-Unis. Par ailleurs, 7 % du total des importations algériennes vient des Etats-Unis (972 millions de dollars). Depuis septembre 2001, la Libye se tient résolument aux côtés des Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme. C’est pourquoi les investissements américains dans les hydrocarbures ont repris depuis 2002 avec le même ordre de grandeur en Libye qu’en Algérie. Les hydrocarbures sont un produit stratégique et à ce titre, la politique économique qu’ils induisent bénéficie paradoxalement peu aux pays producteurs 1. Par contre, du fait de leurs hydrocarbures, l’Algérie et la Libye pèsent d’un poids politique certain dans l’ensemble euro-méditerranéen.

Il n’est pas de conclusion possible, quand on étudie un monde en mouvement. Je voudrais donc ouvrir un autre débat : le marché commun maghrébin, s’il se fait – rien ne le laisse supposer pour l’instant –, serait trop étroit ; il aurait besoin de s’adjoindre les pays riverains du Sahara, sans lesquels il n’y a pas de développement possible au nord du Sahara. Mais c’est une autre histoire.

Casablanca, novembre 2007



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