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Nombreux sont les obstacles dressés devant tous les démocrates du Moyen-Orient ! Les difficultés internes sont évidentes : il suffit de regarder la panoplie de dictateurs, rois ou autres potentats arabes dont la préoccupation principale est de se maintenir au pouvoir sans que les citoyens ne puissent participer en aucune manière au choix de leurs dirigeants. D’autres difficultés sont régionales, et les crises se multiplient sur un fond de violence qui ne connaît pas de répit. L’appel à l’Europe comme modèle en contraste n’en est que plus fort. Mais les obstacles existent aussi sur la rive nord de la Méditerranée, de nature différente certes, puisque les gouvernements européens sont tous démocratiques. Cette brève analyse essaie de repérer les facteurs fondamentaux, dans la demande adressée au Proche et Moyen-Orient (PMO) de ressembler plus à l’Europe et pour l’importance aux yeux de celle-ci d’être entendue dans la région, qui rendent ce double appel difficile à réaliser, fuyant, et décevant. Certains obstacles sont anciens, d’autres sont de facture plus récente.
La scène sur laquelle agit l’Europe est fort complexe. A défaut d’un pot-pourri qu’il est difficile d’agencer, le bricolage y étant par principe rebelle, il est utile de mettre un peu d’ordre chronologique en plusieurs facteurs (que nous utiliserons dans la suite de l’article par leur raccourci).
F1. Facteur constant : l’Europe opère par soft power.
F2. Facteur constant : l’Europe est seconde en influence par rapport à l’Amérique, malgré sa proximité immédiate avec le PMO.
F3. Facteur nouveau en 2001 : la violence mondiale organisée est définie par son asymétrie, les agents non étatiques y forçant une logique encore mal comprise.
F4. Facteur nouveau en 2002 : politique européenne volontariste de proximité.
F5. Facteur nouveau en 2004-2005 : déclin cyclique européen à la suite du rejet du projet de Constitution.
Dans la lente et patiente construction européenne depuis 1950, dynamique et paralysie se sont succédé et avec elles attrait et timidité, qui expliquent les marges de manœuvre incertaines dans son dialogue avec une région traversée par une violence endémique. Le modèle est cyclique, presque décennal. Après l’élan du Traité de Rome, la politique de la chaise vide du général de Gaulle au milieu des années 60 a gelé le processus jusqu’à la relance opérée en 1973 par le premier élargissement (notamment avec le Royaume-Uni). Après le tassement d’une autre décennie, la dynamique a repris grâce à l’Acte unique (1986), opération bureaucratique de rapprochement, mais remarquable par ses effets. Le cycle est redevenu dynamique après la victoire pour l’Europe qu’a représenté la fin de sa division en 1989. Mais l’échec de la ratification de la Constitution européenne en 2005, avec les votes négatifs de la France et des Pays-Bas, est aujourd’hui la toile de fond d’un recul de l’Union au Proche et Moyen Orient (F5). Pour que se renouvelle la dynamique européenne, y compris dans sa politique étrangère, un nouvel élan interne est nécessaire, dont on ne saurait prévoir la forme ni le moment. Y faudra-t-il encore une décennie ?
Mais le PMO opère à un rythme qui lui est propre, et ce rythme est scandé par la violence, et de l’extérieur par le poids de la politique américaine. Dans une perspective réaliste, l’Union est incapable, par la nature de soft power qui caractérise son action, de faire mieux que la mouche du coche face à une politique américaine désemparée devant les obstacles irakiens et afghans (F1 et F2). Le blocage politique persistant dans la région détermine l’autre limite : l’extrémisme sous forme d’action violente domine l’événement, et donc le politique, l’Union se retrouve de plus en plus marginalisée par des regains de violence domestiques comme ceux vécus lors des attentats de Madrid et de Londres. Une prophétie d’un conflit entre civilisations, définies ici religieusement, poursuit son ascendant international. On voit mal comment l’Europe pourra se dégager de cette logique implacable pour s’impliquer au moment où son retrait institutionnel est patent.
Car nous sommes, en un sens, dans le cadre d’une sorte de guerre mondiale. Qu’elle n’ait pas l’intensité des trois précédentes, les deux grands conflits sanglants du XXe siècle, ou celui de la guerre froide, la raison en est simple. Les Etats n’y sont pas concernés de manière exclusive ou dominante. L’équation s’est compliquée par la multiplication des agents de la violence, et ceux non étatiques y jouent un rôle essentiel (F3).
Il est vrai que l’Etat, en tant que sujet de droit identifié à un territoire donné, persiste dans des formes traditionnelles, et d’abord comme objet de pouvoir : en Afghanistan, il est impossible d’imaginer la nébuleuse activiste d’Al-Qa‘eda en dehors de la prise de Kaboul par les Talibans en septembre 1996 ; en Somalie, les « tribunaux islamiques » ont pris le pouvoir à Mogadiscio avant l’intervention armée de l’Ethiopie. En Palestine et au Liban, le Hamas et le Hizbollah visent bien une tentative de prise de pouvoir, armée ou par les urnes, donc dans un rapport classique à l’Etat, objet ultime de tout effort politique. Ils n’agissent pas non plus en dehors d’allégeances aux Etats qui les soutiennent, l’Iran et la Syrie notamment, à des degrés divers et avec des nuances compliquées par le quotidien politique.
