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Jean Paul II fut-il libéral ? Notre question portera sur l’économie, car nous savons assez que Jean Paul II ne fut pas libéral en tous domaines, ou sans réserve aucune : il lutta pour les droits de l’homme, il fut de même en faveur de la démocratie1, mais mit toujours la « vérité » au-dessus de la liberté – sans jamais pourtant sacrifier cette dernière (la « règle d’action » pratique, disait-il, est, en fin de compte, « la liberté »2). Il ne fut en tout cas pas libertarien, c’est clair. Et nous devons, parlant d’économie, tenir compte des aspects politiques de ses enseignements : une de ses plus fortes convictions fut en effet que les relations socio-économiques s’inscrivent dans la communauté politique, plus ample, là où nous nous reconnaissons les uns les autres comme des concitoyens. Pourtant Jean Paul II, à certains moments surtout, a parlé aussi du libéralisme économique en lui-même, de la doctrine donc qui s’affirme « économie de libre marché » à l’encontre d’une économie planifiée, administrée. La question comme telle se posa à lui à partir de 1989-1991.
L’Église s’était prononcée de manière critique sur le libéralisme économique au long d’un siècle : avec Léon XIII (1878-1903)3, Pie XI (1922-1939)4, Paul VI encore (1963-1978)5. Et Jean Paul II, pour sa part, avait marqué de la réserve dans les premières années de son pontificat, dans la foulée de Paul VI. Dans son encyclique sur le travail, en 1981, il avait rappelé « le système d’injustice et de préjudices criant vengeance vers le ciel qui pesait sur le travailleur dans la période de rapide industrialisation », il ne l’excusait clairement pas, et il faisait expressément remarquer que l’« état de choses » lamentable du temps « était accompagné par le système sociopolitique libéral qui, selon ses principes économiques, renforçait et justifiait l’initiative économique des seuls possesseurs de capitaux, et ne se préoccupait pas suffisamment des droits du travailleur, affirmant que le travail humain est seulement un instrument de production et que le capital est le fondement, le facteur et le but de la production »6. Il est certes question ici du capitalisme en même temps que du libéralisme, et je m’efforcerai plus loin de distinguer : la critique de Jean-Paul II visait en fait le libéralisme courant, amalgamant fréquemment les deux.
Dans cette même encyclique, Jean Paul II critiquait la socialisation autoritaire ou totalitaire à la manière soviétique mais se montrait accueillant à une « autre » socialisation où la « subjectivité » serait honorée, les sujets… respectés et valorisés. Une sorte d’idéal, pour lui : « Socialisation où la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire où chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme copropriétaire du grand chantier de travail où il s’engage avec ses frères »7. Et Jean Paul II s’efforçait d’esquisser quelques voies de réalisation.
Il soulignait, certes, un peu plus tard, dans une autre direction, peut-on dire, la valeur éminente de la libre initiative, au moment même où il donnait tout son poids à la valeur de solidarité. Dans Sollicitudo rei socialis (1988), on lit ainsi, d’un côté : « L’interdépendance [constatable partout] doit se transformer en solidarité fondée sur le principe que les biens de la création sont destinés à tous » ; et, d’un autre côté : « [Le mépris du droit à l’initiative] engendre un sentiment de frustration ou de désespoir ; cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration, favorisant aussi une sorte d’émigration ‘psychologique’ »8.
Paul VI avait fait tenir la doctrine sociale catholique dans le diptyque de liberté et solidarité, pas l’une sans l’autre : « L’idéologie libérale, disait-il, croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences [résultantes] plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur d’appréciation de l’organisation sociale »9. La liberté est une grande richesse, pensait-il, mais la solidarité est un « but » même de l’organisation sociale. Jean Paul II demeurait de la même conviction.
Dans le contexte de 1989-1991, la nouvelle encyclique de Jean Paul II, Centesimus annus, prolonge, en fait, la revalorisation de la liberté dont on vient de lire les prémices dans le propos de Sollicitudo rei socialis sur l’initiative. On y perçoit une grande confiance dans l’entreprise moderne, avec ses « aspects positifs », « dont la source est la liberté de la personne, qui a sa place dans le domaine économique comme en beaucoup d’autres ». Dans l’entreprise moderne, ajoute le pape, « le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres »10. Les mots « organisation solidaire » et « besoins des autres » le prouvent, la position n’est pas individualiste.
