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Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : Une nouvelle Afrique du Sud

Vivre à Johannesburg Les locataires d’Helvetia Court


Ni township, ni enclave grillagée pour riches. Un quartier où cherche à s’inventer l’Afrique du Sud de demain : un incroyable mélange et une persévérance quotidienne, malgré les incuries et l’insécurité.

Une classe moyenne, sans cesse croissante de Johannesburg, aspire aujourd’hui à vivre dans des quartiers comme la colline de Montecasino ou la Grande rue de Melrose Arch. Des communautés électrifiées et grillagées ont remplacé les vieux quartiers pittoresques de Yeoville et Hillbrow. Pour Lindsay Bremner, directeur de l’école d’architecture de l’université de Wits, toutes ces nouvelles enclaves ont le même effet : « Elles évident des parties de la ville et, sur la base d’images idéalisées, construisent de nouveaux sites urbains qui font appel au désir, à la nostalgie, sinon à la paranoïa, de gens qui ont payé pour être là. Aucun d’eux n’entretient beaucoup de rapports (si même il en a) avec le reste de la cité et son histoire. »

Yeoville s’organise autour de la rue Rockey, une rue qui abritait les meilleurs restaurants, cafés, clubs de jazz, salons de tatouage et autres boutiques de pitas aux calamars. Même au plus fort de l’apartheid, au milieu des années 80, ce quartier bohème attirait un melting-pot d’artistes, d’amateurs de musique et de fans de tandoori au poulet. Aujourd’hui, on y entend le français chantant des Africains de l’ouest, le portugais des Angolais et Mozambicains, et l’anglais jargonnant des Nigérians et Ghanéens. Alors que le centre ville de Johannesburg propose des espaces vides, les quartiers nord affichent complet. Dans la plupart des villes du monde, la location est chargée d’une image qui colle sur ceux qui vivent là et, à Johannesburg, c’est au nord qu’il faut emménager !

Pourquoi, dès lors, Caroline et Peter ont-ils choisi de vivre à Helvetia Court, Yeoville, alors qu’ils pouvaient habiter les quartiers plus huppés de Greenside, Melville ou Parkhurst ? D’après Caroline, c’est l’avantage d’une proximité de leur travail et de la plupart des activités : « On est à 1/4 d’heure de l’aéroport, c’est un vrai quartier avec son marché et un incroyable mélange de gens. J’ai choisi de vivre avec un Africain dans son environnement culturel. Donc de rompre avec les conventions qui le dépeignent comme un endroit peu sûr (je serais bien plus effrayée en banlieue). J’ai choisi de voir la vie à ma porte, de saluer mes voisins camerounais, congolais, indiens, zoulous, tanzaniens, américains et autres… J’espère que le quartier aura bientôt ses propres librairies et de bons restaurants (le Kin Malebo, c’est déjà pas mal !). En plus, le nouveau quartier chinois, Cyrildene, est tout près, où l’on trouve des légumes frais. Je souhaite seulement que les bâtiments soient mieux entretenus, en particulier les résidences ouvrières où beaucoup de familles vivent dans des conditions terribles, et qu’il y ait plus de sécurité pour que mon fils puisse jouer avec ses copains et que je puisse garer ma voiture tranquillement si je rentre tard le soir ». Caroline, qui arrive de Marseille, appartient à cette poignée de gens qui auraient pu vivre ailleurs et ont choisi d’habiter dans ce quartier « oublié » de Johannesburg, malgré les immeubles délabrés, les propriétaires absents et un taux élevé de criminalité.

Les résidences ouvrières dont elle parle sont des rectangles sur deux étages de petites pièces avec des cours d’inégales dimensions. Deux rangées de garages s’étirent comme des grands bras à partir du parking. L’espace commun est une source constante de divertissement : des enfants zoulous, tous âgés de moins de cinq ans, s’y amusent avec des jouets fabriqués à partir d’objets récupérés. Agrippa et Samuel entretiennent le bâtiment et le jardin ; ils vivent là avec leur famille venue du Zimbabwe. Mo, un employé de sécurité zoulou, vit tout seul mais ne travaille jamais. Philemon assure le nettoyage des bâtiments et se fait un peu d’argent le week-end en vendant de la bière de sorgho « artisanale » aux ouvriers qui taillent une bavette en se faisant couper les cheveux dans les allées de Killarney.

Pour les anciens habitants des townships, s’installer en ville ou dans un faubourg signifie que l’on est arrivé ! Pendant l’apartheid, seuls les blancs résidaient en ville : les noirs n’avaient que le droit de venir y travailler chaque jour. Comme beaucoup d’autres du pays (et désormais de tout le continent), Ezra a été attiré par les lumières de Johannesburg. Il a fait le voyage depuis la province de l’est du Cap pour s’installer avec sa famille, d’abord à Soweto, puis dans un appartement à lui à Hillbrow et enfin, après deux ou trois déménagements, à Helvetia Court : « Je suis arrivé en 1998. Le bâtiment a du caractère… Je souhaite simplement qu’ils améliorent la sécurité et l’entretien, de sorte que cela ne ressemble pas à un taudis de l’extérieur ». Il y a quelques années, le vieux propriétaire vivait au deuxième étage ; quelques années encore après l’entrée en fonction de Mandela comme président, il trouvait toutes les excuses possibles pour sélectionner les candidats au logement. Mais ce n’est pas seulement la classe moyenne qui fait la dégoûtée vis-à-vis de ces quartiers. Un chauffeur de taxi originaire du township d’Eldorado Park, qui y déposait un soir Julia, lui dit qu’il ne comprenait pas pourquoi cette élégante Allemande avait choisi de vivre dans un immeuble aussi laid. Il semble qu’il y ait comme un code secret pour apprécier la poésie du bâtiment auquel peu ont accès.

