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Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : Une nouvelle Afrique du Sud

Hiv et sida


Comme pour l’apartheid, c’est la mobilisation de la société qui est le levier du changement face aux inerties des politiques et au fatalisme devant les ravages de l’épidémie.

Je suis souvent interpellé sur ces deux questions : pourquoi le sida est-il autant répandu en Afrique du Sud ? Et que signifie la position du gouvernement, particulièrement celle du président Mbeki soutenant que le Hiv n’implique pas le sida ? La première question ne porte pas sur les causes du sida en général, mais bien sur les facteurs responsables de la propagation d’une épidémie qui ravage l’Afrique du Sud. La seconde qui semble relever quelque incohérence de la part d’un Président, dont l’intelligence à diriger le pays est reconnue, appelle à s’interroger sur les raisons d’une telle position.

Après la dure période de l’apartheid, les Sud-africains sont devenus un peuple « résilient » : ils ont appris l’importance de reconnaître les blessures de leur histoire et de s’adapter pour trouver des moyens pratiques de survie. Et voici que leur pays est également placé en première ligne de la pandémie, éprouvant profondément les impacts et cherchant de multiples réponses à la crise.

Fin 2003, sur une population de 44 800 000, le taux d’Hiv chez les 15-49 ans est de 21,5 % (18,5 %-24,9 %). Dans la population de moins de 50 ans, 5 300 000 sont porteurs du virus, dont 5 100 000 de 15 à 49 ans. On compte 2 900 000 femmes de 15 à 49 ans porteuses du Hiv. Le nombre de morts du sida (enfants et adultes) s’élevait à 370 000 en 2003 (échelle de 270 000 à 520 000)1.

Le passé affecte le présent

Chaque fois que je reviens de l’étranger, je suis frappé par les évolutions que connaît l’Afrique du Sud depuis la sortie de l’apartheid. Dans la plupart des secteurs, la vie est devenue plus représentative de la population. Le phénomène est confirmé par l’émergence d’une bourgeoisie noire, mais on entend aussi de plus en plus la voix des couches de la population aux plus faibles revenus. J’observe les récents développements dans le domaine des infrastructures, des projets de logement, une impressionnante expansion urbaine, la multiplication des complexes monumentaux accueillant les bureaux des grandes entreprises multinationales qui dynamisent l’économie du pays. Le Rand est devenu une monnaie forte et le développement économique et politique sert de repères pour tout le continent.

Pourtant, comme dans bien d’autres pays africains, la génération de l’apartheid cultive toujours un troublant fatalisme, très présent dans les basses couches sociales, chez les pauvres, les illettrés, sans qualification et sans emploi. Ce groupe qui forme la majorité de la population s’est effondré sous le fardeau hérité de l’ère coloniale et de l’apartheid : la pauvreté, le non accès à la propriété et l’exclusion d’une fierté nationale. En dépit de la transition politique, beaucoup restent frappés d’incapacité en raison de leur inaptitude à une subsistance élémentaire. Les systèmes de main-d’œuvre saisonnière hérités de l’apartheid et les mesures de développement séparatiste mises en œuvre par les anciens gouvernements ont provoqué une véritable rupture. Combinée à d’autres éléments culturels, l’attitude envers les femmes, des pratiques sociales traditionnelles, cette rupture fut le terreau de la diffusion foudroyante de l’épidémie.

Un impact de grande envergure

Mais l’épidémie n’est pas restée confinée à cette « génération perdue » comme s’il s’agissait d’un « virus qui affecte seulement les pauvres et les noirs ». La mentalité fataliste a rencontré des comportements de prise de risque : une étude épidémiologique identifie un groupe « d’hommes mobiles et financièrement aisés ». Avec le développement économique, cette cohorte augmente en nombre, avec un fort potentiel de contagion. En outre, les enfants survivants, une génération orpheline et vulnérable, se trouvent confrontés à un futur incertain. Non seulement ils portent les cicatrices sociales de ce fléau, mais bon nombre d’entre eux ont été infectés avant leur naissance ou par allaitement. Des parents adoptifs et, plus largement, les communautés africaines, les recueillent aujourd’hui au sein de structures familiales informelles.

L’exemple sud-africain de la prolifération du sida montre clairement comment sans politiques actives ni programmes pour empêcher de nouvelles infections, un pays touché par le virus Hiv se situera toujours plus haut sur la courbe épidémique. Les conséquences sur l’espérance de vie et sur toute la société sont considérables. Jeffrey Sachs a souligné que « le Hiv et le sida ont provoqué un recul du développement de plusieurs décennies ». À mesure qu’augmente le nombre de personnes infectées, le produit intérieur brut par tête diminue.

Sans une action énergique pour atténuer l’impact du Hiv et du sida, l’Afrique du Sud connaîtra dans quatre générations un effondrement économique complet. Seule une mobilisation active et efficace de tous les secteurs dans la société pourrait éviter une telle issue.

Réponse à l’épidémie

Le débat concerne d’abord la définition des actions les plus efficaces, en tenant compte de la rareté des ressources. L’argument selon lequel la priorité doit être mise sur la prévention pourrait aussi favoriser une attitude de procrastination. Isolément, la prévention est efficace, mais elle suppose un corps social capable de la mettre en œuvre. Or on ne peut ignorer l’effet de désunion que produit l’économie, entre le politique et le social, l’économique et le médical. La relation problématique entre la prévention et le traitement a été l’objet d’études. Mais aujourd’hui plus de 90 % des personnes infectées ne savent pas qu’elles vivent avec le virus. Sans accès aux services de traitement, la motivation pour se soumettre au dépistage est faible. Pourtant, le dépistage s’avère précisément un facteur incitatif au changement de comportement – en adoptant des pratiques sexuelles plus sûres. Ce débat qui appelle, pour une lutte efficace contre le sida, à combiner prévention et traitement, a fait ressortir le décalage d’une politique économique du traitement, et l’Afrique du Sud est ainsi devenue le champ de bataille de l’affrontement avec l’industrie pharmaceutique.