Dans Centesimus annus, on rencontre ensuite ce propos : « Il semble qu’à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »11. « Il semble » : c’est un renvoi à l’opinion commune plutôt qu’une prise de position radicale, on peut néanmoins y voir une approbation. Non sans limites certes, car, tout de suite, Jean Paul II dit qu’il n’en va ainsi que « pour les besoins solvables » et que des besoins très réels mais non accompagnés d’un pouvoir d’achat suffisant exigent d’être satisfaits par d’autres voies.
Le profit, par ailleurs, thème important du libéralisme courant, est pris en considération comme il ne l’avait jamais été par l’Église. « L’Église, dit Jean Paul II, reconnaît son rôle pertinent comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise ». Comme un, seulement, des indicateurs de ce genre cependant : « Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui sont le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité ». L’entreprise est une « communauté de personnes » et doit « aller bien » comme communauté aussi12.
Au total, dit alors Jean Paul II, « on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du ‘socialisme réel’, comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique. Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge […] Cet objectif requiert des efforts concertés et responsables de la part de toute la communauté internationale »13. Il faut beaucoup d’intervention donc, contrairement aux vues du libéralisme courant. Et Jean Paul II ne demande pas moins d’intervention du point de vue de l’écologie, soit écologie physique soit écologie « humaine », bien-être de la famille par exemple.
Mais la fameuse question est encore reprise plus loin : « Peut-on dire que, après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l’emporte et que c’est vers lui que s’orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu’il faut proposer aux pays du tiers monde ? »14. « La réponse est évidemment complexe », commence cette fois le pape, et c’est la suite de ce propos qui a souvent été comprise comme une faveur marquée envers le libéralisme, même le capitalisme libéral. « Oui, dit en effet Jean Paul II, si sous le nom de ‘capitalisme’ on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique […], de la libre créativité humaine dans le secteur économique ». Non, poursuit-il au contraire, et bien nettement aussi, « si par ‘capitalisme’ on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale »15. Plus d’un lecteur n’a assurément pas vu, ou pas voulu voir, ce que comporte de limites cette formule, plutôt abstraite il est vrai – même si on lit encore sous la plume de Jean Paul II plus loin un sérieux doute que toutes les propriétés soient légitimes (certaines étant plutôt un « abus devant Dieu et devant les hommes » !16).
Auparavant d’ailleurs, dans le même texte, se rencontre une phrase susceptible de signifier une quasi-séparation ou indépendance de l’économie, et d’innocenter, particulièrement, le libéralisme au sens de système économique, d’organisation économique libérale : s’il y a des problèmes ce n’est pas dû à lui, mais à des faiblesses du tissu éthique et culturel – dont la responsabilité n’est pas à l’économie mais aux institutions de la culture et de la moralité, aux universités, aux Églises mêmes. Je fais allusion à des mots que le pape dit après avoir formulé des critiques à l’endroit de politiques antinatalistes : « Ces critiques s’adressent moins à un système économique qu’à un système éthique et culturel. En effet, l’économie n’est qu’un aspect et une dimension dans la complexité de l’activité humaine. Si elle devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socioculturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services »17. Il se trouve que ce genre de distinction, pour protéger le libéralisme capitaliste de la critique morale, est expressément développé dans ses écrits par Michael Novak, de l’American Enterprise Institute de Washington, qui s’est dépensé en lobbying au Vatican dans l’ultime période de rédaction de l’encyclique. Or, si la formule comporte quelque chose de juste, il faut pourtant remarquer combien elle pouvait être agréable à ceux qui entendent tenir l’économie à l’écart de la morale, et donc de la doctrine sociale de l’Église. On en viendrait à contredire les principes établis par Pie XI contestant une telle indépendance de l’économie. Jean Paul II s’est d’ailleurs trouvé obligé de reprendre le même combat que Pie XI dans une rencontre, par exemple, avec des entrepreneurs du Mexique à Monterrey en 1991.
Jean Paul II a réagi, plus généralement, à l’abus qu’on a fait de ses paroles, y lisant une consécration, l’approbation enfin du système économique libéral et de sa doctrine, que l’Église avait longtemps tenus en méfiance ! Mgr Weakland, président de la commission des évêques des Etats-Unis qui avait rédigé Justice économique pour tous, eut l’occasion de s’en entretenir avec Jean Paul II : témoin du mécontentement du pape, il en a fait la confidence à l’un des biographes de celui-ci, Jonathan Kwitny qui le rapporte dans son ouvrage. Mais il suffit de lire le discours tout à fait public du pape à l’Académie pontificale des sciences sociales en 1997 pour voir les grandes réserves qu’il faisait en réalité : « L’histoire montre largement la chute des régimes marqués par une planification portant atteinte aux libertés civiques et économiques, mais cela n’accrédite pas pour autant des modèles diamétralement opposés. Car, malheureusement, l’expérience fait apparaître qu’une économie de marché laissée à une liberté inconditionnelle est loin d’apporter le plus d’avantages possibles aux personnes et aux sociétés. […] On ne peut pas oublier le scandale persistant des graves inégalités entre les différentes nations, et entre les personnes et les groupes à l’intérieur de chaque pays ». Et : « L’organisation ‘globalisée’ du travail, en profitant du dénuement extrême des populations en voie de développement, entraîne souvent de graves situations d’exploitation, qui bafouent les exigences élémentaires de la dignité humaine ».