Construit en 1935-1936 par l’architecte John Shaw, Helvetia Court se niche à la lisière de Yeoville. Du toit, on a une vue sur le centre ville à l’ouest (avec de merveilleux couchers de soleil sur Hillbrow), sur le township de Tembisa et les terrils miniers au sud, sur l’aéroport international et Kensington à l’est, enfin sur les quartiers chics et cosmopolites de Rosebank et Sandton vers le nord. Dans Le style de Johannesburg, C. Chipkin en décrit le style « mendelsohnien » : structure massive de briques aux lignes symétriques adoucies par des balcons semi-circulaires… Cette forme sculpturale de bâtiment est emblématique de nombreux blocs d’immeubles dans les quartiers bourgeois de Killarney et de la périphérie de Houghton : c’étaient les quartiers riches, opposés aux bas-fonds surpeuplés de Hillbrow.

Comme d’autres blocs du même genre, Helvetia Court emprunte son style au Schoken d’Erich Mendelsohn à Stuttgart (1926) : balcons arrondis, hall d’entrée couvert de mosaïques, décoration art déco (sommets alpins et plaques de bronze d’ours) – dérobée au milieu d’une nuit il y a trois ans – témoignent d’une ère révolue et de l’actuelle décadence. Ce ne sont pas les seuls signes : d’autres souvenirs du passé continuent de hanter le présent. Les noms des locataires d’il y a quinze ans, Bremner ou Misallawin, semblent démentir l’afflux actuel des Gumedes, Xhumalos et autres Mckensies sur le tableau des noms placé à l’entrée. Certains éléments de décoration art déco ont miraculeusement survécu et, le soir, le bâtiment prend toute sa personnalité quand les odeurs de cuisine de tout le continent africain se mêlent dans les couloirs.

L’appartement 14 est un concentré de Johannesburg. Au premier étage, Yao Jean-Claude et ses trois co-locataires ivoiriens y étaient mes voisins. Une femme originaire de la République démocratique du Congo leur sous-louait deux pièces pour 300 rands (40 E) par mois : à quatre célibataires, ils réussissaient à couvrir les dépenses. Quant à elle, elle dormait sur le balcon… Elle ne payait pas le loyer et ils furent heureux lorsqu’elle quitta l’immeuble pour s’exiler au Canada. Yao est arrivé il y a cinq ans, fuyant la guerre en Côte d’Ivoire. Il bénéficiait du statut de réfugié mais il était sans cesse harcelé par la police dans la rue et devait montrer ses papiers, à cause de sa taille athlétique d’Africain de l’ouest et de sa peau plus noire. Il a d’abord enseigné la charpenterie dans une école près de Brixton et joué au basket comme professionnel. Aujourd’hui, il a loué un petit local au centre de Johannesburg où il répare des ordinateurs usagés.

Anne, quant à elle, a toujours « aimé vivre dans de petites communautés à l’intérieur de plus grandes, même si Yeoville est de moins en moins une communauté : bien des gens que j’ai connus quand j’ai emménagé sont partis, mais j’espère que cela va redevenir une communauté. C’est un bel immeuble avec beaucoup d’espace, et habiter au 4e étage, c’est plus sûr. Une fois que je suis à l’intérieur, ça va ». Anne a été victime d’un vol à main armée et s’est trouvée une autre fois avec un revolver sur la tempe dans l’entrée arrière de l’immeuble. Elle soupçonne que le second incident était une menace politique en relation avec son action au sein du mouvement des gens sans terre. Elle doit d’ailleurs affronter plusieurs procès dans les mois à venir. Dans l’intervalle, on la voit filer en sortant du parking dans sa petite Renault jaune des années 70. Anne a grandi dans une petite ville rurale du côté de Detroit. Elle est venue comme journaliste en Afrique du sud en 93, deux jours après l’assassinat devant chez lui de Chris Hani, le leader du parti communiste. « J’ai trouvé un pays où chacun était très concerné par la politique, malgré une histoire brutale. En Amérique, où chacun a accès à l’internet et de multiples sources d’information, on continue de choisir d’être ignorant. Mais en dix ans, hélas, l’Afrique du sud s’est fortement américanisée ».

Quand au moins la moitié des locataires ont vu leur appartement ou leur voiture pénétrés par effraction ou qu’il se sont fait attaquer, quand les régisseurs et les propriétaires ne consentent qu’au strict minimum pour l’entretien et la sécurité des locataires, c’est l’ascenseur qui symbolise en silence l’espoir et le désespoir des habitants. Est-il en dérangement ? Monter les escaliers semble alors capter toute l’énergie. Mais lorsqu’il marche, alors l’histoire, les merveilles de l’architecture et la diversité bohème de la population s’écoulent par la cage d’escalier et sortent par le toit comme d’une machine à vapeur, marquant fièrement une présence et déterminant les volontés sur le dur paysage de terrils et de jacarandas qui est celui de Johannesburg.

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