Pourtant, le conflit est devenu asymétrique. Si la logique d’Etat demeure importante, des deux côtés de la Méditerranée, elle n’est plus dominante dans une guerre mondiale dont la naissance peut être datée du 11 septembre 2001. C’est la nébuleuse de Ben Laden qui en est responsable, comme est responsable un agent non étatique, le Hizbollah, de la sixième guerre arabo-israélienne en juillet-août 2006. La réponse des sociétés occidentales attaquées est étatique, et ne peut être autre, mais la violence internationale qui en résulte déborde des catégories classiques, clausewitzienne ou westphalienne. Si l’on ne prend pas acte du trouble qui affecte ces catégories, il est difficile d’imaginer les formes européennes de réaction à cette asymétrie. Or l’Europe est gelée, face à un PMO qui défie l’ordre international par une guerre aux contours indéfinis. L’Europe se trouvant dans une période transitoire caractérisée par un déclin (F5), le résultat ne peut être qu’un bricolage dont il faut prendre acte.
Pour l’Europe, ce bricolage répond d’abord à des facteurs internes. On le voit en suivant les dossiers les plus difficiles, donc les plus violents : par ordre d’ancienneté la Palestine, l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, et enfin l’Iran. Dans le premier cas, l’Union européenne insiste sur le rôle du Quartet mondial, tout en sachant que le gouvernement israélien ne lui permettra pas de s’affirmer suffisamment, et que tous les espoirs sont tombés après les élections de 2005 qui ont porté le Hamas à la tête du gouvernement en Palestine. Et la violence continue, y compris par des guerres intestines sinon civiles, et des débordements aux frontières nord d’Israël, et autour des lignes internes de séparation définies en 1967. En Afghanistan, le consensus autour de la légitimité de l’Otan comme agent militaire principal se maintient, mais il apparaît d’autant plus facteur de bricolage lorsqu’il est mis en vis-à-vis de l’Irak. Car, contrairement au cas de l’Afghanistan, l’Europe s’est scindée sur l’Irak, ce qui a entraîné non seulement une incohérence, mais une absence d’impact européen actif à Baghdad. Ce sont donc les gouvernements européens nationaux qui dominent le jeu, et non l’Europe. De même, au Liban, l’assassinat de l’ancien premier ministre, qui a donné lieu à la Révolution du Cèdre, a vu le soutien européen prendre une forme franco-américaine. Au sujet de l’Iran, la dimension européenne est plus cohérente, mais on imagine sans peine les risques de division du continent en cas de conflit armé entre l’Iran et les Etats-Unis, ou avec Israël. Bricolage donc, comme aussi sur le dossier, encore froid mais quand même pressant, de la Turquie.
A l’égard du PMO, une autre approche est dictée par l’acquis que représente, pour l’UE, depuis 2002, sa « politique de proximité », ou de voisinage (F4). Cette politique tient compte de la présence en Europe des communautés issues du PMO, et des diverses tensions qu’elles peuvent occasionner suivant les Etats. Il faudrait esquisser un bilan des tentatives d’européanisation de ces communautés, de leurs trajectoires : Turcs en Allemagne, Nord-Africains en France, Pakistanais en Grande-Bretagne. Il faudrait analyser aussi les confluences entre ces communautés et leurs pays d’origine, sur fond religieux. Dans ce rapport à la fois flou et tendu, on peut repérer une fuite en avant dans cette recherche d’une politique de proximité. Ses tenants ont été définis en une formule saisissante : « tout sauf les institutions ». Cette politique se veut créative et propose une nouvelle relation européenne aux pays du PMO ; ceux-ci, en dehors de la Turquie qui demande encore une adhésion totale, devraient y trouver de réels avantages pour la mobilité de leur main-d’oeuvre, la compétitivité de leurs économies, et des financements utiles pour leurs infrastructures.
On peut attribuer des coefficients divers à ces cinq facteurs dans une perspective européenne. Encore faut-il percevoir leur sens de l’autre côté de la Méditerranée et leur impact dans une configuration moyen-orientale très compliquée. Car on ne peur faire l’impasse sur l’autre élément définissant l’équation : la logique à l’œuvre au sein du PMO, dans une région exsangue, traversée par des conflits de longue durée et présente aux marches d’un Continent auquel elle fait peur.