La politique économique du médicament

Le coût d’une trithérapie2 était exorbitant pour l’Afrique du Sud. Aux Etats-Unis, un an de traitement coûte 10 000 à 15 000 dollars par personne. L’industrie pharmaceutique justifie de tels chiffres en invoquant le financement nécessaire de la recherche/développement, mais aussi du marketing. Elle a cependant dû accepter un compromis : en mai 2000, sept grandes firmes productrices de médicaments pour le traitement du sida se sont associées à des agences de l’Onu, créant l’Initiative pour l’accélération de l’accès aux traitements (Iaa). L’Iaa est une plate-forme de négociation permettant aux pays en voie de développement de bénéficier de plus bas prix. Les entreprises pharmaceutiques, les agences multilatérales et les gouvernements des pays en développement s’engagent à travailler ensemble pour aborder les questions d’un accès plus large aux soins, de l’appui et des traitements. Même à des prix réduits, le coût du traitement restait pourtant inabordable pour la majeure partie de ces pays. Le besoin croissant de médicaments et le coût toujours exorbitant de l’approvisionnement ont conduit à chercher des sources alternatives dont celles des médicaments génériques.

Revenant annuellement à 300 dollars par patient, les médicaments de la trithérapie étaient fournis par des laboratoires indiens, jusqu’à ce que les firmes de génériques lancent sur le marché les Combinaisons à doses fixes, association de médicaments en une seule pilule. L’industrie pharmaceutique a réclamé que soient strictement respectées les règles de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (Adpic), accord dans le cadre de l’Omc. Les conditions habituelles restent excessivement difficiles à remplir par les pays en voie de développement qui souhaitent importer ou produire des médicaments génériques. Ceux-ci sont toutefois autorisés à émettre eux-mêmes des permis pour importer ou produire des versions génériques, mais non sans l’autorisation d’un titulaire de brevet.

Dès 1997, le gouvernement sud-africain avait fait voter la Loi sur les médicaments et substances reliées (Medicines and Related Substances Control Amendment Act) autorisant, entre autres, l’importation parallèle de médicaments. Il a fermement maintenu sa position, en dépit des menaces de sanctions commerciales. La fédération internationale IFPMA, regroupant 39 firmes pharmaceutiques internationales, lui a intenté un procès avec le soutien des gouvernements de certains pays développés, qui menaçaient de couper l’aide à l’Afrique du Sud. Celle-ci a tenu bon et l’industrie pharmaceutique a fini par battre en retraite. Les négociations à l’Omc ont conduit à la déclaration de Doha, en 2001, précisant que l’Adpic ne pouvait empêcher un pays membre d’adopter les mesures nécessaires à la protection de sa santé publique.

L’(in)action du gouvernement

Les Sud-africains ont imposé leur souveraineté après des décennies de monopole des groupes minoritaires et des colonialistes ; ils ont résisté ici encore aux pressions internationales et abordent aujourd’hui les défis du développement.

Dans les deux cas, apartheid et sida, la mobilisation de la communauté a constitué le vrai levier du changement face aux politiques. En 2003, le gouvernement a annoncé l’accès aux soins et au traitement complets du sida. Le déroulement du plan de thérapie par les antirétroviraux fait déjà état de cinquante et un sites accrédités « zones de traitement », soignant plus de 20 000 personnes atteintes. Les positions personnelles du président Thabo Mbeki sur le sida paraissent d’autant plus inconséquentes face à la lutte engagée contre l’épidémie.

La société civile, avec des associations comme Treatment Action Campaign a fortement exprimé ses inquiétudes. Zackie Achmat, militant porteur du virus, est devenu un des symboles de la lutte, soutenu par des relais internationaux tels que Médecins Sans Frontières ou Act up.

En attendant, le secteur des affaires en Afrique du Sud, un partenaire inhabituel sur les questions sociales et en santé publique, a commencé à réaliser l’impact du Hiv sur la main-d’œuvre. L’absentéisme, les coûts liés aux décès et au renouvellement du personnel, affectent la productivité. Les premiers programmes complets de soins et de traitement du sida en Afrique du Sud se sont ainsi développés dans le secteur privé.

Désormais, l’Afrique du Sud cherche un modèle d’action multiforme. En association ou parallèlement, tous les secteurs de la société sont mobilisés dans la lutte contre le sida : c’est la clef pour en atténuer réellement l’impact. Et en dépit des différences de rythme de chacun, la société sud-africaine y trouve un équilibre vers la réussite. Le nombre de personnes en traitement augmente rapidement, la fierté nationale se développe, et le pays vit « une révolution du retour au pays » (des jeunes professionnels rentrent de l’étranger pour contribuer au développement de leur pays). Dix années de démocratie sont peu pour transformer l’héritage de l’injustice, mais un nouveau type de gouvernance se cherche, une conscience sociale plus développée et un élan pour le développement économique.



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1 Source : Rapport 2004 sur l’épidémie globale de sida.

2 Par le recours à des cocktails de médicaments, la HAART (« multithérapie antirétrovirale fortement active » ou trithérapie) maintient le virus inactif et prolonge l’espérance de vie des porteurs du HIV.


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