Il est ainsi essentiel, dit Jean Paul II, que le politique intervienne pour « pondérer », réguler donc, le « marché ». L’idéal pour lui a nom « Etat social » : « une manifestation de civilisation authentique »18. Et il est capital de « défendre les classes sociales les plus défavorisées, souvent écrasées par le pouvoir exorbitant du ‘marché global’ »… Le pape dénonçait enfin le « vide anthropologique » et le déséquilibre « écologique » auxquels conduit le « marché sauvage ».
Il est donc clair, que, même s’il n’a pas offert de solutions très détaillées, Jean Paul II n’est aucunement devenu le libéral au goût du jour (de 1991) que certains ont cru. Il n’a certes pas assez distingué le problème du capitalisme de celui du libéralisme. Car autant l’Église est d’une certaine manière libérale, demandant seulement que les plus grands efforts soient faits pour que tous aient de vraies chances d’user de leur liberté, autant elle est au fond très mal à l’aise avec le système accumulatif fondé sur l’appropriation par le seul capital du fruit de l’entreprise, ne reconnaissant le travailleur que comme le prestataire d’une activité forfaitairement rémunérée. Il importe de réformer ce système accumulatif en ouvrant bien davantage l’accès à la propriété du capital et à sa gestion – évitant sa concentration inégalitaire –, afin que la plupart des hommes et non pas un petit nombre seulement aient leur mot à dire dans les décisions touchant leur destin. La situation actuelle met le grand nombre (y compris des gens jouissant de forts revenus) dans la dépendance, la précarité, l’apathie, l’absence d’initiative et de créativité. Jean Paul II a ouvert des perspectives à ce sujet. Il a attiré l’attention sur des propriétés « illégitimes », qui ne bénéficient précisément pas au travail, « ne servent pas au travail ». Il a prolongé aussi nombre de déclarations récentes de l’Église, parlant du droit de l’homme, de tout homme comme tel, à la propriété – disons à de la propriété –, supérieur au droit de propriété entendu comme la protection des distributions existantes. Mais il faudra aller plus loin encore19. Assurément, il s’agira, au fond, de permettre à chacun et à tous ensemble de participer davantage à l’exercice de la liberté en matière d’économie. Jean Paul II nous a ainsi appris à aimer la liberté, mais sans jamais la réduire aux positions défensives et souvent égoïstes des libéraux ordinaires.
1 « L’Église apprécie le système démocratique en tant que système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun » (Centesimus annus (1991), § 46). Une démocratie n’est certes « authentique » « que dans un Etat de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine » (Ibid.). Le pape récusait ainsi que « l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques » (Ibid.).
2 Ibid.
3 Encyclique Rerum novarum sur la condition ouvrière en 1891.
4 Encyclique Quadragesimo anno sur la remise en ordre de l’état social en 1931 (alors qu’est commencée la grande dépression économique).
5 Voir les premiers chapitres de Jean-Yves Calvez, L’Église devant le libéralisme économique, Desclée de Brouwer, 1994.
6 Laborem exercens, 1981, § 8.
7 Laborem exercens, § 14.
8 Sollicitudo rei socialis, 1988, § 15.
9 Octogesima adveniens, 1971, § 26.
10 Centesimus annus, 1991, § 32.
11 Ibid., § 34.
12 Ibid., § 35.
13 Ibid.,
14 Ibid., § 42.
15 Ibid.,
16 Ibid., § 43.
17 Ibid., § 39.
18 Le pape dit assurément « Etat social » après avoir, en 1991, critiqué « l’Etat de l’assistance », non pas certes directement le Welfare State (souvent traduit en français, de façon discutable d’ailleurs, par « Etat-providence »).
19 Voir Jean-Yves Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, éd. de L’atelier, 1999 (surtout ch. V « Rouvrir la question du capitalisme »), et Changer le capitalisme, Bayard-Presse, 2001.