Par exemple, l’Europe ne veut pas menacer l’Iran militairement, à supposer qu’elle en ait les moyens (F1) Elle est donc condamnée à l’attentisme dicté par la confrontation Etats-Unis-Iran, ou même Israël-Iran. (F2). Dans la guerre mondiale où elle se trouve coincée entre le radicalisme musulman et une Amérique peu encline au dialogue (F3), elle continue à payer le prix de cet antagonisme planétaire, et se trouverait forcée de s’aligner éventuellement sur Washington, surtout en raison du déclin d’une politique étrangère commune (F5). Quel sens alors donner à la politique de proximité (F4), bien creuse dans ce contexte ? Résultat : l’Union européenne n’a pas de politique iranienne propre, elle est condamnée à suivre l’événement dans un cadre interne et international qu’elle ne contrôle pas.
Plus proche, le dossier Palestine-Israël appelle une appréciation moins sombre des limites à l’action européenne. Le soft power (F1) est moins absolu que pour l’Iran ou l’Irak, mais il reste déterminant, ne serait-ce que par la résistance d’Israël à tout forcing armé européen et à l’opposition de l’Amérique (F2). Certes, Israël pourrait arriver à un point de tolérance, voire d’approbation pour une présence européenne dans le cadre de l’Otan ou des Nations unies, comme au Sud Liban après la guerre avec le Hizbollah. Mais des facteurs nouveaux rendent l’engagement européen difficile : si Hizbollah au Liban décide de mettre les forces de la Finul à l’épreuve des armes, les contingents européens tiendront-ils tête ? De même à Gaza, où le radicalisme musulman (F3) peut décider qu’une présence militaire européenne n’est pas à son avantage dans le cadre de la guerre mondiale dont il est partie prenante, l’Europe risque de se retrouver coincée, étant donné son déclin relatif (F5). Quelle place demeure alors possible pour une politique de proximité (F4) ?
Il serait dommage cependant que cette politique, beaucoup plus tangible que celle pratiquée auparavant sous la couverture du mandat de Barcelone (1995), soit laminée dans l’absolu par les antagonismes locaux. Quelle forme pourrait-elle prendre lorsque sa première condition est l’absence de violence, et la légitimité du gouvernement concerné. Mais avec quelle Palestine la mener ? Celle dirigée par Hamas, ou celle traversée par l’occupation, ou encore celle de la guerre civile qui s’y développe inexorablement entre les diverses factions ?
Par rapport à son voisin du Sud, le Liban apparaît comme une oasis ; les complications ne sont pourtant pas moins tangibles. La surdétermination iranienne-syrienne, principalement par le biais de Hizbollah, empêche le pays de se développer indépendamment. Aussi, la politique européenne (F1), qui pourrait y opérer idéalement, reste cantonnée dans des domaines marginaux, en l’absence d’un gouvernement effectif. La Révolution du Cèdre de 2005 a donné des occasions remarquables à l’Europe, surtout avec la convergence temporaire du facteur américain (F2) sur des positions européennes portées par la France. Le déclin institutionnel européen (F5), comme l’action des agents sub-étatiques de type Hizbollah, mais aussi des autres groupes radicaux (F3), continuent de porter ombrage à la politique de proximité. Celle-ci ne pourra se développer que si la direction du pays porte des démocrates au pouvoir à Beyrouth. L’Europe semble incapable de jouer un autre rôle que celui de la mouche du coche, face à un système arabe et arabo-iranien dont la caractéristique principale est anti-démocratique.
Car c’est bien de démocratie qu’il s’agit, et il est vain d’imaginer que les sociétés moyen-orientales puissent sortir de la violence séculaire sans que soit mis un terme à l’arbitraire des gouvernements. Sans démocratie, pas d’interlocuteur utile pour l’Union. En attendant, l’appel d’Europe demeurera sans réponse. Rien n’est plus décevant que de constater l’absence de répondant moyen-oriental à cet engagement européen unique, traduit par l’incorporation constitutionnelle de la politique de voisinage. Mais les facteurs structurels qui affaiblissent le rôle européen, les rythmes inégaux de développement, le reflux de l’Europe, le déséquilibre de l’agencement international après l’apparition des sous-agents de la violence organisée de type Qa‘eda, tous ces facteurs pèsent sur l’échiquier mondial. Ils requièrent une autre interaction entre acteurs locaux favorables au changement non-violent dans leurs sociétés, et les gouvernements européens. Mais en l’absence d’un succès qui puisse servir de modèle, et que la Révolution du Cèdre avait promise un moment, avant que le Liban ne sombre à nouveau dans la surdétermination régionale, la logique de la violence dominante persistera, et marginalisera les tenants européens et moyen-orientaux d’une conviction différente.
Pas question de baisser les bras, au nord comme à l’est de la Méditerranée, tant les enjeux sont graves. Face aux contrariétés persistantes, une analyse précise des obstacles est cependant nécessaire, faute de quoi le bricolage se poursuivra, alors que les rythmes différents continueront à offrir le paysage désolant de trajectoires diamétralement opposées. Renforcer l’interlocuteur démocratique au sein des sociétés moyen-orientales, et le faire de manière ouverte, nous semble être le premier pas, fondamental, en réponse à la divergence croissante de ces trajectoires.
Chibli Mallat